Corpus Le Prince philosophe

2-8 Mort d’Idamée et abdication d’Almoladin

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Content de ces observations, qu’il trouva justes, Almoladin rejoignit sa flotte. Il fut comblé d’amitiés à son départ, de la part du monarque et des sujets. Il leva l’ancre, et cingla vers Siam, où on l’attendait depuis longtemps avec impatience : mais quelle fut la surprise du public, et surtout d’Idamée, d’apprendre que le prince Noradin était déjà marié ! Les fêtes recommencèrent à Siam. Idamée ne vit point la princesse avec plaisir : elle avait de l’ambition, et elle voyait avec peine qu’elle ne recevrait plus que la moitié des hommages, et que la princesse était déjà adorée.

Almoladin s’en aperçut ; il connaissait le caractère de son épouse, et il chercha à prévenir les inconvénients qui pourraient en arriver : il fit élever des monuments immenses au-dehors de la ville. Personne ne savait quel était le but du roi, mais il en avait un cependant bien louable. Noradin n’avait pas encore treize ans révolus, et il était déjà père d’un prince. Père d’un enfant quand on l’est soi-mêmeOlympe de Gouges fait de ce prince un personnage hors norme avec ce mariage et cette paternité très précoces. Cependant, les unions à un jeune âge n'étaient pas rares, Louis XV avait par exemple été marié à Marie Leczinska à l'âge de quinze ans. Louis XVI et Marie-Antoinette étaient quant à eux âgés de quinze et quatorze ans au moment de leurs noces., on fixe bien plus l’attention du public. Il n’en paraissait que plus étonnant : il avait en effet infiniment de sagesse et de capacité ; il saisissait tout du premier coup d’œil ; mais, quoique bon et sensible, il était violent ; il ne fallait jamais lui faire de remontrances dans le premier moment. Le roi, qui avait bien saisi son caractère, en faisait tout ce qu’il voulait. Il le mit à la tête de son conseil. Un enfant de douze ans parmi des vieillards, dont le moins âgé avait cinquante ans, donner son avis le premier ! et ce qu’il y avait d’étonnant, c’est que l’on était presque toujours obligé de le suivre. Almoladin vit avec une satisfaction inexprimable que son fils était en état de le remplacer, si un événement l’enlevait à son peuple.

Idamée dépérissait tous les jours : rien ne lui plaisait ; elle ne sortait plus de son appartement. Almoladin, son fils et la princesse étaient sans cesse occupés du soin de la distraire, mais rien ne pouvait calmer l’excès de ses chagrins. Son époux enfin lui demanda si elle ne serait pas curieuse d’aller respirer l’air de la campagne. Idamée reçut cette offre avec plaisir. Le roi avait une superbe maison de plaisance, à trente stades de Siam, mais malheureusement ce château était près du coupable mandarin. Le roi ne s’arrêta point à cet inconvénient : il pensait que la reine avait oublié ce sujet perfide et déloyal. Il lui proposa donc ce château, où elle se rendit dans peu de temps. L’aspect de ce riant séjour rétablit bientôt sa santé. Idamée, née avec des passions violentes, n’avait pu étouffer celle qu’elle avait conçue pour le mandarin ; et tous ses efforts pour la vaincre n’avaient servi qu’à l’enflammer davantage. Elle n’était plus jeuneOn se rappelle qu'Idamée était déjà trentenaire au moment de sa rencontre avec Almoladin., lorsque le roi de Siam l’épousa : elle avait déjà quarante ans passés, quand l’amour lui fit commettre de nouvelles imprudences. Si près du mandarin, et vivre seule, lui paraissait un sort insupportable : elle ne savait à qui se confier pour l’informer de sa retraite, et l’engager à venir auprès d’elle. Almoladin lui avait donné la plus grande liberté : elle était maîtresse souveraine du château ; elle ne manqua pas d’adresses pour séduire de nouveau les femmes qui la servaient. Elle se consulta plusieurs jours avec elles pour trouver le moyen de faire venir dans le château le mandarin, sans que personne s’en aperçût. On eut tout de suite recours aux déguisements. Une de ses confidentes proposa de s’habiller en hommeAvec ces déguisements, cette confusion des genres, puis les échanges de rôles entre maîtresse et servante, le texte met en place une configuration comique, qui rappelle par exemple le théâtre de Marivaux. Néanmoins, la suite du récit prend un tour tragique., pour aller faire part au mandarin du projet de la reine. Ce projet fut aussitôt exécuté qu’arrêté.

Cette femme arriva dans la nuit chez le mandarin, et demanda à lui parler de la part d’une personne qui ne voulait point être connue. Trois ans s’étaient écoulés depuis que la liaison du mandarin avec la reine avait cessé, et trois ans sont bien longs pour un infidèle. Le mandarin reconnut tout de suite la confidente travestie. Il prit la lettre de la reine ; et soit que son cœur se fût refroidi, soit qu’une autre s’en fût emparé, il répondit à la confidente de vive voix, qu’il aimait trop la reine pour l’exposer à un opprobreOpprobre : déshonneur extrême et public. éternel, et qu’il aimait mieux sacrifier son bonheur que de la rendre à jamais malheureuse. La confidente ne sut que dire, en entendant cette réponse : elle s’en retourna confuse rapporter ces paroles à la reine, qui fut au désespoir à ce récit. Elle était loin de penser que le mandarin fût infidèle : sa passion redoubla par les difficultés. Eh bien, dit-elle, puisqu’il ne veut point s’exposer pour moi, je m’exposerai pour lui. Elle prit les habits d’homme de sa confidente, et donna des ordres pour qu’on répandît dans le château que la reine était incommodée, et que sa porte était refusée à tout le monde jusqu’au moment de son retour. Ô reine coupable ! quel sort cette démarche te prépare ! elle prend la même marche que sa confidente, arrive à peu près à la même heure chez le mandarin ; mais cette nuit son perfide amant avait dans son lit une nouvelle amante ; c’était une de ces créatures qui sont habituées à ne rougir d’aucune démarcheUne de ces créatures qui sont habituées à ne rougir d’aucune démarche : une prostituée.. Quelle honte tu vas recevoir, reine infortunée ! Tu vas te voir traitée comme la dernière des femmes. Les gens du mandarin n’étaient point encore couchés quand elle demanda à lui parler. Ces gens étaient à moitié ivres. Vous venez, lui dit-on, dans un bon moment pour lui parler affaires. Allez dire toujours que c’est la même personne de l’autre jour qui revient le voir. On fut rendre ces paroles au mandarin, qui crut que c’était effectivement la confidente de la reine de Siam. Eh bien, dit le mandarin, moitié endormi, c’est une femme travestie ; amusez-vous avec elleLa cruauté du mandarin est double. Il refuse de recevoir celle qu'il prend pour la confidente de la reine et il la livre sans vergogne à son serviteur enivré. jusqu’au moment où je pourrai lui donner audience. La reine, qui avait suivi de près l’agent du mandarin, avait entendu ces paroles, mais celui-ci s’acquitta parfaitement des ordres de son maître. Il tint les propos les plus indécents à Idamée, qui ne savait quel parti prendre : elle eut beau vouloir, par son honnêteté et sa douceurBien qu'Olympe de Gouges qualifie un peu plus haut la reine de « coupable », elle rappelle ici certaines de ses qualités telles que « l'honnêteté » et la « douceur ». Le fait qu'Idamée soit prête à commettre un adultère ne semble pas devoir lui ôter la sympathie du lectorat., rappeler cet homme grossier à son devoir, elle en reçut les attaques les plus désagréables et les plus humiliantes. Elle eut à peine la force de se débarrasser de cet audacieux, et de courir dans l’appartement du mandarin. Elle ouvre avec précipitation les rideaux de son lit pour se faire reconnaître, et lui demander secours et vengeance. Ô surprise cent fois plus cruelle que tout ce qui lui était arrivé jusque-là ! Le mandarin avait dans ses bras une jeune personne, et parut peu touché de la démarche de la reine. Loin même de chercher à se justifier et à l’apaiser, il eut l’affreux courage de lui faire des remontrances vives sur sa démarche, en lui conseillant de repartir sur-le-champ. Il lui avoua que tout était fini entre elle et lui. — Oui, dit-elle, je le vois. — Je me punirais sur-le-champ de ma faiblesse, de mon crime, s’il ne devait point rejaillir un jour sur mon fils, sur mon époux, sur mon roiIdamée refuse de se suicider, parce que cela rendrait sa faute publique, ce qui ferait du tort à Almoladin et à Noradin.. Mais ayant aperçu le poignard du mandarin sur la cheminée, elle s’en saisit, et plus prompte que l’éclair, en frappe le perfide de trois coups dans le sein. Elle sort sans être aperçue : elle était si agitée, qu’elle remonta tout en fureur sur l’éléphant qui l’avait amenée. Il faisait un froid des plus rudes ; la transpiration s’arrêta, et une fièvre mortelle s’était emparée d’elle avant qu’elle arrivât à son château. Elle n’avait plus la force de conduire son éléphantLa fantaisie orientale l'emporte à nouveau sur la vraisemblance avec ce choix de monture surprenant pour une reine qui doit être discrète. ; mais cet animal, dont l’instinct est si singulier, la conduisit de lui-même aux portes du château. Il frappa avec sa trompe : ses confidentes, qui l’attendaient, vinrent la recevoir sur-le-champ ; elle expira un instant après dans leurs bras, et ne put prononcer que ces paroles : Ô mon fils ! ô mon époux ! que je suis coupable !

On envoya un courrier au roi de Siam, en lui faisant savoir que la reine était morte subitement. Cette malheureuse nouvelle consterna toute la cour. On reçut en même temps avis par un autre courrier que le mandarin avait été assassiné de trois coups de poignard dans son lit, par une femme déguisée qui avait disparu sans qu’on eût pu découvrir qui elle était. Le roi, qui connaissait l’amour criminel que la reine nourrissait dans son cœur, devina la cause de ces deux événements. Il partit sur-le-champ pour se rendre auprès de sa femme avec son sage mandarin. Arrivé dans ce triste château, il eut le courage de demander à voir sa trop coupable épouse. Il répandait des larmes en la considérant ; ensuite, se tournant vers ses confidentes : Je veux savoir la vérité, dit-il, c’est à ce prix que je vous ferai grâce. On ne lui cacha rien, et on lui répéta les dernières paroles de la reine. Il ne douta plus qu’Idamée n’eût tranché les jours de son perfide amant. Il ordonna la pompe funèbre pour le lendemain ; mais il se rendit la nuit dans le gouvernement du mandarin, pour savoir si personne n’avait reconnu la reine. Il questionna beaucoup tous les gens du mandarin, mais on s’accorda à lui dire que c’était une femme absolument inconnue ; mais qu’on n’en retenait pas moins dans les fers la jeune personne qui était dans le lit du mandarin quand cette femme inconnue l’avait poignardé, et que le valet de chambre était également en prison.

Le roi les fit paraître devant lui, les questionna l’un et l’autre, et ils ne lui répondirent que ce qu’il savait déjà. La jeune personne ajouta seulement qu’elle avait été surprise dans le sommeil par cette inconnue, et qu’à peine elle avait eu le temps de la regarder ; que le mandarin avait été poignardé par cette femme ; que le trouble où ce malheur l’avait jetée, lui avait ôté l’usage de la parole, et qu’elle n’avait pu crier au secours et faire arrêter cette criminelle, ce qui aurait empêché qu’elle-même ne fût mise dans les fers. Vous êtes innocents l’un et l’autre, leur dit le roi, et celle qui a commis le crime est en mon pouvoir. Il fit donner une somme à cette fille publiqueFille publique : prostituée., mais à condition qu’elle s’établirait avec un homme pauvre, mais honnête. La jeune personne, qui n’avait pas tout à fait les sentiments corrompus, se jeta aux pieds du roi, lui avoua que c’était par mauvais traitements et par contrainte qu’elle avait été conduite à faire un état aussi méprisable ; que c’était une de ses propres tantes qui l’y avait réduite, en l’empêchant d’épouser un jeune homme honnête qu’elle aimait et dont elle était aimée ; qu’elle ne doutait pas même qu’il ne s’établît encore avec elle. Le roi demanda son nom : il le fit venir, et il lui demanda s’il aurait de la répugnance à épouser son amante. Aucune, répondit-il, grand roi ; elle est plus à plaindre que coupableL'écriture est ici assez moderne, car la jeune femme n'est pas condamnée pour ce que la société d'Olympe de Gouges jugeait sévèrement. La tragédie de la reine permet par ailleurs de sauver cette jeune femme anonyme d'une vie de misère., et je suis prêt à la tirer de l’abîme où elle s’est plongée, si je puis l’emporter sur sa cruelle tante. Oui, lui dit le roi, vous le pouvez. Je le permets, je l’ordonne. Le mariage se fit en deux jours. Almoladin revint tristement se mettre à la tête du convoi de sa coupable épouse. Il lui rendit les honneurs les plus pompeux ; on la conduisit de son château à Siam. Cette cérémonie, quoique lugubre, n’en était pas moins superbe. Une musique funèbre accompagnait le convoi : il y avait quatre mille torches allumées. Les hommes et les femmes qui les portaient étaient tous couverts d’un voile blancLe blanc est la couleur du deuil à Siam comme dans d'autres pays d'Asie.. Le corps était sur un char garni d’étoffe de même couleur, ainsi que les éléphants et les chameaux. Tous les habitants de Siam accompagnaient Noradin, et la princesse son épouse, et toute la cour. Ils vinrent au-devant du convoi à deux lieues de la ville. Noradin aimait sa mère tendrement. Sa douleur était visible, et même excessive. Il était si changé et si abattu depuis quatre jours que le roi, en le revoyant, recula de frayeur. Qu’avez-vous, mon fils, lui dit-il ? Que vous êtes changé depuis le peu de temps que je vous ai quitté ! — Ah ! mon père, pouvez-vous le demander ? Il ignorait la conduite criminelle de sa mère. Quel cruel remède fallait-il employer pour le consoler ? Almoladin ne voulait pas redoubler la douleur de son fils, et l’accabler de confusion en lui dissimulant ce honteux mystère : il se contenta de lui représenter qu’il était père, qu’il était époux. Ces titres sont plus chers que celui de fils. Je regrette la reine, disait-il, vous n’en doutez pas ; mais il faut respecter les décrets du destin. Ces paroles d’Almoladin le calmèrent un peu, et le temps acheva d’apaiser sa vive douleur. Son épouse était prête à mettre au jour le second fruit de leurs fidèles amours, et elle accoucha effectivement d’une princesse : Noradin en parut satisfait. Ô roi de Siam ! voici le moment qui va fixer ta destinée, te voilà maître désormais de ton sort. Tu n’es point coupable, tu n’as jamais rien fait qui puisse un instant altérer ta réputation. Puisse un jour la Providence te récompenser de tes vertus, de ta sagesse et de tes travaux religieux ! Il laissa à son fils le temps d’essuyer les larmes qu’il répandait sur la tombe de sa mère. Au bout de six mois, il lui fit part de son projet pour ce qui le concernait. Mon fils, lui dit-il, je vous ai élevé pour régner un jour à ma place. Je vous ai laissé quelquefois entre les mains le pouvoir de commander à mon peuple, et je ne l’aurais pas mieux gouverné. Je vais donc quitter ma couronne, et la placer sur votre tête : c’est un dépôt sacré que je vous confie ; mais si, par un malheur auquel je ne puis m’attendre, vous vous rendiez un jour indigne de la porter, je l’arracherais de dessus votre tête, non pour la remettre sur la mienne, mais pour la déposer entre les mains du peupleLe régime instauré par Almoladin est une monarchie conditionnelle, où le pouvoir procède du peuple.. Vous connaissez mes sentiments, ils sont inébranlables. Régnez à ma place, je veux m’instruire, je veux voyager inconnu. À ces mots le prince se jeta à ses genoux, le conjura de ne point abandonner son royaume à son inexpérience, et lui protesta que sa présence était cent fois plus chère à ses yeux qu’un sceptre. Arrêtez, mon fils, lui dit Almoladin, vous connaissez votre père. Il vous aime, il a tout sacrifié pour vous, pour son peuple ; mais il est temps qu’il s’occupe de lui-même. La couronne n’est point un fardeau pour quiconque est digne de la porter. Vous êtes en état de soutenir son poids. Vous serez conduit par de sages mandarins, et partout où je serai j’aurai les moyens d’être instruit de votre conduite.

Noradin, qui connaissait la fermeté du roi, cessa de lui faire des représentations. Il se contenta d’en gémir dans son particulier. Almoladin mit dans son secret son sage mandarin. Il lui recommanda de ne jamais le violer, sous peine d’encourir son indignation, et de résister aux instances de son fils, quand il serait une fois absent ; qu’il connaissait sa tendresse filiale, et qu’il ne doutait pas qu’il n’employât tous les moyens possibles pour découvrir son asile, la retraite où il espérait de s’aller fixer à jamais. Hélas ! grand roi, lui répondit le mandarin, je l’ai prévu depuis longtemps : vous voilà libre ; votre fils, ainsi que vos sujets, vont vous perdre pour toujours, mais je respecterai vos volontés, et j’exécuterai vos ordres en sujet fidèle et soumis. Dites plutôt en ami sincère, reprit le roi, parce que je compte plus sur votre amitié que sur votre devoir. Le mandarin faisait ses efforts pour étouffer ses larmes ; il connaissait la fermeté du roi, mais il connaissait aussi sa sensibilité, et ne pouvant pas le faire renoncer à son projet, il ne voulut pas l’affliger. Ils terminèrent donc leur conversation par arrêter le jour où il abandonnerait la couronne à son fils. On manda tous les grands du royaume. La cérémonie devait se faire publiquement dans les galeries du palais. Le peuple et les grands ignoraient le motif des ordres du roi. Enfin le jour de cette fameuse cérémonie arriva. Almoladin parut aux yeux de son peuple sur son trône avec toute la pompe royale, et tint ce discours : « Mes enfants, voilà la quatorzième année que vous êtes sous mes lois, elles ne vous ont point accablés, et mille fois votre tendresse m’a prouvé que vous étiez satisfaits de votre souverain. Je n’ai point régné sur vous en despote, je vous ai toujours chéris et gouvernés en père ; mais si le destin m’eût permis de choisir mon sort, je n’aurais pas ambitionné celui des rois. Je n’oublierai jamais les paroles sacrées de l’auteur de mes jours, à son dernier moment. Mon fils, me dit-il, un bon roi qui a tout fait pour son peuple n’a point encore assez fait s’il ne lui donne un successeur digne de le remplacer. Mon fils est déjà en état d’occuper ma place. Je n’ai point voulu faire cette abdication qu’en votre présence, mais voici la condition que je suis résolu d’imposer à mon fils. J’ignore combien d’années je serai absent de mon royaume. J’entends et je prétends qu’on n’exécutera point, sans mes ordres, aucun arrêt de mortLa peine de mort n'est pas entièrement supprimée, mais elle est suspendue par la retraite d'Almoladin. porté contre un criminel quelconque. Ces bâtiments que j’ai fait élever serviront à renfermer tous les coupables. Je me flatte, j’ose espérer qu’ils ne seront jamais pleins : voilà ma première condition. La seconde est le fruit de ma prudence et de ma philosophie. Si mon fils se rendait jamais indigne de l’amour de son peuple, s’il devenait tyran de ses sujets, je viendrais pour lui enlever la couronne et la remettre entre vos mains, afin qu’aucun de ma race ne montât jamais par la suite sur le trône. Voilà mes conditions et mes dernières volontés ». Les grands et tout le peuple fondirent en larmes à ce discours ; mais il fallait se soumettre aux volontés d’un roi tout-puissant, et qui n’avait jamais pour but que le bien de ses sujets.

Noradin se jeta de nouveau aux pieds de son père pour le prier d’examiner la consternation et la douleur peintes sur tous les visages. Mon fils, lui répondit le roi en le relevant et en lui posant sa couronne sur la tête, puissiez-vous un jour inspirer les mêmes sentiments, les mêmes regrets, et je m’applaudirai des larmes que j’ai fait couler. Ô mon père ! reprit le jeune prince, enflammé par la gloire et l’exemple d’Almoladin, que ce bandeau royal, dont vous ornez mon front, me soit arraché ignominieusement, si jamais je m’écarte de mon devoir envers mon peuple, et si je ne respecte en tout vos dernières volontés. J’ai appris à régner sous vos lois ; eh ! pourrais-je jamais devenir un tyran ? Je ne sais si vos sujets seront satisfaits par la suite de m’avoir pour leur roi, mais qu’il me serait doux, en marchant sur vos traces, d’espérer de vous remplacer un jour.

À ces mots, tout le peuple ne put s’empêcher d’applaudir. Mon fils, lui dit le roi, ce suffrage de votre peuple vous prouve déjà sa tendresse, et est d’un bon augure pour votre règne. Almoladin descendit du trône, et en regardant son peuple lui dit : Voilà maintenant votre roi. Tout le monde se jetait à ses pieds, l’embrassait. Almoladin ne pouvant tenir à ce spectacle, disparut. On s’en vengea sur Noradin, qui fut comblé de caresses. Sa candeur, sa jeunesse, son esprit, tout faisait espérer que son règne serait des plus heureux.


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