Corpus Le Prince philosophe

2-7 Au pays des charlatans

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Noradin était gai de son naturel, et la joie de se voir l’époux de celle qu’il adorait le rendait fol. Il faisait mille contes pour distraire la princesse qui regrettait et pleurait toujours les auteurs de sa vie. Almoladin ne pouvait s’empêcher de rire en voyant la grâce avec laquelle son fils tirait parti de son imagination. Enfin, Noradin vint à bout en fort peu de temps de rendre son épouse gaie et contente. Almoladin voulut s’arrêter au port où l’on avait consulté pour lui les disciples d’EsculapeLes disciples d'Esculape : les médecins qui rendent un culte au dieu de la médecine.. Il voulait savoir si le mariage ne pouvait pas nuire à la constitution du prince, qui n’avait encore que douze ans et demi au plus. On arriva enfin à ce port. Le roi dit à ses enfants qu’il fallait garder l’incognito, pour s’instruire si ces gens-là étaient véritablement savants. Ce pays n’était rempli que d’habitants superstitieux, que quelques charlatans, qui étaient venus s’y établir depuis quelques années, avaient infectés de leurs opinions et de leurs systèmes. Ils voulaient tous se faire déclarer souverains de cette îleLes charlatans sont des concurrents pour les bons souverains, dont ils veulent prendre la place. ; mais l’envie et la jalousie qui subsistaient toujours entre eux avaient préservé le pays de ce malheur. Il était encore libre.

Almoladin demanda à parler au premier magistrat de la ville ; c’était un homme d’un certain âge, d’une érudition profonde. Il voyait avec peine les progrès que ces charlatans faisaient tous les jours sur l’esprit du peuple. Il ne déguisa pas ses inquiétudes à Almoladin. Il l’instruisit que ces hommes faisaient des expériences publiques, et qu’ils faisaient voir des choses si surprenantes qu’on les considérait souvent comme des dieux ; que le plus grand nombre des habitants se jetait à genoux quand il les voyait passer ; qu’ils étaient adorés du peuple, et que leur fortune était déjà immense ; que le malheur voulait que ces gens-là entendissent un peu la médecineEntendissent un peu la médecine : eussent quelques connaissances médicales réelles., et qu’ils faisaient des cures si surprenantes que tout le monde leur était dévoué ; mais ce qui avait donné plus lieu à leur réputation, c’était que le prince souverainLe texte original nomme ce prince Noradin. Ce nom est déjà celui de deux personnages importants : le vieillard qui commandait les brigands et le fils d'Almoladin. Son utilisation pour désigner ce personnage secondaire est manifestement une erreur. Nous avons donc remplacé «Noradin, prince souverain de cette province» par «le prince souverain de cette province». de cette province, attaqué d’une maladie mortelle, avait été arraché des portes du trépas par le chef de ces charlatans. Son palais était à deux stades du port, et son médecin ne le quittait jamais que pour présider aux séances publiques dont il était le chef absolu. Il avait tiré du prince des sommes immenses, et lui avait persuadé qu’à force d’or et de travail il parviendrait à lui faire une liqueur dont ses ancêtres avaient usé pour lui, et qui garantissait de la mortGarantissait de la mort : préservait de la mort. naturelle ; que lui-même avait déjà sept cents ans, et que, depuis son enfance, par la vertu de cette liqueur, il n’avait jamais été attaqué de la plus légère maladie. Le prince épuise tous ses trésors pour se procurer cette liqueur. Il est aveugle sur le compte de ce fourbe ; il le regarde comme un dieu ou au moins comme le premier homme du monde. Il croirait être perdu, si son médecin l’abandonnait un instant. Cette conversation redoubla la curiosité d’AlmoladinLa curiosité d'Almoladin ne s'oppose pas à sa sagesse : elle témoigne de son désir de s'instruire..

Le roi de Siam connaissait à fond toutes les sciences. L’Astronomie, la Chimie, la Mécanique étaient les trois objets dans lesquels ces charlatans puisaient toutes leurs merveilles. On leur avait bâti un temple sur le sommet d’une montagne, pour y faire deux fois par semaine leurs expériences. Almoladin arriva le jour précis, où tout le monde courait à cette fameuse séance. Le juge lui-même était forcé de s’y rendre. Il proposa à Almoladin de l’y faire entrer, ainsi que toute sa suite. Noradin et son épouse se faisaient un vrai plaisir de voir cette assemblée de fols. Almoladin leur recommanda d’observer les bienséances, et de ne pas commettre la moindre indiscrétion. Ils le lui promirent. On se rendit donc chez le juge.

Almoladin reconnut ses anciens médecins ; mais il n’avait pas vu le général, celui qui faisait tant de bruit dans ce pays, qui avait subjugué l’esprit du prince, qui le gouvernait même. C’était un homme de cinq pieds six pouces, d’une figure superbe et d’une fraîcheur rare. Il s’exprimait avec tant de grâce et avec tant d’éloquence, qu’Almoladin ne put s’empêcher d’admirer ce charlatan ; mais il ne reconnut que de la fourberie et de la fausseté dans tout ce discours. La séance fut terminée par une expérience étonnante. Six aveugles, six sourds et six estropiés furent guéris en moins de dix minutes, par le moyen d’une vapeur qui sortait d’un vase immense. Ces dix-huit personnages entouraient ce globe… Une gaze immense les enveloppait… On distinguait à travers cette gaze les globes et les infirmes ; mais tout à coup on ne vit plus rien qu’une espèce de fumée qui éblouissait les yeux. Noradin, qui n’était point tout à fait aussi profondAussi profond : aussi perspicace. que le roi, lui demanda quel était ce prodige. Attendez jusqu’à la fin, lui répondit le roi, et je vous instruirai de tout. La fumée se dissipa ; et l’on vit paraître à travers la gaze les dix-huit personnes qui dansaient, chantaient, se divertissaient, se parlaient, et faisaient mille extravagances qui réjouissaient fort Almoladin. Toute l’assemblée applaudissait, et semblait être dans une admiration étonnante ; les sourds entendaient, les aveugles voyaient, et les estropiés marchaient sans bâton.

Almoladin demanda à l’auteur d’une si belle expérience quels étaient les moyens dont il usait pour produire de tels miracles ; ajoutant qu’il était étranger, et qu’il serait enchanté de s’instruireAlmoladin ne refuse pas la ruse. Il trompe les charlatans pour être en mesure de dévoiler leurs mensonges.. Le professeur fut étonné de ces questions. On ne lui en avait jamais fait de semblables. Il crut que, pour son intérêt et pour celui de tous les siens, il fallait intimider cet audacieux. À minuit, lui répondit le savant, dans la forêt qui est au pied de la colline, je ferai une expérience devant vous qui vous apprendra le secret de mon art. Tout le public frémissait pour l’étranger. Almoladin accepta l’offre avec tranquillité. Noradin et son épouse ne purent s’empêcher de lui témoigner leur inquiétude. Quoi ! grand roi, lui disaient-ils tous deux, dans un pays étranger, sans être connu, vous allez vous exposer au ressentiment de ces imposteurs !

Almoladin leur imposait silence ; mais le juge avait déjà entendu ces paroles, et il ne voulut point qu’une tête couronnée s’exposât à la colère de ces brigands. Il demanda au professeur si cette expérience pouvait se faire en présence du public. Ce fourbe adroit répondit que oui, mais sans flambeau ; que la clarté de la lune suffirait, qu’elle répandait une lumière assez considérable pour se conduire. Noradin vit avec plaisir la précaution du juge ; mais Almoladin l’apprit indifféremment. Il avait éprouvé lui-même que la mort n’est pas toujours pour celui qui la cherche, ainsi que le bonheur.

Tous les habitants se rendirent à minuit, en frémissant, au lieu désigné. La curiosité fait souvent plus de braves que le courage. Almoladin s’y trouva accompagné des deux jeunes époux, de sa suite et de tout son équipage. Il était du plus grand sang-froid. Il s’était précautionné de deux pistoletsCe passage est le seul où Almoladin est représenté armé, ce qui ajoute une dimension dramatique peu présente dans le conte., à l’insu de tout le monde, pour n’effrayer personne. Dans la forêt indiquée, l’endroit où devait se faire cette expérience formait un croissant d’allées impénétrables. Les arbres étaient extrêmement hauts. Tout le public était placé devant la forêt. Le charlatan prit Almoladin par la main, et lui dit : Approchez de moi, vous qui êtes si hardiHardi : assuré, audacieux. ; venez apprendre si une seconde fois vous seriez curieux de vous instruire. Noradin ne voulait point quitter son père ; mais il le rassura si bien, que ce jeune prince comprit, à son tour, que l’orateur n’était qu’un fourbe, et que le roi en allait être bientôt convaincu. Il se retira donc à l’écart, ainsi que son épouse. Le charlatan était plus embarrassé que le roi de Siam. Cependant il commença son expérience. Il lâcha un coup de sifflet, et tout à coup le faux plancher manqua sous les pieds d’Almoladin, et il s’enfonça de quatre pieds, mais cela avait été si grossièrement conduit, que le prince sentit qu’on n’avait fait qu’ôter un poteau qui tenait une planche couverte de gazon sur laquelle il était, et qu’il n’était tombé que dans un petit fossé où tous ces intrigants étaient tous cachés.

Almoladin avait toujours ses deux pistolets à la main au cas qu’on l’approchât. On ne voulait point lui faire de mal. On était sûr de l’effrayer, et c’était tout ce qu’on voulait. Il aperçut au loin, dans le fossé, des fourneaux. Bientôt une épaisse vapeur s’étendit dans toute l’enceinte. On ne se voyait plus ; des éclairs, que l’on imitait, un tonnerre simulé, à quatre pas dans la forêt, épouvantèrent tous les spectateurs. Almoladin ne fut point étonné de ce prodige. Il connaissait la chimieLa science permet à Almoladin de ne pas être victime des charlatans. Olympe de Gouges fait de la connaissance scientifique un important levier d'émancipation., et il dit au professeur avec un ton assuré… Vous ne me montrez rien de nouveau. Le charlatan employa le dernier moyen qui lui restait pour essayer de l’intimider. Eh bien, dit-il, nous sommes seuls, voulez-vous que j’appelle un tiers dans notre conversation qui répondra à toutes vos questions du milieu des airs. Ah ! très volontiers, dit Almoladin. Il y a longtemps qu’on ne m’a parlé des esprits célestes, des sylphes, des intelligences suprêmes. Que je serais curieux de faire connaissance avec des êtres si étonnants ! vous badinez, lui dit avec une voix grave cet imposant sénateurSénateur : ici, membre d'une assemblée quelconque. ; craignez de vous repentir de votre curiosité, et bientôt vous frémirez de ce que vous allez entendre. À l’instant il marmotta des paroles qu’Almoladin, à la vérité, n’entendait pas, et que ce charlatan ne comprenait pas lui-même ; mais l’esprit céleste lui répondit du haut des airs : Roi de Siam, quelle est ton imprudence ! Abandonne ces lieux sur-le-champ, et vole à ta flotte, je respecte ta tête, ton rang ; mais souviens-toi de ne plus fouiller dans le secret du destin. Tout le monde se mit à genoux en frémissant pour le roi de Siam que l’on venait de reconnaître.

Almoladin fut un instant surpris de s’entendre nommer ; mais reprenant tout à coup ses sens et sa raison, il écouta avec attention et chercha à juger d’où partait cette voix. Le nuage magique s’était un peu dissipé, et il crut apercevoir la divinité perchée sur une branche. Il prit bien ses mesures pour ne pas la tuer, mais il lui tira aussitôt un coup de pistolet dans la cuisse, et voilà aussitôt l’esprit céleste tombé de son trône et étendu sur la place. Toute l’assemblée crut que c’était le roi de Siam. On accourut à cet événement, mais le professeur avait fui promptement, craignant que le dénouement ne lui fût funeste. Ses complices en firent autant. L’esprit n’était pas tout à fait mort. Almoladin sortit de son fossé, armé de ses deux pistolets.Le conte oriental se fait ici roman noir. Le prince et la princesse volèrent dans ses bras : ils étaient trop jeunes pour ne pas être effrayés ; mais quelle fut la surprise de tout le public de voir un de ces fameux médecins étendus sur la place, qui avoua, dans la crainte où il était de mourir, tous ses forfaits, ainsi que ceux de leur chef ! Le public ne pouvait revenir de son étonnement. Le roi de Siam, comme un dieu tutélaireDieu tutélaire : dieu protecteur d'une communauté ou d'un lieu., fit connaître à ces bonnes gens leur erreur, leur faiblesse et les dangers qu’ils avaient courus avec ces fourbes. Il leur apprit que ces expériences n’avaient rien d’étonnant, quand on connaissait tous les secrets de la chimie ; que, pour les en convaincre, il allait en faire autant ; il fit approcher tout le monde du fossé où étaient cachés les fourneaux. Il y trouva tous les matériaux, et il fit à l’instant élever un nuage qui cachait tout le monde. Les esprits se rassurèrent et reconnurent leur ignorance, cependant Almoladin était curieux de savoir comment il avait été reconnu par ces charlatans. Il s’approcha du faux sylphe blessé, qui lui avoua ingénument qu’il avait été lui-même faire des informations, et qu’un de ses matelots l’avait instruit de tout ; car il y avait douze ans que le prince était passé dans ce pays, il ne s’y était point arrêté, et il était si malade et si défait, qu’il était impossible qu’on le reconnût. Le magistrat pria le roi de s’arrêter quelques jours. Le prince, informé que le roi de Siam était dans son île, accourut bien vite avec tous ses officiers, et arriva assez tôt pour l’empêcher de s’embarquer. Après s’être fait des compliments réciproques, ce prince le pria de prononcer en roi sage et juste sur le sort de ces hommes coupables. Almoladin consentit à demeurer vingt-quatre heures, et à employer ce temps-là à s’informer exactement de la conduite de ces charlatans. Il apprit que leur chef, quoique très instruit, était le plus coupable, qu’il était d’un esprit séditieux, qu’il fallait commencer par le chasser de la province, en lui donnant cependant de quoi vivre ailleurs ; mais que cette leçon lui était nécessaire pour le corriger. Pour les disciples de ce malheureux, il les fit tous réunir, et leur fit des observations si sages, si touchantes, qu’ils versaient des larmes abondamment. Tous se jetèrent à ses pieds et lui demandèrent grâce. Ils avaient déjà des familles nombreuses, et ils étaient alliés avec une partie des habitants. Voyez, dit Almoladin, à quels dangers votre fourberie vous exposait, si l’on suivait rigoureusement les lois à votre égard. Vous devriez expirer sur un échafaud, vos biens devraient être confisqués, vos femmes et vos enfants seraient réduits à la mendicité ; mais puisque l’on m’a laissé l’arbitre de votre sort, je veux qu’on vous pardonne, à condition que vous ferez un bon usage des connaissances que vous avez acquises dans l’art de la médecine. Vous proscrirez le charlatanisme, vous n’emploierez, auprès de vos malades, que de bons préceptes ; jamais de remèdes violents. Secondez la nature sans l’opprimer.

Almoladin parlait si bien, que tout le public l’admirait. Ces prétendus sorciers furent très-simples et très-soumis. Ils jurèrent à Almoladin et au peuple de ne jamais s’écarter de ce qu’ils venaient de promettre. On ne voulut point laisser partir le prince sans lui avoir montré la divinité qu’on adorait dans cette province. On le conduisit dans son temple : le peuple offrit deux sacrifices en sa présence ; l’un en faveur de son heureuse arrivée, et l’autre pour demander à la divinité qu’elle lui fût favorable pendant sa route. Enfin ce grand roi apprit à tout un peuple et à un grand prince, dans l’espace de vingt-quatre heures, ce qu’ils n’avaient pu découvrir depuis quinze ans. La superstition disparut, l’ignorance fit bientôt place aux lumières les plus profondes, et ces mêmes charlatans devinrent des hommes fort essentiels pour ce pays.En délivrant cette cité du fanatisme, Almoladin lui permet d'accéder à l'idéal de la philosophie des Lumières défendu par Olympe de Gouges.

Le roi de Siam fut très satisfait d’avoir produit en si peu de temps un si grand changement, il n’oublia point quel était le motif qui l’avait causé. Il se renferma quelques heures avec ces savants, afin de consulter avec eux sur ce qui concernait son fils. On le rassura en lui disant qu’il n’y avait rien à craindre pour le prince, que la nature s’était développée chez lui à douze ans, comme elle ne le faisait pas à vingt ans chez beaucoup de jeunes gens.


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