Corpus Le Prince philosophe

2-6 Le mariage du prince Noradin

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Le sultan reconnut la sagesse du roi de Siam, et il comprit, par ces paroles, qu’il voulait donner au prince le temps d’étudier le caractère de sa fille, et ne point contraindre ses sentiments.

Ces deux pères se comprirent d’un coup d’œil, la princesse avait déjà quinze ans, et Noradin n’en avait que douze. Cette disproportion d’âge ne paraissait point. Le prince Noradin était robuste, et formé comme un jeune homme de seize ans.

Almoladin s’applaudissait en secret avec le sultan de l’inclination naissante qui préparait l’union de leurs enfants. L’amour avait déjà blessé leurs jeunes cœursL'amour avait déjà blessé leurs jeunes cœurs : ils étaient déjà amoureux l'un de l'autre. . Noradin était né avec un caractère vif, fier et libre. Un jour que son père lui annonça qu’ils allaient repartir pour Siam, il lui répondit : J’espère, mon père, que nous emmènerons la princesse de Malé, car j’ose me flatter que vous me l’avez destinée, et je vous avoue avec transport que je réponds avec empressement à vos désirs. Si le ciel n’eût point voulu qu’elle fût née princesse, je ne l’aurais pas moins épousée, et je suis trop convaincu de vos bontés, de votre sagesse, pour être persuadé que vous ne vous seriez jamais opposé à mon bonheur.

Almoladin entendit avec plaisir le discours de son fils ; il lui demanda seulement s’il avait bien étudié le caractère de la princesse. — Assez, mon père, pour être certain qu’elle me convient en tout. Veuillez donc la demander au sultan, avant qu’il engage sa parole avec tout autre prince. Car les filles des souverains sont souvent les victimes des intérêts politiques, et l’on n’attend pas leur consentement pour les marier. Ce n’est pas que je craigne de la perdre, car je la disputerais à tous les monarques ensemble. Cette pétulancePétulance : vivacité impétueuse, difficile à contenir., répondit Almoladin, qui caractérise l’impétuosité du premier âge, me montre que vous n’êtes point encore en état d’être marié. Eh bien, dit Noradin, en embrassant son père, je serai plus sage à l’avenir. Je sais que ma vivacité m’emporte, malgré ma raison ; mais, mon père, quand on craint de perdre ce qu’on aime, on ne peut pas se contraindre facilement. — Pardonnez-moi, mon fils, mais il ne dépend pas de vous d’agir comme un autre, et vous aurez plus de peine que personne à dompter vos passions. — Pour prévenir ces inconvénients, il faut me marier, lui dit-il, le plus tôt possible ; et ma femme, qui sera plus raisonnable que moi, achèvera de former mon caractère. Almoladin ne put s’empêcher de rire et de l’embrasserAlmoladin s'amuse affectueusement des ardeurs de son jeune fils, qui se laisse guider par la fougue d'un amour naissant. Bien que l'on distingue des qualités nécessaires à un grand roi chez Noradin, ses échanges avec son père nous rappellent qu'il n'a que douze ans : il est loin de la sagesse et maturité requise pour gouverner un royaume. . Je vois, dit-il, que vous avez grande envie d’être époux, mais vous n’êtes point encore assez homme pour pouvoir en remplir toutes les fonctions. Je vais cependant m’assurer de la main de la princesse, et dans deux ans vous habiterez avec elle. Mariez-moi toujours ; et ensuite, grand roi, nous parlerons du reste. Almoladin adorait son fils, quoique son caractère fût tout opposé au sien. À travers son enjouement, sa gaîté et son impétuosité, il découvrait le feu de son génie, et tout annonçait qu’il ferait un jour un grand roi. Almoladin se rendit chez le sultan, lui fit part de la conversation qu’il venait d’avoir avec le prince. Ils en rirent beaucoup tous deux, et ils conclurent qu’il fallait terminer le mariage. On arrêta qu’on ne préviendrait ni l’un ni l’autre du jour pris pour cela, afin de mieux jouir de leur embarras. Le sultan voulait garder encore deux ans sa fille ; mais Almoladin lui dit qu’il ne répondait pas du consentement de son fils, quand une fois la princesse serait son épouse. Enfin on prépara tout pour le jour de cet heureux hyménéeHyménée : mariage. . On mit autour du prince et de la princesse des gens sûrs, et à qui on avait défendu de leur faire part des bruits publics concernant leur mariage. Tous les grands de l’état furent appelés. Le temple fut paré huit jours avant cet hyménée. La sultane allait tous les jours faire des sacrifices pour rendre les dieux propices à cette auguste alliance, et les remercier de la faveur qu’ils lui faisaient de permettre que sa fille fût unie à un grand prince, au fils d’un roi si puissant et si sage. La princesse ne cessait de demander pourquoi toutes ces cérémonies se préparaient. Enfin, le jour fixé arriva : on tira le canon dans toutes les îles voisines ; elles se répondirent les unes aux autres ; ensuite, pendant une demi-heure, elles tirèrent ensemble. Les gardes du sultan vinrent en habit de cérémonie chez le roi Almoladin, ayant à leur tête le premier ministre, pour lui annoncer qu’on n’attendait plus que lui et le prince pour se rendre au temple. Noradin sauta de joie, et dit avec esprit à son père : Je m’en étais douté au premier coup de canon. Je vais donc épouser la princesse. Ô mon père ! vos surprises sont toujours admirables, mais celle-ci est la plus chère que je puisse éprouver, de ma vie, de votre tendre amitié. Il se jeta au col de son père, et le dévora de caresses. Ils se rendirent ensemble dans l’appartement du sultan, ensuite ils passèrent dans l’appartement de la sultane. Le prince vola au-devant de la princesse. Madame, lui dit-il, vous ne vous attendiez pas, peut-être, que je deviendrais aujourd’hui votre époux. La jeune princesse baissa les yeux : une aimable rougeur animait ses traits et relevait l’éclat de sa beauté. Le sultan demanda à la princesse si la proposition de Noradin lui déplaisait, et l’assura qu’il n’entendait point forcer ses vues. La princesse, embarrassée à ces questions, répondit qu’elle ne croyait pas qu’il y eût un prince plus aimable, et qu’elle était satisfaite de l’avoir pour époux, si toutefois il demeurait avec elle auprès du sultan et de la sultane. Volontiers, lui répondit son père, et vous verrez que, dans quelques années, votre devoir ne vous répugnera pas, et que vous irez avec plaisir régner à Siam avec votre époux. À ces mots, Noradin fit un mouvement de tête malin, et qui donnait à entendre que la princesse n’attendrait pas des années pour le suivre à Siam.

Il n’attendit point qu’on lui dît de prendre la main de la princesse ; il la saisit, et sortit le premier de l’appartement. Ils arrivèrent au temple accompagnés d’une foule de peuple qui poussait des cris continuels de la plus vive allégresse. Aussitôt que les grands furent arrivés au temple, on en ferma les portes. On entendait le canon de toutes parts, et une musique martiale et en même temps harmonieuse, en dedans comme en dehors, jetait dans tous les cœurs une douce terreurDouce terreur : dans L'Art Poétique de Nicolas Boileau (1674), cet oxymore désigne l'effet paradoxal que la tragédie doit atteindre..

À l’instant que le grand prêtre prononçait les paroles sacrées, on ouvrit les portes du temple ; on lâcha une quantité prodigieuse d’oiseaux. Leur ramage, les cris du peuple, le son des instruments, les voix les plus mélodieuses, les tambours, les trompettes et le canon qui se mêlait à ce bonheur parfait, produisaient une harmonie admirable. Jamais on n’en avait entendu de plus touchante ; c’était un enthousiasme général, et l’on tira les meilleurs augures de cet hyménée. Les fêtes durèrent trois semaines à Malé. Toute l’île était illuminée de lanternes de toutes les couleurs. On avait prévu à tout pour cet hymen ; mais on n’avait point prévu qu’il ne fallait jamais laisser le prince seul avec la princesse. Noradin sentait que le moment de son départ s’approchait. Il ne manquait pas, dans toutes les conversations avec son épouse, de lui demander si elle aurait la cruauté de le laisser partir seul.

La princesse était fort embarrassée ; elle était tendrement attachée aux auteurs de ses joursAux auteurs de ses jours : à ses parents. ; mais elle adorait son époux. La princesse avait auprès d’elle sa mère-nourrice qui ne la perdait pas de vue et qu’elle aimait beaucoup. Elle demanda au prince s’il permettait qu’elle l’emmenât avec elle, lorsqu’il aurait fixé son départ pour Siam. Le prince, qui ne désirait que de le hâter, crut qu’il était nécessaire de mettre cette nourrice dans ses intérêts. Il lui promit qu’elle ne serait jamais séparée de la princesse, mais qu’il avait tous les droits d’un époux, et qu’il fallait qu’elle fécondât ses vœux.

La bonne femme n’entendait pas bien toute la malice du prince, qui ne cessait toujours de lui demander mille choses pour l’éloigner de l’appartement de la princesse. Une malheureuse circonstance un jour fit qu’elle revint chez la princesse trop tard : elle vit que son imprudence était irréparable, et qu’elle avait manqué aux ordres du sultan ; elle sut, en pleurant, se jeter à ses pieds pour lui demander sa grâce, comme si elle avait commis un crime de lèse-majestéCrime de lèse-majesté : crime commis envers le monarque ou des symboles le représentant.. Elle pleurait amèrement, et elle n’avait point la force d’avouer le cas. Noradin arriva fort à propos pour la tirer d’embarras. Il ne put s’empêcher de rire en considérant cette femme dans le désespoir où elle était plongée. Le sultan lui dit : Prince, vous paraissez instruit de son affliction, et, à ce qu’il me semble, elle n’est point aussi grave que nous l’annonce cette pauvre Silvia ; (c’était le nom de la bonne mère-nourrice.) Hélas ! s’écria-t-elle, c’est le prince qui m’a réduite dans l’état où je suis. Vous me voyez, grand sultan, pénétrée de ma faute. J’ai, pour mon malheur, manqué aux ordres que vous m’avez donnés de ne jamais laisser la princesse seule avec le prince. Mais il est si insinuant, si persuasif, que je n’ai pu refuser les différentes commissions qu’il m’a données… Et enfin, j’ai vu aujourd’hui ce que je n’ose vous dire. Le sultan comprit le reste, et n’en voulut point savoir davantage, il vit bien que la nature était plus puissante que toutes les précautions qu’on peut prendre pour prévenir ses effets.On comprend ici que le jeune couple a succombé à la passion et au désir. Il s’attendait bien que sa fille ne resterait pas à Malé, si le prince repartait pour Siam ; mais il proposa à Almoladin de lui laisser, pendant deux ans, les deux jeunes époux après l’avoir instruit de ce qui s’était passé. Le roi de Siam ne put consentir à la proposition du sultan. Il lui donna des raisons si fortes et si puissantes, que le sultan consentit lui-même à se séparer de sa fille ; mais, pour ne point affecter la sultane, on résolut de partir incognito. On choisit la nuit pour ce départ. La princesse pleurait amèrement de quitter sa tendre mère ; mais elle voulait aussi suivre un époux adoréLa princesse a succombé à sa passion amoureuse, comme beaucoup de personnages du roman avant elle. . La bonne Silvia cependant fut du voyage, ce qui calmait un peu les regrets de la princesse. Le sultan seul et son premier ministre accompagnèrent la princesse jusqu’au vaisseau du roi de Siam. On ne peut rendre le moment de leur séparation. Qu’eût-ce donc été, si la sultane n’avait pas ignoré le départ de sa fille ! Ô père tendre, si ton ambition est satisfaite, ton amour paternel ne l’est pas, et tu vas gémir longtemps sur l’absence de ta fille chérie ; mais laissons-le se consoler avec son épouse, et suivons ces aimables voyageurs.


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