Corpus Le Prince philosophe

2-10 Union d’Almoladin et de Palmire

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Il ne se donne pas le temps de se rafraîchir, il suit la route indiquée avec une rapidité incroyable. Enfin, avant de monter à ce village, il se décida à se reposer un instant. Il contempla avec admiration la disposition de ce charmant pays. Il aperçoit au bas de cette montagne un coteau, sur lequel on a bâti une petite maison de fermier. Au pied de cette masureMasure : maison vétuste. était un immense vallon, où la nature avait disposé d’une manière agréable des allées d’arbres ; des ruisseaux et des prairies ornaient cet aimable séjour. Le coteau fixait le plus son attention, quoique ce ne fut pas là qu’il devait porter ses pas. Il avait déjà passé le chemin qui pouvait l’y conduire, il pouvait être à peu près à un demi-stade de la chaumière… Il crut apercevoir une femme qui en sortait. Aussitôt il prit son télescope. Ô surprise admirable ! … Est-ce Palmire ? Est-ce ma divinité ? … C’est une femme de la plus riche taille, svelte et faite à peindre, d’une figure superbe, et joignant à la grâce les traits les plus enchanteurs. Palmire n’était point forméePalmire n'était point formée : elle n'était encore qu'une jeune fille. lorsqu’Almoladin la quitta. Cette jeune personne s’était développée, et était devenue la plus belle femme qu’on ait jamais vue. Almoladin lui-même s’y serait trompé, si les yeux de Palmire ne lui avaient pas toujours paru les mêmes. Oui, c’est elle, s’écria-t-il : je n’en puis plus douter… Jadis elle était jolie, actuellement elle est belle. Elle n’a fait que changer de beauté. Hélas ! son cœur aurait-il changé de maîtreAlmoladin se demande si Palmire s'est éprise de quelqu'un d'autre en son absence. ? Je deviens pour elle un second Corydas ; mais un autre aura-t-il effacé le souvenir d’un amant qui n’est plus et de celui qui vit encore ?

Palmire s’approchait à grands pas : elle était légèrement vêtue. Elle portait dans ses bras un manteau. Il semblait qu’elle venait directement à lui, mais le chemin était séparé par un grand fosséUn grand fossé : c'est le dernier obstacle à l'amour !. Elle s’approcha assez pour qu’Almoladin ne doutât plus que ce ne fût vraiment elle. Il la vit aborder un vieillard qui était assis au pied d’un arbre avec un enfant. Elle couvrit le vieillard du manteau, et lui baisa les mainsL'aide apportée au vieillard et à l'enfant prouve la vertu de Palmire. Selon Marie-France Silver, elle est l'incarnation d'un idéal féminin pré-révolutionnaire.. Elle s’assit ensuite à ses côtés. Almoladin faillit à sauter dans le fossé pour aller à eux, mais il y avait ensuite autant de danger pour le remonter. Il revint donc sur ses pas, et gagna le chemin avec une telle promptitude, que, quoique le détour eût au moins un demi-stade, il le parcourut en vingt minutesLe stade semble ici un équivalent de la lieue plutôt qu'une longueur de deux cents mètres. Le texte insiste en tout cas sur la vélocité d'Almoladin, porté par les ailes de l'amour. La tonalité est celle du conte merveilleux, avec Palmire qui apparaît comme par magie, métamorphosée en jeune femme d'une grande beauté.. Il les aperçoit de loin, alors tout à coup son courage l’abandonne, ses jambes refusent de le porter. Il arrive cependant avec peine, et s’arrête à quelque distance de Palmire et de Palémon, qui furent étonnés de voir paraître devant eux un étranger au moment qu’ils s’y attendaient le moins ; mais plus ils le considéraient, plus ils se regardaient mutuellement. Que vois-je, mon père ! dit Palmire au vieux Palémon : c’est l’image du bon roi de Siam, de notre bienfaiteur. Il est vrai, dit Palémon, quoiqu’affaissé sous le poids de l’âge, cet étranger offre une ressemblance si frappante de ce grand prince, qu’on peut s’y méprendre.

Almoladin ne disait rien : il s’approchait toujours. Palmire ne put y tenir, elle se lève : non mon père, je ne me trompe pas, c’est lui-même ; c’est le prince Almoladin, ce simple costume ne peut le déguiser à mes regards. Je reconnais mon roi, et je vole à ses pieds. Almoladin la prend dans ses bras : c’est à moi, lui dit-il, adorable Palmire de tomber aux vôtres. Je ne suis plus prince, je ne suis plus roi. J’ai tout abandonné pour vousLes raisons de l'abdication d'Almoladin sont ambigües. Il a renoncé au pouvoir par sagesse, mais aussi par amour.. Je n’ai plus d’épouse. Je suis libre, j’ai déposé ma couronne dans les mains de mon fils, et je me présente à vos yeux comme un second Corydas. À ces mots, Palmire s’évanouit : la joie avait saisi ses sens ; cette aimable pâleur ajoutait à ses charmes. Elle rouvrit bientôt de grands yeux noirs, où le sentiment du plus vif amour était peint. Quoi, mon roi, lui dit Palémon, vous voudriez vous unir à une simple villageoise ! Ô mon père, lui répondit Almoladin, Palmire mérite plus qu’un sceptre, elle mérite tous ceux de l’univers. Un seul était trop peu pour elle, je l’ai abandonné pour ne devoir qu’à elle seule tout mon bonheurL'ancien roi multiplie les démonstrations d'humilité de l'ancien roi, qui font de lui un nouveau Lancelot : ce n'est pas de charrette qu'il est question ici, mais bien de charrue, plusieurs fois évoquée par la suite dans le texte.. Je veux oublier que je fus roi. Ce souvenir serait trop affligeant, je sens que je suis père, mais mon fils est heureux, et sa vertueuse épouse lui fera chérir la couronne. Ne me parlez jamais de la perfide IdaméeIdamée : défunte épouse d'Almoladin.. Le ciel me l’a ravie : le ciel a été juste envers elle. Il me le prouve par le bonheur dont il me comble aujourd’hui. Ô ma chère Palmire, prononcez mon bonheur ! mes jours ne peuvent être désormais heureux qu’autant qu’ils seront enchaînés aux vôtres. La tendre Palmire ne peut exprimer ce qu’elle sent. Elle soupirait depuis longtemps en secret pour Almoladin, mais la distance infinie qu’il y avait entre elle et lui ne pouvait lui faire espérer qu’un jour le ciel l’accorderait à ses vœux. Quoi, lui dit-elle, vous deviendriez mon époux ! je serais à vous ? Non, mon prince, non, mon roi ; ce bonheur n’est pas fait pour une simple bergèreL'extrême humilité de Palmire répond à celle d'Almoladin.… Arrêtez, lui dit Almoladin, et cessez de m’affliger ; je croirais à mon tour que vous ne sentez pas pour moi ce que j’éprouve depuis longtemps pour vous. Auriez-vous oublié la cruelle langueur qui me prit sur le vaisseau ? Avez-vous oublié mes regrets, mes adieux, lorsque je vous remis entre les mains de Palémon ? Mon portrait que je vous laissai, et que je vois encore aujourd’hui sur votre sein, a dû vous rappeler tous les jours que si mon sort eût dépendu de moi, jamais je n’aurais été séparé de Palmire. À présent que je puis disposer de moi-même, et que je viens chercher la récompense due à mes peines, à mes soins, à mes travaux, vous m’opposez mon rang ; j’en suis descendu. Ma couronne, mon sceptre, tout est disparu comme une vaine chimère, mon amour seul me resteAlmoladin est paradoxalement un roi sage mais follement amoureux.. Je n’ai plus que le titre d’homme, titre que je respecte, que j’estime plus que celui de roi qui n’a point les vertus du sage. Je suis actuellement votre égal. Regardez mes vêtements. Vous le voyez ; je n’ai rien conservé de l’éclat du trône. Je travaillerai comme les habitants du hameau, je chérirai mon épouse, mes enfants ; enfin j’aurai trouvé le bonheur que je cherche depuis que je me connais. Il est inutile de nous opposer plus longtemps à de bonnes raisons, ma fille, répondit Palémon : rendez-vous aux vœux d’un homme aussi parfait. Combien de fois vous m’avez entretenu de lui ! Combien de fois vous avez désiré de le revoir ! Le voilà pour la vie avec vous : vous fermerez l’un et l’autre ma paupière, et je vous laisserai heureux sur la terre. Allons tout préparer pour terminer votre hymenHymen : mariage., puisque le roi l’ordonne. — Cessez, mon père, de me nommer ainsi, lui dit Almoladin, je ne veux vivre que pour vous, que pour mon épouse, et je veux être inconnu du reste de la terre. Adoptez-moi pour fils, je veux être Corydas, j’en ai toute la tendresse filiale et tout l’amour pour Palmire. — Hélas ! s’écria-t-elle, il n’y avait que vous au monde, mon cher Almoladin, qui pussiez me faire oublier mon cher Corydas ; et je sens même que si je l’eusse perdu à l’âge où je suis, jamais je ne lui aurais manqué de foi.

Almoladin sentit toute la force de ces paroles. Il y avait en même temps de l’esprit, de la passion et de la délicatesse. Peut-on exprimer le contentement de ce roi trop malheureux pendant si longtemps ? Le voilà satisfait ! Il vit près de la nature… Une femme adorable, une charrue, un troupeau flattent plus son ambition que le trône de Siam, malgré toute sa splendeur. Il voit avec plaisir l’enfant que Palmire élève par ses soins charitables. Elle la chérit comme sa fille : mais au bout de neuf mois, elle se vit véritablement mère d’un fils. Ce n’est plus un prince, c’est un bon paysan qu’on élève sous le chaume et à conduire la charrue. Quel bonheur plus parfait que le sien ! Lui-même avait oublié qu’il eût jamais été roi. Il ne restait cependant qu’à cinquante stades de Siam, et il voulut toujours savoir, à l’insu de son épouse, ce qu’il se passait à la cour de son fils. Il écrivit au Mandarin de lui adresser ses lettres à Palémon, dans le village de Galles ; et, sans se servir du cachet royal, que ces lettres fussent écrites d’un style convenable à des pauvres gens. Enfin, il était doublement heureux. Il apprenait que son fils faisait des merveilles sur le trône ; que ses sujets l’adoraient ; que les belles-lettres fleurissaient à Siam, et que les femmes surtout y avaient beaucoup d’émulation ; que la petite fille qui avait remporté le prix y était un grand personnage, qu’elle était même insinuée dans les affaires de l’État, et qu’elle avait été employée en ambassade à la cour de GolcondeAu moment-même où Almoladin renonce au monde, Gouges rappelle les revendications politiques qu'elle a développée au début de la deuxième partie. Les efforts d'Idamée pour améliorer la situation des femmes n'ont pas été vains. La petite fille qui a remporté l'épreuve de la force face au garçon de son âge prouve quelques années plus tard que les femmes peuvent occuper les places les plus importantes.. Quinze ans s’écoulèrent sans que rien de remarquable se passât à Siam, ainsi que dans la paisible retraite d’Almoladin, si ce n’est la perte du vieux Palémon, qui l’affligea infiniment. Il coulait des jours heureux et sereins. Il élevait son fils dans les principes rustiques ; il l’instruisit cependant, mais il ne lui apprit pas moins à labourer la terre, à garder les bestiaux.


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