Corpus Le Prince philosophe

2-11 La gloire du jeune Palémon

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Ce jeune hommeCe jeune homme : Palémon (le jeune), fils d’Almoladin et de Palmire. avait déjà atteint sa quinzième année, lorsqu’il commença à s’ennuyer de la vie grossière de paysan. Il aimait son père, il idolâtrait sa mère, mais tout son attachement pour les auteurs de ses jours était vivement combattu par la gloire.

Siam commençait à éprouver quelques hostilités. On parlait de la guerre avec le grand MogolLe « grand Mogol » est le nom donné au monarque de l'empire mogol ou moghol, situé dans l'Inde actuelle.. Le jeune Palémon, (car on lui avait donné le nom du vieillard) se sentait dévoré par l’envie de se signaler dans les combats. Il faisait raconter tous les soirs à son père, au retour de la charrue, comment on se conduisait à l’armée.

Almoladin était loin de se défier que son fils lui faisait ces questions pour l’abandonner un jour, et en faire son profit. Il admirait même sa curiosité, son intelligence et sa capacité ; mais il pensait que quand on était né au village, on n’aimait point à vivre parmi les hommes qui ne respirent que le sangLa critique des soldats par Almoladin rappelle que le prince philosophe n'affirme jamais son pouvoir par la violence, que ce soit en politique ou en amour. , l’ambition et la vengeance. Il pensait ainsi, parce qu’il avait vu tout cela de près : mais son fils n’était pas de ce sentiment ; il n’y voyait que la gloire, et une secrète ambition le transportait malgré lui. Enfin, il profita d’un jour de fête où son père et sa mère étaient allés voir le berger qu’il avait arraché au pouvoir des Derviches, avec lequel ils étaient liés depuis quelques années. Le jeune Palémon refusa de les y accompagner, sous prétexte qu’il avait une partie faite avec ses amis de GallesGalles est le village où Almoladin, Palmire et Palémon demeurent. Il pourrait s'agir d'une référence à la ville agricole et portuaire de Galle, dans l'actuel Sri Lanka. . Almoladin ne se douta point du projet de son fils, et il s’absenta avec confiance. Ô sort bizarre ! Après quinze ans de paix et de tranquillité, le plus sage des hommes recommence une carrière épineuse. Son fils est partiLe thème du fils de berger excellant à la guerre rappelle plusieurs mythes antiques, à l’instar de celui d’Hercule, condamné à garder des moutons après le meurtre de son maître de musique. Il pose surtout question de l’hérédité dans la destinée d’un personnage. Bien qu'il ait été écarté du pouvoir et de la gloire pendant toute son enfance, Palémon est attiré par ceux-ci en grandissant., son fils est disparu ! Ô père infortuné ! ô mère trop tendre ! quelle terrible nouvelle vous apprenez en rentrant chez vous ! Palémon avait eu la précaution de laisser une lettre à l’adresse de son père. Elle commençait par ces mots : « J’ai combattu longtemps le penchant qui me domine. Depuis que je me connais, j’ai une aversion pour la vie champêtre. J’ambitionnais le sort de ceux qui portent les armes ; et lorsque, vous me racontiez, mon père, les exploits de ces vaillants guerriers qui ont servi sous le roi de Siam, vous ne lisiez point dans mon âme, sans doute vous n’auriez point continué d’enflammer mon jeune cœur. Le mal est fait. Je n’ai pu m’empêcher de me séparer de vous, ainsi que de ma tendre mère. J’ai senti mon cœur se déchirer au moment que j’abandonnais la maison paternelle ; mais je veux m’élever, je veux adoucir vos peines ; et si je m’en rapporte à mon ardeur, bientôt vous me pardonnerez de vous avoir abandonné. Je ne veux point vous cacher où je porte mes pas : je prends la route de Siam, et je ne manquerai point de vous donner de mes nouvelles exactement. »

Palmire fondait en larmes en entendant la lecture de cette lettre. Almoladin cherchait à la consoler, mais lui-même éprouvait une douleur plus profonde. Le fils qu’il avait sur le trône était dans les alarmes, et son frère allait lui demander du service comme un simple soldat. Cependant sa sagesse lui fit retrouver ses forces, et il dit à Palmire qu’il fallait se soumettre aux décrets du sort ; qu’on ne pouvait jamais éviter ce qui nous était préparé par le destin.

Almoladin voulut laisser agir son fils naturellement, sans même le recommander au Mandarin. Le voilà donc inconnu dans le royaume de Siam, et demandant au hasard du service. Les milices qui se faisaient de toutes parts lui firent bientôt trouver de l’emploi. Il rencontra, en arrivant sur le port, un milicien qui venait de tomber au sortTomber au sort : être choisi pour la conscription, devoir aller au combat.. Sa douleur était remarquable. Il s’arrachait les cheveux et se frappait la tête. Il était au moment de se marier, et on le forçait d’aller servir le roi. Le jeune Palémon s’avança à lui, et lui dit : Que vous êtes heureux ! Et vous vous plaignez ! Que je voudrais être à votre place, lui ajouta-t-il ! À ces mots, le milicien le regarde ; il voit que c’est un paysan, quoiqu’il ait un air noble et important. Voulez-vous que je vous donne ma place, lui dit-il, puisque vous n’avez pas de maîtresse, et que vous paraissez désirer servir le roi ? Voilà la bourse que mes parents viennent de me remplir. Je vous la donne ; venez bien vite avec moi chez le commandant de la place, et je ne doute pas qu’il ne vous préfère à moi. Aussitôt Palémon le suivit avec une joie qui ne peut se rendre. Le commandant de la place resta étonné en regardant ce jeune étranger. Il lui demanda son nom, son état. — Je me nomme Palémon. CorydasCorydas est le pseudonyme qu’Almoladin a choisi pour vivre dans l’anonymat avec Palmire. est mon père, et ma mère se nomme Palmire. Je suis fils de laboureur, et je suis du village de Galles. Je n’ai point l’usage des armes, mais j’ai la plus grande envie de servir le roi, et je me flatteJe me flatte : j'aime à croire. qu’on sera content de moi.

Le commandant reconnut tant de mérite dans ce jeune homme, qu’il ne douta point que ce ne fût par la suite un de ses meilleurs guerriers. Il avait cinq pieds cinq poucesCinq pieds cinq pouces : environ un mètre soixante-cinq., quoiqu’il n’eût que quinze ans. Un homme si jeune, si beau, et qui avait débuté d’une manière aussi avantageuse, fit bientôt du bruit à Siam. Sa renommée parvint aux oreilles du roi, qui demanda à le voir. Il avait une parfaite ressemblance avec le monarque ; et tous les courtisans en furent tout de suite frappés. Le roi l’interrogea sur l’événement qui l’avait conduit à Siam. Grand roi, lui dit-il, l’amour de vous servir et de défendre ma patrie m’a fait abandonner mes parents. Je ne serai point ingrat, répond le monarque, et votre zèle martial m’assure que j’aurai en vous un brave homme. Quoique né au village, vous portez une figure noble et vous avez une manière de vous exprimer qui n’est point commune. Je vous reçois donc officier pour vous encourager. Distinguez-vous, et je vous promets de l’avancement. Le jeune villageois tomba aux genoux du roi, le remercia de ses bontés, et lui promit de combattre ses ennemis jusqu’à la dernière goutte de son sang.

Quelques jours après, on arma une flotte de cinquante vaisseaux de ligne, pour aller attaquer l’ennemi. Le jeune homme n’eut pas manœuvré huit jours, qu’il fut en état de commander la flotte. Il était le dernier officier de son vaisseau, mais bientôt il en fut le premier. Tous les supérieurs furent tués, ainsi que la moitié des hommes de l’équipage ; à peine eut-il pris le commandement du vaisseau, qu’il fit des merveilles. Il divisa la flotte ennemie ; il prit lui-même cinq vaisseaux, et le reste fut dispersé ou pris en moins de six heures. On fut relâcherRelâcher : ici dans le sens de jeter l'ancre. au port le plus voisin, d’où on dépêcha un courrier au roi de Siam, pour lui apprendre ces heureuses nouvelles, et qu’on ne devait le gain de la bataille qu’au jeune Palémon. Aussitôt le monarque le nomma chef d’escadreEscadre : groupe de navires de guerre opérant sous un même chef. ; et bientôt après de nouveaux exploits le firent nommer amiral. L’ennemi fut complètement battu de tous les côtés. Le jeune Palémon, à la tête de la flotte, nettoya la mer de tous les vaisseaux ennemis, et rentra dans le port de Siam, sans avoir perdu un seul vaisseau, et ayant fait plus de soixante prises considérables : le roi, ainsi que la cour et tout le peuple, courut au port pour voir arriver cette nombreuse armée navale. Tout le monde criait, en voyant débarquer le jeune Palémon : Vive l’amiral ! On jetait des lauriersLe laurier récompense la victoire et symbolise la gloire. de tous côtés sous ses pas. Le roi, alla lui-même au-devant de lui, le serra dans ses bras, et lui témoigna la plus vive reconnaissance, en lui disant : On assure que nous avons une parfaite ressemblance ; je vous regarde aujourd’hui comme mon bras droit, comme mon frère, et comme le plus ferme appui de mon trône. Venez, que je vous présente à la reine et à la princesse. On le conduisit au temple, pour remercier les dieux de la victoire que les armes du roi de Siam avaient remportée sur celles de ses ennemis. La reine le combla d’amitiés ; mais quelle surprise ravissante ! Une princesse de seize ansNoradin et le jeune Palémon étant demi-frères, cette princesse est en réalité la nièce de ce Palémon. s’offre à ses yeux, portant une couronne à la main, et qu’elle place elle-même sur sa tête. Voilà, dit-elle ; le moindre prix que l’on doit à votre conquête. Palémon fut saisi de la plus vive émotion. Cette princesse avait non seulement la beauté en partage, mais un son de voix qui portait à l’âme ; un air de bonté et de noblesse à la fois, qu’on ne pouvait s’empêcher d’admirer. Aussi était-elle adorée à Siam.


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