Corpus Le Prince philosophe

1-9 Géroïde échappe aux pirates

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Laissons-les reposer et prendre des vivres à ce port, et suivons le sort de Géroïde.

Elle était si belle, si intéressante à la fois, qu’elle inspira à ses ravisseurs les désirs les plus violents ; mais il y avait tant de noblesse dans sa personne, qu’elle les forçait au respect et à la soumission. Le capitaine de ce vaisseau avait cependant formé le projet d’abuser de son pouvoir. Il avait vu l’impression que les charmes de Géroïde avaient faite sur le cœur de ses complices : ce qui empêchait qu’elle ne fût la victime d’aucun d’eux en particulier. Il résolut de s’en procurer la possession par adresse. Il ne pouvait vaincre l’amourAmour : ici au sens de désir sexuel. qu’il avait pour cette princesse, et il résolut de tout entreprendre pour le satisfaire.

Géroïde, malgré les attentions et les égards que ces scélératsScélérats : criminels. avaient pour elle, s’attristait sans cesse, et fondait en larmes. Elle voyait les dangers affreux où elle était exposée, et qui ne tarderaient pas à l’assiégerQui ne tarderaient pas à l’assiéger : qui ne tarderaient pas à la presser.. Elle avait même voulu plusieurs fois se jeter à la mer ; mais, comme on la gardait à vue, elle n’avait pu exécuter son dessein. Sa douleur aurait ému des rochers, mais les cœurs des scélérats peuvent-ils s’attendrir ? Leur amour était une fureur qui s’augmentait par les larmes de Géroïde, que sa douleur rendait plus belle. Ils s’étaient battus plusieurs fois entre eux, pour la défendre des entreprises multipliées, que quelques-uns des leurs avaient faites contre cette infortunée. Enfin, pour terminer tous ces débats qui pouvaient avoir les plus mauvaises suites, ils décidèrent de la tirer au sort. Le capitaine exigea que ce projet ne s’exécutât qu’au jour. Chacun alla se coucher avec cette douce espérance ; mais pendant que tout le monde dormait, le capitaine chargea une chaloupe des choses les plus précieuses qui étaient dans le vaisseau, et y fit descendre la princesse, sous le prétexte qu’il voulait la sauver des attentats horribles auxquels elle était exposée de la part de tout l’équipage. Il avait su mieux que personne étouffer ses sentiments, et combiner son projetLe capitaine souhaite assouvir son désir sexuel pour Géroïde.. Géroïde, loin de se défier de cette proposition, l’accepta avec une reconnaissance digne de ses vertus. Ce scélérat, craignant, après le réveil des gens de l’équipage, les poursuites et la colère de ses complices trompés, avant de s’éloigner du vaisseau, y fit un trou considérable, afin qu’il fût submergé à l’instant.

La princesse avait appris à ramer. Elle réfléchit qu’elle allait être plus en danger avec cet homme seul, qu’avec tout l’équipage du vaisseau qu’elle quittait. Elle avait entendu tous leurs propos, elle avait vu leurs querelles ; et elle ouvrit enfin les yeux sur les projets du capitaine… Elle en frémit, et n’hésita pas de profiter d’une occasion qui se présentait pour se débarrasser de la poursuite de tous ces brigands, et tromper le capitaine lui-même. Tandis que ce dernier était remonté sur le vaisseau pour y pratiquer, comme nous l’avons dit, une ouverture capable de le faire couler à fond en peu de temps, la princesse coupa la corde qui attachait la chaloupe au vaisseau, et s’éloigna à toutes rames. À peine était-elle à quelque distance, qu’elle aperçut le capitaine qui revenait pour sauter dans la chaloupe, mais qui fut bientôt submergé avec tout son équipage, et qui périt ainsi victime de sa scélératesse.

Géroïde vogua plus de quinze jours sur la mer. Rien ne lui manquait dans sa chaloupe ; elle avait des vivres, des vêtements et tout ce qu’il lui fallait ; elle était seule sur l’ondeL'onde : la mer., mais la Providence divine veillait sur elle, tandis qu’elle était livrée à la douleur que lui causait l’affreuse incertitude de son sort. Tout à coup elle aperçut une île au milieu de la mer. Elle ne savait si elle devait l’aborder ; mais l’aspect de plusieurs femmes, qui se présentèrent au bord de cette île, la tranquillisa. Elle vit même que ces femmes qui la remarquèrent, lui faisaient signe d’aborder sans crainte : ce qu’elle fit avec empressement. Toutes ces femmes la reçurent avec une amitié fraternelle. Sa beauté, sa jeunesse, ses grâces, son maintien, leur inspirèrent le plus vif intérêt et la plus grande curiosité. On ne pouvait se lasser de la regarder. Chacune de ces femmes lui demandait quel malheur l’avait forcée d’errer ainsi toute seule sur la mer dans une chaloupe. Géroïde avait un peu plus d’expérience. Six mois d’infortune l’avaient instruite. Elle s’aperçut, aux discours de toutes ces femmes, qu’elles étaient les esclaves de quelque princesse, et que cette île renfermait un château de plaisance. Elle fut confirmée dans cette opinion par l’une de ces femmes, qui lui dit que cette île était le séjour d’une sultane favorite de l’empereur de la Chine, qui venait de perdre tout son crédit et le cœur du sultan, qu’une puissante rivale lui avait enlevé, et que, ne pouvant contenir son dépit, elle lui avait demandé la permission d’aller passer quelques mois dans cette île.

Géroïde commença à réfléchir, et jugea qu’un amant ou un époux couronné produisait toujours des événementsÉvénements : incidents., et rendait les femmes ou cruelles ou à plaindre.

Bientôt la sultane fut instruite de l’arrivée de cette beauté. Elle ordonna à ses femmes de la lui amener ; l’aspect d’une si belle personne la jeta dans un étonnement difficile à décrire.

Quoi ! se disait-elle, on m’a chassée du trône pour une femme qu’on dit être plus belle que moi ; mais cette jeune étrangère a cent fois plus d’appasAppas : attraits extérieurs d'une femme qui excitent le désir. que celle qui m’a remplacée. Si elle pouvait servir d’instrument à ma vengeance, combien je m’applaudirais de l’avoir présentée à l’empereur ! J’ai encore du crédit au sérailSérail : partie du palais où sont les femmes. , je n’ai point perdu tout à fait l’estime du sultan ; et si je ne possède plus son cœur, du moins je règne toujours sur son esprit ; voilà comme cette femme ambitieuse raisonnait en considérant Géroïde. Elle lui demanda ensuite son nom, d’où elle venait et par quel hasard elle était seule dans une barque. Géroïde résolut de prendre le nom de Palmire, et, excepté sa naissance, lui avoua tout ; elle lui dit qu’elle était la fille de PalémonGéroïde dit s'appeler Palmire : elle prend le nom de la bergère aimée par Corydas, qu'elle n'a pas encore rencontrée., et qu’elle avait été ravieRavie : enlevée. dans son village par des brigands. Elle lui raconta la dispute qui s’était élevée entre eux sur le vaisseau, le stratagème du capitaine et la présence d’esprit, qui l’avait sauvée. Tous ces événements intéressaient vivement la sultane ; et, comme elle avait de l’esprit, elle projeta d’en envoyer la relationEn envoyer la relation : le raconter dans une lettre. à l’empereur, persuadée qu’elle piquerait par là sa curiosité. Elle y ajouta le portrait de Géroïde qui semblait exagéré, quoiqu’il fût bien au-dessous de la réalité. L’empereur s’intéressait toujours à la sultane Elmire (c’était son nom). Son esprit l’amusait infiniment, et il se plaisait, quoiqu’il brûlât de nouveaux feux, à avoir une correspondance avec elle.

Elmire envoya donc un eunuqueEunuque : homme castré employé comme serviteur et chargé en particulier de la garde des femmes dans les harems., qui était chargé d’une lettre, pour instruire l’empereur de l’histoire de Géroïde. La sultane comblait cette princesse de caresses, et ne cessait de lui vanter la cour de Pékin. Elle essayait par là de pénétrer ses sentiments, et de connaître si l’ambition de plaire à l’empereur ne lui donnerait pas l’envie de se faire voir au sérail ; mais elle avait beau la questionner, Géroïde était inébranlable. Elle avait un dégoût invincible pour les cours ; et quoiqu’elle chérît beaucoup son père, elle ne regrettait que le séjour de Palémon. Elle aurait voulu passer sa vie dans ce climat.


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