Le discours du prince avait absolument rassuré tous ces malheureux ; mais son cœur n’en était pas moins alarmé. Si j’étais roi de Golconde, se disait-il, sans doute, je ne ferais aucune difficulté d’accorder la grâce de ces misérables ; mais je ne suis qu’un prince étranger à cette cour, et ne me serais-je pas trop avancé ? Les hommes sont égaux, mais ils ne pensent pas de même ; et les souverains, jaloux de leur autorité, font plutôt parler les lois que leur clémence. Il tâchait cependant de cacher ses alarmesSes alarmes : son trouble. à tout ce peuple qui l’admirait. La nuit s’avançait : on donna au prince la cabane la plus magnifique et la plus digne de son rang. À peine se livrait-il au sommeil, qu’il vit, en songeLe rêve qui suit est un rêve prémonitoire, qui annonce plusieurs péripéties du roman., le tableau agréable de ce peuple qu’il allait sauver ; que le roi de Golconde non seulement lui accordait sa grâce, mais même le laissait libre d’impôts et de toutes contributions publiques ; que cette espèce d’homme s’élèverait assez pour mériter l’estime et la considération de tous les peuples de la terre. Il revenait lui-même dans ces paisibles lieux. Le port était fameux, une ville était fondée au centre de la forêt où il avait été arrêté. Au milieu d’une place superbe était un éléphant placé sur un piédestal de marbre, sur lequel était placé sa statue, et au bas était écrit : « Le vice arrêta ici la vertu, mais il frémit à son approche ; le crime tomba à ses pieds, et le repentir lui succéda. Almoladin, ce prince dont on admire la philosophie, opéra ce prodige. Passants, rendez à sa statue l’honneur qui lui est dû ».Almoladin verra cette statue dans la seconde partie lorsque, à la recherche de Palmire, il visitera la ville fondée par les brigands.
Ensuite, par un effet de ces images bizarres et disparates qu’offrent les songes, il se voyait transporté dans le palais de l’empereur où tout se préparait pour son suppliceLa deuxième partie du rêve annonce les aventures d'Almoladin dans le palais de l'empereur de Chine Van-Li.. Le jour commençait à paraître quand le prince se sentit éveillerSe sentit éveiller : se fit réveiller. par le vieillard : Ô mon prince, ô mon fils, lui dit-il, un vaisseau de roi vient d’être jeté sur notre côte par une tempête effroyable ; j’entends les cris des matelots. Venez voir agir, mes enfants, mes amis, et vous verrez si des criminels manquent d’humanité. À ces mots, Almoladin se lève et vole, avec le vieillard, au pied du rocher. À peine sont-ils arrivés, qu’ils voient le reste du vaisseau s’engloutir. Les éclairs, le tonnerre, les vagues qui venaient se briser contre les rochers, formaient un spectacle affreux. Tous les habitants de ces lieux, hommes, femmes, enfants, se jetaient dans la mer pour sauver les infortunés qui périssaient. Le fils aîné du vieillard sortit des flots, portant sur ses épaules un homme âgé, qui inspira au prince la plus vive compassion… Il s’avance en frémissant. Le vieillard le retint de crainte qu’il ne se hasardât trop pour secourir ces malheureux ; et, voulant le devancer, quelle fut sa surprise à son tour de reconnaître son ancien maître, le roi de Siam ! Ô prodige inouï ! s’écria-t-il, ô mon prince ! Le roi votre père est sauvé et arraché des portes du trépas par nos généreux secours. Le ciel nous a mis à même de conserver ses jours pour expier nos crimes. Le plaisir de retrouver un père, le danger où il le voyait, firent tomber Almoladin sans connaissance… Cependant le roi de Siam n’était point en péril, ses sens seulement étaient saisis, et il en avait perdu l’usage par la frayeur. On le transporte sur le trône. Son fils était à ses pieds. Tous deux reprirent connaissance en cette attitude. Qu’on se représente le bonheur de ces deux princes… Ils voulaient se parler, mais pendant quelques minutes ils ne purent prononcer une parole. Ils se tenaient embrassés, leurs larmes coulaient abondamment, et se confondaient sur leurs visages. Le roi de Siam reconnaît Noradin (c’était le nom du vieillard) ; quoi qu’il eût à se plaindre de lui, il ne le vit pas avec moins de satisfaction. Il en eut bien davantage, quand son fils lui eut appris toute son histoire. Almoladin pressa à son tour son père de lui raconter par quels événements et comment il s’était exposé à voyager. Quoi, mon fils, vous pouvez me le demander ? Je n’ai plus que vous au monde, et si je n’avais prévenu les attentats de ma barbare épouseLe dessein de la méchante reine était de tuer Géroïde et Almoladin, enfants de la première femme d'Amadan, qu'elle détestait., je serais seul sur la terre. Que m’importe un trône, une cour brillante, si je n’ai pas auprès de moi un fils qui console ma vieillesse. Les soins des courtisans peuvent-ils rendre à un père son enfant ? J’ai besoin d’être père. Les honneurs, l’ambition n’alimentent point mon âme. Je ne ressemble point à ces rois qui, contents de régner, ne goûtent pas les sentiments de la nature. Tyrans des peuples et de leurs propres cœurs, ils empoisonnent leur existence. Le laboureur, qui vit sous le chaumeChaume : paille couvrant le toit des maisons des paysans, les chaumières., coule des jours plus tranquilles que ceux qui vivent sous le daisSous le dais : sur le trône.. L’envie, les désirs, l’ambition si commune aux rois ne troublent point son repos. Au sein de l’innocence et de l’amitié, il est heureux… Hélas ! les rois sans cesse contrariés, agités, persécutés, ne connaissent jamais un bonheur pur. Cependant mes premières années se sont écoulées dans la paix et la tranquillité ; mais le ciel m’a bientôt fait connaître qu’un roi ne peut pas rester dans cet état. Alors le prince ne put s’empêcher de lui demander pourquoi il existe des rois, pour quel motif ils rendent le plus souvent leurs peuples malheureux ; pourquoi, enfin, le sont-ils eux-mêmes ? Depuis que les hommes ont méconnu la nature, répondit le roi de Siam ; depuis que la cruelle ambition les a dominés ; depuis qu’ils ont voulu se distinguer les uns des autres. Le mal est fait, il est irréparable.On peut voir une référence à Rousseau et à son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Dans l'état de nature, les hommes sont fondamentalement bons, éloignés des vices de la société. Il faut actuellement des rois, des hommes supérieurs, tant l’espèce humaine a dégénéré en faiblesse. Cette égalité naturelle, que l’ambition n’a pu détruire, n’a pas empêché qu’il ne s’établît parmi les hommes un préjugé relativement au rang, à l’ancienneté, aux titres et à tout ce que la folie humaine a imaginé. Le peuple a besoin maintenant d’être asservi ; et, pour réparer ses sottises, il en commettrait de plus grandes… Mais un roi vertueux est encore plus malheureux qu’un tyran. Si le premier montre trop de clémence et de bonté, ses sujets cessent bientôt d’avoir pour lui le respect qui lui est dû : on l’accuse de faiblesse ; il ne faut qu’un moment pour changer l’amour de ses sujets en une indifférence déshonorante. Hélas ! nos peuples bizarres dans leur choix sont rarement justes : sans approfondir les torts qu’ils prêtent à leurs souverains, ils les accablent impitoyablement ; ils oublient leur bienfaisance, leurs vertus, et ne voient que leurs faiblesses même involontaires. Ma cruelle épouse m’a attiré la haine de mon peuple. Il me reproche la perte de mes filles, votre départ ; mais votre absence pouvait plusPouvait plus sur mon cœur : avait plus de pouvoir sur mon cœur. sur mon cœur que toutes ses injustices. Venez, mon fils, suivez-moi ; venez régner à ma place ; que je rende encore ce peuple heureux, quoiqu’il ait été ingrat envers moi. Le prince craignait d’affliger son père, en lui faisant entrevoir que rien ne lui répugnait plus que l’approche du trône ; que la houletteHoulette : bâton utilisé par le berger. La houlette est opposée au sceptre, emblème de la royauté. flatterait plus son cœur qu’un diadème, et que le sceptre lui paraissait un fardeau trop pesant. Il le conjura seulement de conserver sa couronne, et de lui apprendre à régner par ses bons exemples, espérant que, quand il serait son maître, il abandonnerait sa couronne à quiconque serait jaloux de la porter, pourvu qu’il eût des vertus. Comme ils achevaient cette conversation, six jeunes garçons apportèrent au roi des vêtements pour mettre en place des siens qui étaient mouillés ; tandis qu’il s’était entretenu avec son fils, on avait élevé une tente magnifique, avec un lit dressé pour reposer le roi. Les six jeunes garçons le transportèrent dans sa tente… Le prince l’y accompagna… Il s’assit auprès du lit de son père sur un fauteuil riche et galant. Un concert admirable se faisait entendre. On servit un repas, qui étonna Almoladin et le roi de Siam ; rien n’était plus somptueux, rien n’était plus frais. Il n’y avait point de linge sur la table, il n’était pas nécessaire… Elle était faite de cristal de roche, ainsi que les assiettes et les plats. Tous les mets et fruits formaient un transparentUn transparent est une sorte de tableau derrière lequel on met des lumières pour faire paraître ce qu'il représente. Cette métaphore rejoint la thématique du spectacle développée dans ce passage. admirable. Autour de cette table, douze jeunes filles, les cheveux épars, couvertes d’une chemise de lin, relevée par une ceinture de fleurs, et portant une couronne sur la tête, servaient les deux princes… À ce spectacle ravissant le roi ne put s’empêcher de faire éclater sa joie : Je ne puis revenir, dit-il, de tout ce que je vois ; faut-il que des mortels si généreux soient des scélérats destinés aux plus infâmes supplices ? Je crois à leur repentir, mais le roi de Golconde en sera-t-il persuadé comme nous ? Telles étaient les réflexions du roi de Siam, quand on entendit tout à coup, à la porte de l’enceinte, les trompettes et les timbales, une musique martiale, qui annonçait l’arrivée du roi de Golconde. C’était lui-même à la tête de deux mille hommes. Tout ce peuple fut alarmé, mais le roi de Siam et son fils les rassurèrent. Almoladin fut au-devant du roi de Golconde qui, après l’avoir embrassé, lui remit la grâce de tous ces malheureux, et, pour lui prouver combien il était enchanté de leur pardonner, il avait voulu lui-même la leur apporter, et profiter de cette occasion pour l’embrasser de nouveau. Alors Almoladin prend le roi de Golconde par la main, et lui dit : Généreux monarque, venez que je vous conduise auprès d’une personne qui ne vous inspirera pas moins que moi la clémence que méritent les habitants de ce séjour. Il le conduisit dans la tente de son père. Ces deux rois se reconnurent, quoiqu’ils ne se fussent jamais vus, à leur noble maintien et à leur port distingué, comme les intelligences se comprennent sans se parler.
Après cette reconnaissance, on instruisit le roi de Golconde des efforts magnanimes que tous ces malheureux avaient faits pour arracher des flots le roi de Siam, et tout son équipage qui avait été sauvé, à l’exception de quelques matelots. Le roi de Golconde, touché de ce récit, convint que de si belles actions méritaient non seulement la grâce, mais encore la bienveillance de tous les souverains, et qu’il voulait le premier en donner l’exemple, en faisant élever une ville où il établirait ces gens-là, exempts d’impôts et de toutes charges publiques. Il ajouta que cette ville serait fondée à l’endroit même où le prince avait été arrêté… À ce discours, Almoladin sentit une joie qu’il n’avait point encore éprouvée… Avec quelle satisfaction il voyait que son rêve n’était point une erreur ! mais il était curieux de savoir si, dans la Chine, il trouverait le supplice qui lui était prédit par une suite de ce songe, qui commençait à se réaliser. Son embarras était de savoir si son père voudrait l’accompagner, ou s’il consentirait à retourner sans lui dans ses états. Le roi de Golconde fit les plus vives instances pour retenir le roi de Siam dans sa cour, pendant que son fils irait examiner les beautés de Pékin, mais elles furent inutiles : le roi de Siam ne voulut jamais s’éloigner de son fils, et il préféra de l’accompagner dans ses voyages plutôt que de le perdre désormais de vue un seul instant. Néanmoins on ne se sépara que vingt-quatre heures après. Toute la cour du roi de Golconde se transporta dans ce lieu sauvage, et le séjour de la terreur devint celui des plaisirs et de la bienfaisance.
Le prince, satisfait de tous les événements agréables qui lui étaient arrivés depuis son départ de Siam, ne songeait plus au rêve qui lui présageait un sort funeste. Il projeta donc de se rendre à Pékin dans le plus entier incognito, pour éviter les fêtes, et pour pouvoir plus à son aise examiner les mœurs et les arts. Le roi de Siam résolut de suivre son fils à Pékin, il prit congé du roi de Golconde et de toute sa cour. Ces respectables brigands accompagnèrent leurs pas près de dix lieues. Les cris d’allégresse attirèrent tous les peuples sur leurs traces. Ils furent s’embarquer au port de … où ils trouvèrent une flotte que le roi de Golconde avait fait équiper pour le prince à son insu. Quelle fut leur surprise à la vue de ces vaisseaux armés et prêts à les recevoir ! Tous les matelots étaient habillés en uniforme, et portaient la livréeLivrée : habit qu'un souverain ou seigneur fait porter à ses gens pour rappeler ses couleurs et ses armoiries. du roi de Siam. Parmi tous ces vaisseaux, il y en avait un d’une beauté extraordinaire. La carcasse en était couverte d’ébène en panneaux ; on y avait peint les nymphes et les attributs du dieu de la merDieu de la mer : sans doute Poséidon, dieu de la mer dans la mythologie grecque.. Les divers compartiments offraient des poissons parfaitement imités. Le dessus du vaisseau était en bois d’acajou. Les cordages étaient tissus de fils d’or et d’argent. Les voiles étaient en satin blanc, et on y avait peint les armes du roi de Siam. Sur la poupe était un triton d’une grosseur prodigieuse qui portait sur sa croupe le dieu des ventsDieu des vents : Éole.. Tous les clous du vaisseau étaient en diamants. À l’entrée du navire, on lisait une inscription tracée en lettres formées de pierres précieuses, et conçue en ces mots : « Ce vaisseau appartient au prince Almoladin, ainsi que toute la flotte ».Le bateau offert par le roi de Golconde est une illustration supplémentaire de l'extravagance et de la richesse orientale. Le roi de Siam et son fils hésitèrent longtemps de s’embarquer, tant ils trouvaient ce présent au-dessus de leur reconnaissance ! Néanmoins ils craignirent, en le refusant, de montrer une ingratitude indigne de la noblesse de leurs sentiments. Le roi, ainsi que son fils, montèrent enfin sur le vaisseau avec les premiers mandarins ; on fit voile vers la Chine. Après plusieurs jours de navigation, on s’arrêta à …