Corpus Le Prince philosophe

2-9 Le temple des Derviches

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Almoladin ne parla plus de son départ. Il resta encore quelque temps à Siam pour voir agir son fils. Il se promenait partout comme un simple citoyen. Quand il vit que son fils conduisait bien le royaume, et que son peuple était content de son nouveau roi, il songea à s’éloigner. Il laissait son fils entre les mains d’un sage mandarin, d’une épouse adorable, qui faisaient le bonheur de ses jours, ainsi qu’un prince et une princesse bien capables, par leur présence et leurs caresses, d’adoucir la perte d’un père. Il connaissait l’attachement de son fils, il l’adorait lui-même, mais les traits et les vertus de Palmire gravés dans le fond de son cœur l’emportèrent. Il n’avait régné que pour rendre heureux son peuple, et il ne l’avait jamais été lui-mêmeOlympe de Gouges construit ici la figure d'un monarque idéal, s'oubliant à la faveur du bien de son peuple. . Il était bien temps que ce prince philosophe s’occupât de son bonheur, quand il n’avait travaillé sans relâche jusque-là qu’à celui des autres. Il prépara tout ce qu’il fallait pour son voyage, et il n’avertit le mandarin qu’au moment de son départ. Je n’ai pas besoin de vous apprendre de quel côté je porte mes pas, lui dit-il : Vous m’instruirez toujours de tout à l’adresse de Palémon, non dans l’asile qu’il habite actuellement, mais au hameau où nous déposâmes pour la première fois PalmireLe village des bergers, à proximité de l'île où se sont retirés Palmire et Palémon.. Voilà une lettre pour mon fils ; vous pouvez la lire, et vous verrez ensuite comme vous devez vous conduire. J’ai recours à la feinte pour la première foisContrairement à ce qu'il affirme, Almodalin voyage souvent incognito et il s'est déjà fait passer pour Corydas lorsqu'il est entré dans le palais de l'empereur de Chine., mais je veux détourner toutes recherches. Embrassez-moi, mon ami, et veillez sur mon fils, sur son épouse, sur ses enfants. Hélas ! puissiez-vous vivre autant qu’eux, et me donner toujours de leur part d’heureuses nouvelles !

Le mandarin alla le conduire à deux stadesStade : unité de mesure antique correspondant deux cents mètres environ. de Siam : là il prit des habits de paysan, et abandonna son nom ; il prit celui de CorydasAlmoladin prend le nom du premier amant de Palmire, mort de chagrin après l'enlèvement de celle-ci par des pirates. ; et sous ce costume, il fit cent stades à pied. Il s’arrêta à un petit port, qui n’était qu’à deux ou trois lieues de mer de l’île qu’habitait Palmire. Il acheta une chaloupe : il s’y embarqua, se mit à ramer, et bientôt il aperçut le rocher, qui lui parut bien moins grand, bien moins élevé, et moins considérable. Il attacha sa barque, et le parcourut avec rapidité. Ô terrible surprise ! La mer avait couvert la colline, à peine découvrait-on quelques branches d’arbres qui flottaient sur les eaux. L’île avait disparu. Ô roi malheureux ! prince infortuné que vas-tu devenir ! Il regarde en vain autour de lui, il ne voit qu’un immense rocher. Sa philosophie, sa sagesse ne sont point assez fortes pour l’empêcher de se livrer à la douleur. Il s’assied sur le plus haut d’une roche où il pleure amèrement. À l’instant où il se livrait à toute son affliction, il aperçoit à ses pieds ces mots gravés : « Palmire et Palémon ont abandonné cet asile ; un Dieu bienfaisant les a sauvés du péril qui les menaçait ». Le prince aussitôt dévore de plaisir ces caractères. Il ne doute pas que ce ne soit la main de Palmire qui les a tracés. Il ajoute à cette inscription ces paroles : « Le nouveau CorydasNouveau Corydas, Almoladin corrige la trajectoire tragique de l'amour de Palmire. Il se construit aussi une nouvelle vie en évitant d'être reconnu ou retrouvé. de Siam cherchera donc par toute la terre Palmire et Palémon ». Il va rejoindre sa barque. Il veut avancer pour arriver au petit hameau où Palmire avait reçu le jour, mais il ne fut pas plus satisfait. Le hameau avait été submergé. Se hasarder longtemps sur la mer dans une simple chaloupe, n’était pas un parti prudent. Il regagna donc le port qu’il venait de quitter, pour s’embarquer sur un vaisseau qui pût le conduire dans le Royaume de Golconde. Deux motifs l’engageaient à revoir ce pays, mais il ne voulait point s’y faire connaître ; il voulait le parcourir incognito, ce qui lui était facile : il y avait seize ans qu’il l’avait quitté, et son costume d’ailleurs plus que tout le rendait méconnaissable. Il s’embarqua dans un navire marchand qui faisait voile pour Golconde. Il entendit beaucoup parler de lui durant la traversée. Le capitaine, l’équipage, les passagers ne cessaient de s’entretenir de l’absence du roi de Siam, du chagrin de son fils et de son épouse, de la douleur de tout son peuple, qui tous regrettaient de l’avoir perdu. Le faux Corydas feignait de ne rien entendre à cette conversation. Il aurait été trop aisé de le reconnaître ; tout le monde admirait sa noblesse sous ces vêtements rustiques et grossiers. Almoladin avait une taille et un portPort : manière de se tenir, maintien. qui n’étaient point ordinaires, de grands yeux noirs qui en imposaient lorsqu’il fixait quelqu’un. On le questionna plusieurs fois ; ses réponses étaient froides et sages. Tout le monde ne lui parlait qu’avec respect, comme si l’on eût eu quelque pressentiment qu’il était né pour recevoir ces hommages. Ah ! sans doute Almoladin, sous ce costume, n’eût pas été moins capable de donner des lois à l’univers entier.

Le navire aborda au même port où il avait été conduit autrefois par des brigands. Il prit le chemin de la forêt où il avait été arrêté. Ô surprise agréable ! la forêt avait disparu, une superbe ville s’était élevée à la place. Les arts et le commerce y fleurissaient. Il la parcourut en peu de temps. Il reconnut sa statue au milieu d’une place superbe. Il était représenté monté sur un éléphant, et au bas était une inscription gravée sur une pierre de marbre, telle qu’il l’avait vue dans son rêveLors de sa première visite aux brigands, dans la première partie du roman, Almoladin a fait un rêve prémonitoire où il a vu cette ville et cette statue à sa gloire.. On le suivait déjà de près, et tout le monde le considérait. On s’écriait même quelquefois : Ah ! que ce paysan ressemble au roi Almoladin. Il fit semblant de ne pas entendre ces paroles, et il sortit de la ville avant qu’une foule de peuple eût pu l’entourer. Il reprit la route de Siam par terre, quoique les chemins fussent peu fréquentés, afin d’éviter l’occasion d’être reconnu. En vain il demandait partout Palmire et Palémon, personne ne les connaissait. Il arriva dans un lieu inconnu au reste des mortels, qui offrait aux regards un séjour sombre et solitaire : des peupliers s’élevaient à perte de vue sur un des côtés, de l’autre était un rocher escarpé ; la mer venait se briser au pied : en face de ce rocher, du côté des peupliers, on voyait un temple antique, résidence des DervichesLes derviches sont les membres de communautés religieuses musulmanes. Olympe de Gouges écrit le mot avec une majuscule et construit le portrait de religieux manipulateurs en empruntant des éléments à différentes traditions religieuses.. Almoladin s’assit un instant pour contempler ce lieu solitaire. Quel fut son étonnement de voir arriver un jeune homme qui s’arrête à la porte du temple, et qui pousse de longs soupirs ! Il va ensuite s’asseoir au pied d’un arbre, et chante ces paroles.

Vastes bois, temples antiques, Rochers prêts à tomber sur moi, Et vous, Pins mélancoliques, Vous ne m’inspirez pas d’effroi. Dans l’horreur de vos ténèbres, Où mon chagrin me poursuit, Je me plais aux cris funèbres Des tristes oiseaux de la nuit.

Hélas ! depuis qu’une ingrate A trahi les plus tendres amours, Il n’est plus rien qui me flatte, Et je fuis la clarté du jour. Je n’aime que la nuit sombre, Où je rêve à mon malheur, Dans le silence et dans l’ombre Je jouis mieux de ma douleur.

Ô toi ! que j’ai tant aimée Pense que je t’aime encor, Et dans ton âme alarmée Ne sens-tu pas quelque remords ? Viens avec moi, si tu m’aimes ; Habiter dans ces déserts : Nous y vivrons pour nous-mêmes Oubliés de tout l’univers.

Non, j’ai cessé de te plaire. C’est un crime : il faut m’en punir, Oisif, errant, solitaire, Loin de toi je dois me bannir. Reste, embellis par tes charmes Les lieux dont tu fais l’honneur ; Et ne viens point voir mes larmes, Elles troubleraient ton bonheur.

Pour la deuxième fois, le récit est interrompu par une romance, c'est-à-dire par un texte en vers. Dans la première partie, le berger Corydas chantait sa douleur d'avoir perdu Palmire, enlevée par des pirates. Ici, un autre berger chante son désespoir de n'être pas aimé en retour. Tous deux évoquent la mort, mais, contrairement à Corydas, ce berger retrouvera sa bien-aimée et comprendra qu'il est aimé.

Almoladin écoutait ce jeune homme avec plaisir. Il entendit qu’il disait : Voilà la terrible demeure du vieux Derviche et de ses disciples. Je tremble, mais n’importe, il faut le consulter : on assure qu’il lit dans l’avenir. Approchons de cette terrible enceinte. Almoladin se dit en lui-même : Ce temple renferme un autre genre d’enchanteurs. Voyons et observons tout sagement. La porte du temple s’ouvrit, et le vieux Derviche sortit du temple accompagné de douze des siens. Ils avaient des barbes d’une longueur extraordinaire. Le jeune homme commença par ces paroles. Grand prophète, l’amour me conduit à vos pieds : que dois-je espérer ; je suis un berger du hameau prochain, épris depuis longtemps des charmes de la belle Amynthe qui me dédaigne, et semble même soupirer pour un autre. Suis-je aimé ? suis-je haï ? Le Derviche lui répondit sagement et avec un ton grave : Jeune homme, c’est l’un ou l’autre ; cependant attendez tout de mon art, je vais faire un tour sur le rivage, et bientôt je viendrai vous révéler ce que la destinée vous prépare. Il disparut à l’instant. Almoladin ne put s’empêcher de rire de la réponse et de la promesse du DervicheLe rire moqueur d'Almoladin dévoile les mensonges du religieux.. Le jeune homme lui faisait pitié, mais il voulut voir exercer tout le pouvoir de ce vieux imposteur, sur un jeune homme faible et crédule. Il fut donc se cacher derrière un arbre pour mieux entendre et n’être point vu. Le jeune homme entra dans le temple pour attendre le retour du Derviche. À peine y fut-il entré, qu’Almoladin vit arriver deux jeunes bergères : toutes les deux étaient d’une beauté ravissante ; mais l’une portait une figure triste et abattue, et l’autre avait la joie peinte sur ses traits. Quoi, ma sœur, dit celle qui avait l’air enjoué, faut-il qu’un ingrat vous cause tant de chagrin ? Le voilà parti du village, et vous allez le chercher partout ? Vous pensez que le vieux Derviche vous en donnera des nouvelles ? Moi, je crois qu’il n’en saura pas plus que moi à son sujet. Ces hommes qui prétendent lire dans l’avenir ne sont pas trop sages, encore moins ceux qui vont les consulterCette scène fait écho au passage où Almoladin et son fils dévoilent les supercheries des charlatans.. Pour moi, qui ne m’afflige de rien, tout ce qu’ils pourront me dire m’importe fort peu, et je m’en amuserai au contraire infiniment. Vous ne respectez rien, ma sœur, lui dit Amynthe, car c’était la bergère pour laquelle le jeune homme venait consulter ; et si jamais vous connaissez l’amour, vous verrez qu’il n’y a rien qu’il ne fasse entreprendre. Restez en attendant le Derviche : je suis curieuse de parcourir le rocher, de voir si je ne découvre rien. Allez, lui dit Florinde, c’était le nom de l’étourdieÉtourdie a ici une connotation positive. Le mot désigne une personne qui agit ou qui réfléchit à la légère, sans accorder d’importance à ce qui l’entoure. Dans une telle circonstance, c’est une qualité puisqu'elle évite à Florinde d'être impressionnée par les derviches. , allez : je vais en attendant consulter l’OracleGouges use de différentes traditions religieuses pour construire sa critique du fanatisme. Ces éléments éclectiques participent à la construction d'un Orient fantasmé. pour vous.

Almoladin s’applaudissait que le hasard l’eût conduit dans ce lieu ténébreux, qui n’en était pas moins beau et imposant. En réfléchissant sur la visite que ces deux bergères et ce jeune berger venaient faire au temple des Oracles, il voyait évidemment que ceux qui s’abandonnent aux charmes de l’amour sont capables de toutes sortes d’absurdités, et que la jeune étourdie était bien plus raisonnable que celle qui portait dans toute sa personne un air de prudence et de modération. Florinde, fatiguée d’attendre le Derviche, entra dans le temple, mais elle ressortit bientôt tout échevelée, et dans un désordre assez grand. Douze Derviches marmottaient des paroles hébraïques, et dansaient autour d’elle, ayant à leurs mains des torches allumées. Florinde, sans avoir peur, cherchait à éviter les torches, et à se défaire des griffes de ces prétendus démons. Le vieux Derviche arriva du côté du rocher, et il fit signe aux douze Derviches de se retirer : Imprudente jeune fille, lui dit-il, qui peut vous avoir engagé à pénétrer jusqu’au fond de cette ténébreuse enceinte ? — Il n’y a pas tant de mystère, lui répondit Florinde : c’est sa curiosité. — La curiositéLa condamnation de la curiosité par le Derviche s'oppose à la philosophie des Lumières et la devise sapere aude (ose penser par toi-même). ! reprit le vieux Derviche. — Sans doute, lui répondit Florinde ; et je n’ai rien vu de si extraordinaire que toutes ces grimaces, qui m’auraient fait rire, si je n’avais pas eu peur d’être brûlée. — Le Derviche aussitôt entra en fureur, et s’écria : Habitants des enfers, poursuivez cette impie ! — Aussitôt il se roule par terre, il marmotte des paroles qu’Almoladin ne put comprendre, il s’enveloppe de sa robe, et court bien vite se renfermer dans le temple.

Almoladin vit que la jeune fille était plus que gaie et étourdie, qu’une aimable philosophie se mêlait à son enjouement. Elle avait poussé à bout le vieux prophète, et le roi de Siam n’aurait pas fait plus. Enfin il sortit tout à coup de derrière l’arbre où il s’était caché, ce qui effraya Florinde, et la fit reculer. Almoladin la rassura bientôt ; et comme il était instruit de ce dont il s’agissait, il vit que les deux amants s’aimaient beaucoup, sans s’être mutuellement communiqué leur passion. Il se dit en lui-même : Je ferai plus que les Derviches, je les réunirai et je ferai encore le bonheur de deux êtres qui s’aiment. Ah ! que ne puis-je de même trouver quelqu’un qui me rende mon adorable Palmire ! mais déjà les Derviches s’étaient emparés du jeune homme, l’avaient effrayé sur le compte de son amante, et lui avaient fait dire par l’oracle qu’il devait y renoncer et servir les dieux dans leur temple. Comment l’arracher de ce temple ! L’autel est paré, la victime est toute prête, et la porte du temple est fermée à tout mortel.

Amynthe revint toute en pleurs, et n’avait point découvert son amant. Il ne lui restait plus qu’à consulter les Derviches ; mais quelle fut sa surprise de trouver sa sœur avec un étranger ! quoique naturellement timide, l’aimable candeur de l’inconnu lui inspira d’abord la plus grande confiance.

Almoladin lui fit reconnaître toute son erreur, et lui apprit que son amant était dans le temple ; qu’il était venu comme elle pour consulter ce faux prophète. Il ajouta qu’il lui était toujours fidèle, et que sa démarche prouvait assez qu’il l’aimait, et qu’il n’avait jamais aimé qu’elle. Il lui assura que son amant serait au comble de ses vœux, quand il saurait que son amante n’aime que lui. Il s’offrit même à aller chercher le berger d’Amynthe. Il alla effectivement frapper plusieurs fois à la porte du temple. Enfin elle s’ouvrit ; mais quelle fut sa surprise de voir le temple éclairé, et le jeune berger au milieu déjà revêtu d’un habit de Derviche ! Il avait les cheveux épars, une couronne sur la tête ; et il était à genoux au pied de l’autel. À cet aspect le roi de Siam sentit, pour la première fois, une fureur qu’il eut peine à réprimer. Il vit que tous ces hypocrites avaient induit en erreur le jeune berger. Que pouvait-il faire seul contre trente de ces charlatans, les uns plus robustes que les autres ? Il crut qu’il fallait agir d’adresse, et surtout employer la voie de l’intérêt. Quoique seul, il portait sur lui des pierreries précieuses. Pour avoir ce jeune homme, dit-il, il faut agir avec ces gens-là comme avec un racoleur, il n’aura point prononcé ses vœux, si l’on propose des présents pour le retirer de leurs mains. Tous les jeunes Derviches sortirent les premiers du temple : le vieux tenait le jeune homme par la main. Amynthe ne reconnut pas d’abord son amant, à cause de son costume. Ô fatale entrevue ! cruelle destinée ! les deux amants se regardent et se reconnaissent. Le vieux Derviche, qui s’aperçut que le jeune homme rougissait et versait des larmes, lui adressa ces paroles : Réjouissez-vous plutôt ; vous êtes l’enfant des dieux, et vous n’aurez plus rien de commun avec le monde, il est pervers, méchant, trompeur. — C’est vous-même qui m’avez trompé, lui dit le jeune homme. Perfide ! vous m’avez assuré qu’Amynthe ne m’aimait point, et qu’elle soupirait pour un autre ; hélas ! je vois à sa pâleur, à son trouble que vous ne m’avez pas dit la vérité. Oui, je désavoue tout ce que je viens de vous promettre. Il arrache sa couronne, la jette par terre, ainsi que sa longue robe. Tous les Derviches lèvent les bras au ciel, se roulent par terre, et font tous des grimaces épouvantables. Almoladin considérait tout cela avec sang-froid, et Florinde riait aux éclats. Le Roi de Siam lut dans les yeux du vieux Derviche qu’après les grimaces, il allait mettre la force en usage. Almoladin, en homme prudent et sage, tira de sa poche un petit taureau en or, dont les cornes étaient en diamants. À cet aspect, le Derviche recula d’admiration, ensuite se rapprocha, et considéra longtemps le taureau sans rien dire. Ensuite il s’écria : Dieux, si je possédais ce trésor !La convoitise du Derviche révèle son hypocrisie. Je donnerais bien pour lui la moitié de mes Derviches. Je ne vous en demande qu’un, répondit Almoladin, et celui qui ne veut pas rester parmi vous. Déjà les autres Derviches avaient saisi le malheureux jeune homme ; on l’avait arraché des bras de son amante, qui s’était évanouie dans les bras de sa sœur. Très volontiers, reprit le vieux Derviche, en se jetant à corps perdu sur le taureau qu’Almoladin ne lâcha point. Arrêtez, mes fidèles compagnons, je vous ordonne d’abandonner ce profane. Il n’est pas digne d’habiter parmi nous. Notre temple serait bientôt renversé s’il restait davantage en ces lieux. À ces mots les jeunes Derviches le poussèrent hors du temple, et y entrèrent en foule. Alors Almoladin lâcha le taureau, et le vieux Derviche s’en saisit bien vite, et ferma aussitôt sur lui les portes du temple. Almoladin prit le jeune homme par la main, le conduisit aux pieds de son amante, en lui disant : Jeune homme, quelle imprudence vous avez commise ! Tous les trois reconnurent l’important service que l’étranger venait de leur rendre, mais surtout Amynthe, qui ne put s’empêcher de laisser éclater toute sa tendresse. Le jeune homme ne savait quelles expressions employer pour témoigner à Almoladin toute sa reconnaissance. Hélas ! lui dit-il, si vous pouvez me donner des nouvelles de deux personnes que j’ai cherchées en vain jusqu’à présent, jamais vous ne serez mieux acquitté de la reconnaissance que vous croyez me devoir. — Quelles sont ces deux personnes ? — C’est Palmire et Palémon, dit le nouveau Corydas. — Palmire et Palémon ! répète le jeune homme, ces noms ne me sont point étrangers. N’est-ce pas un vieillard, avec sa fille et un petit enfant de trois ou quatre ans ? À ces mots, le roi embrasse le jeune homme, et lui dit à son tour qu’il lui devra son bonheur, son repos, s’il ne le trompe pas… Où sont-ils ? où pourrai-je les trouver ? Leur asile est-il éloigné d’ici ? — Je ne peux vous répondre à peu près de l’endroit : il y a quelques jours que nous vîmes débarquer dans notre petit port, un vieillard qui se nomme Palémon, et une jeune personne qui porte le nom de Palmire, et qu’il appelait sa fille. Ils voulaient d’abord se fixer dans notre pays, mais la mer les effraya trop. Je crois, si je ne me trompe, qu’ils sont à dix stades d’ici, dans un village situé sur le sommet d’une montagne ; et si vous voulez monter avec moi sur le haut du rocher, je vous le ferai voir, quoique très éloigné. Almoladin n’hésita pas un instant d’aller reconnaître le lieu qu’on lui désignait.

Enfin il avait des nouvelles de Palmire, et c’était beaucoup pour lui. L’espérance de la retrouver le rendait le plus heureux des hommes.

Il prit congé de ces deux jeunes amants qui le comblaient de caresses, et qui lui firent promettre qu’il viendrait les voir, s’il retrouvait son adorable Palmire. Almoladin les engagea à fuir sur-le-champ le lugubre séjour ; que ce n’était point un lieu propre pour des amants ; qu’il leur souhaitait toutes sortes de contentement, et qu’il les reverrait avec plaisir. Chacun prit une route opposée. Sans doute il fut longtemps question d’Almoladin parmi ces villageois ; car sans lui l’amant d’Amynthe aurait péri peut-être dans les tourments les plus affreux ; mais laissons ces jeunes amants heureux, et suivons le roi de Siam.


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