Corpus Le Prince philosophe

2-12 Les amours du jeune Palémon

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Palémon ne fut pas insensible à tant de charmes. Il ne put leur résister. Le premier trait de l’amour pénétra dans son cœur, et la jeune princesse en fut de même blessée,La princesse en fut de même blessée : elle fut aussi frappée par l'amour. Dans Le Prince philosophe, les personnages font l'expérience d'un amour intense et soudain. en voyant ce jeune guerrier, dont elle avait déjà si souvent entendu parler. Elle aimait déjà sa gloire. Quoi, disait-elle à ses femmes, faut-il qu’un jeune homme si parfait, si accompli, qui réunit tous les avantages, ne soit pas du sang des rois ! Enfin, la paix et le calme revinrent à Siam. Partout on donnait des fêtes en l’honneur du jeune guerrier ; les femmes de la cour se le disputaient, mais il était indifférent pour toutes : il n’avait des yeux que pour la princesse. Il est vrai que, quoiqu’il y eût de jolies femmes à la cour de Siam, il n’y en avait aucune qui pût être comparée à la fille de l’empereur. Plusieurs têtes couronnées avaient fait demander sa main ; mais Noradin ne voulut point l’accorder avant d’avoir eu le consentement de son père, et d’avoir découvert le lieu de sa retraiteSon père, Almoladin, s'est retiré dans un lieu secret où il vit avec Palmire.. Il n’avait plus que cette princesse ; il avait perdu deux fils, qui faisaient déjà l’espoir de tout son peuple.

Le roi de Golconde envoya un ambassadeur extraordinaire pour demander la main de la princesse pour son fils ; c’était le grand ami de son père, et il ne pouvait guère refuser cette demande du monarque. Il répondit qu’il y consentait, si le roi de Golconde pouvait avoir le consentement de l’ancien roi de Siam, son père, dont il n’ignorait pas l’absence. Tous les souverains furent priés de faire chercher le roi Almoladin, chacun dans son royaume : toutes les recherches furent vaines. Almoladin vivait trop rustiquement pour qu’on pût le reconnaître. On le cherchait dans les villes, parce qu’on savait qu’il était grand observateur, tandis qu’il n’était plus qu’un simple habitant du hameau de Galles, un laboureur. On ne soupçonne plus ; on ne va plus chercher les grands hommes à la charrue. De façon que le roi de Siam, sous le nom de Corydas, resta parfaitement inconnu :

Son fidèle mandarin ne manqua pas de lui faire part de l’élévation étonnante et rapide de son fils Palémon. De son côté, Palémon proposait à son père de le présenter au roi de Siam, qui, disait-il, désirait absolument connaître toute sa famille. Almoladin, sous le nom de Corydas, répondit à son fils d’assurer le roi de tous ses remerciements et de son respect, mais qu’il était né au village, et qu’il ne voulait point connaître la cour. Palémon se proposait d’aller voir en triomphe les auteurs de ses jours, mais l’amour avait fait de grands progrès dans son cœur, et la jeune princesse étant tombée malade, tant d’amour que de crainte d’être unie à tout autre qu’à Palémon, cela dérangea ses projets. Oui, disait en elle-même cette jeune princesse, si on ne me forçait pas du moins dans mes vœux, je vivrais auprès de mes parents, en l’aimant secrètement toute ma vie. Une barrière immense est entre lui et moi, et je serai toujours malheureuse. Enfin, on désespérait de ses jours. Un des plus habiles médecins de Siam dit qu’il fallait envoyer la princesse à la campagne, et lui laisser le choix, en hommes comme en femmes, de ceux qui conviendraient le mieux à son caractère, et qui lui seraient le plus agréables ; qu’il y avait plus d’ennui et de langueur dans sa situation, qu’un genre décidé de maladie.

Il fut donc arrêtéIl fut arrêté : il fut décidé. qu’elle partirait dans peu de jours pour le château de Pegu. Elle choisit elle-même sa maison ; mais le roi crut lui faire un cadeau en lui donnant l’homme de sa cour le plus recommandable pour la garde de son château. Palémon fut nommé à cet effet. Que l’amour a un pouvoir secret et admirable ! les plus dangereux surveillants sont souvent ceux qui servent le mieux deux jeunes cœurs qui brûlent dans le mystère.

La joie de la princesse ne peut se concevoir. À peine a-t-elle abandonné les portes de Siam, que l’air de la campagne, l’aspect de son amant, raniment insensiblement ses forces, et lui donnent un nouvel éclat de beauté. La faveur étonnante de Palémon excite la jalousie ; et les complots de cour font en peu de temps de rapides progrès. Tous les souverains de l’Asie redoutaient le roi de Siam, depuis qu’il avait à la tête de ses troupes ce guerrier intrépide, ce héros redoutable.

Malgré tous ses avantages, Palémon ne se croyait pas digne de la princesse. Il se regardait comme le dernier des hommes ; son amour s’augmentait par la contrainte et les difficultés qu’il prévoyait. Quoi ! se disait-il en homme d’esprit, le roi m’a nommé son frère, l’appui de sa couronne, et je n’ose prétendre au titre d’époux de sa fille ! Mon courage a mérité son estime ; peut-être sans moi serait-il au pouvoir de ses ennemis, et le préjugé l’empêche de me récompenser par le don de la main de sa fille. Qui sert bien sa patrie et son souverain, ne peut-il pas prétendre à la couronne ? Je n’ai point cette ambition, mais je désirerais que le roi, pour prix de mes heureux travaux, m’accordât le titre de son gendreLe mérite de Palémon vient de ses actes et non de sa naissance.… C’est ainsi que des mouvements d’un sang royal l’élevaient souvent au-dessus de son sort.

La princesse était entourée de serviteurs perfides, qui voyaient avec peine la préférence de Palémon sur tous les autres courtisans. Malheureusement pour lui et pour la princesse, sa première femme d’honneur éprouvait la plus vive passion pour Palémon ; et son dédain irrita cette femme jusqu’à la haine, et la porta à conspirer contre l’homme qui avait cependant su l’intéresser. Mais l’amour-propre blessé chez les femmes les rend presque toujours cruellesLa critique de la jalousie des femmes fait partie des combats féministes d'Olympe de Gouges. Tout en dénonçant une situation sociale qui favorise les rivalités, elle appelle à une forme de sororité, par exemple dans la "Préface pour les dames" en 1788.. Son attention et sa jalousie la mirent bientôt à même de s’apercevoir de la passion réciproque de la princesse et de Palémon. La perfide, pour achever de s’en convaincre, vantait les charmes et les vertus de Palémon en présence de la princesse, qui la prit vivement en affection. Elle porta sa reconnaissance plus loin, elle en fit sa confidente. Un jour que le roi était venu voir sa fille, il s’enferma quelques heures avec Palémon pour parler des affaires de l’État, et surtout pour le consulter sur l’hymen que lui proposait le roi de Golconde. On croira aisément que Palémon employa toutes les ressources de son esprit et de son éloquence, pour persuader encore plus au roi qu’il ne pouvait terminer cette alliance, sans le consentement de son père, et sans attendre que sa fille fût tout à fait rétablie. Il ajouta même qu’il croyait devoir lui conseiller de consulter avant tout le penchant de sa filleDans La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), Olympe de Gouge revendique l'égalité des sexes et le droit au bonheur. Ici, Palémon remet en question la pratique du mariage arrangé, basé sur des considérations sociales, économiques ou politiques plutôt que sur le consentement mutuel et le choix individuel. On peut cependant remarquer que ce point de vue lui est dicté par ses propres sentiments.… Mais passons à la conversation de la princesse. Elle se promenait avec sa confidente dans le parc : elles s’enfoncèrent dans une allée ; la princesse la fit asseoir à côté d’elle : causons à notre aise, lui dit-elle, ma bonne amie, et dites-moi ce que vous pensez de l’entretien de mon père avec Palémon dans ce moment-ci. De quoi s’occupent-ils ? Parleraient-ils de mon mariage ? Ah ! si Palémon lisait dans mon cœur, s’il avait deviné mes sentiments, si je pouvais me flatter de l’avoir intéressé, sans doute je détournerais mon père du cruel projet de me séparer de lui, de la reine, de ce que j’ai de plus cher au monde. Je sais que ce héros n’est point fait pour moi ; mais je le verrais quelquefois, et je souffrirais dans le silence ; nous en parlerions souvent en secret. Ô ma bonne amie ! vous représentez-vous tous mes tourments ? Cette cruelle confidente jouissait intérieurement de voir le désespoir de la princesse, et elle sut l’augmenter en l’assurant que Palémon ne pensait point à l’amour ; qu’il était né indifférent, et que la gloire seule avait des charmes à ses yeux. Je crois que vous vous trompez sur son compte, lui dit la princesse ; je pense au contraire qu’il joint à l’art de la guerre l’art de vouloir charmer, et qu’il porte un cœur sensible et tendre. Je me rappellerai sans cesse le jour qu’il se présenta à mes yeux pour la première fois. Le bruit de ses exploits avait frappé mes oreilles ; mon esprit en était saisi ; je ne pouvais croire qu’un jeune homme né sous le chaume eût produit un si grand homme. On ne m’entretenait que de ses victoires, et l’on ne me parlait point de ses charmes. Il revint à Siam à la tête de la flotte ; mon père ordonna un sacrifice ; il voulut que mes innocentes mains couronnassent ce guerrier magnanime ; moi-même je me sentis glorieuse d’un aussi bel emploi. Je le vis arriver au milieu de toute la cour, et aux cris d’allégresse du public : mon père le tenait par la main ; il me le présenta : je sentis tout à coup une révolution terrible, mon cœur se troubla pour la première fois ; mais retenue par la prudence, je n’osais laisser éclater mon agréable surprise. Que le sentiment de l’amour est différent de tous les autres ! Plus il est impétueux, moins il éclate ; il ravit les forces, même l’usage de la parole. Une aimable contrainte saisit les sens ; on est abattu sans horreur ni souffrance ; et le guerrier qui venait de mettre en pièces cent mille hommes ne produisit point sur moi, par sa présence, cette terreur qu’inspire la vue d’un héros intrépide. Je le vis ; je ne pus le regarder comme un mortel sanguinaire, mais comme le dieu Mars, tout rempli de l’image de Vénus : le sourire de l’amour était sur sa bouche. Sa jeunesse, sa noblesse et cet air martial, sans être farouche, présentaient à mes yeux un dieu sous les traits d’un mortel. Lorsque je lui offris la couronne, et qu’il se jeta à mes pieds pour la recevoir, je ne puis vous rendre tout ce qui se passa en moi. La reine et le roi prirent le change, et pensèrent que mon trouble et mon émotion étaient l’effet de la terreur seule. Je le compris bientôt à la conversation que me tint le roi. Que de telles erreurs favorisent un cœur trop sensible ! Enfin, mes chagrins, ma maladie ne sont que le fruit de cette entrevue, qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. Il faut renoncer, je le sais, à l’espoir d’être unie avec lui ; mais je ne puis de même renoncer à mon amour. Le trait brûlant dont je suis consumée ne s’éteindra qu’avec ma vie.

La déclaration que venait de faire la princesse à cette cruelle confidente, lui inspira le projet de mettre cet aveu à profit pour ses propres intérêts. Elle se décida à faire part au jeune héros de la passion que la princesse avait pour lui, pour juger, par la manière dont il recevrait cette confidence, s’il était lui-même insensible à l’amour. S’il n’est pas indifférent, si la princesse est payée de retour, alors, dit-elle, je lui ferai apercevoir tous les dangers de cet amour peu sortable, et j’espère qu’il écoutera plus favorablement mes sentiments et ma tendresse. Elle affecta de plaindre beaucoup sa maîtresse, en lui disant même, qu’elle servirait son amour, si elle pouvait se persuader que Palémon en fut digne ; et qu’elle mettrait tout en usage pour combler ses vœux. Ah ! qu’il ignore à jamais mes sentiments secrets, lui répondit la jeune princesse, je serais bien plus à plaindre s’il en était jamais instruit ; mais il était nécessaire pour moi de m’épancher dans le sein d’une amie. Elle finissait ces paroles quand le roi et Palémon arrivèrent ensemble. La princesse se leva, fut au-devant de son père, mais elle ne put retenir ses larmes ; elle était agitée par la crainte que son père ne lui parlât de mariage. Elle ne se trompa point ; le roi lui dit : ma fille, je suis au comble de mes vœux. Mon bonheur est parfait de vous voir rétablie. Le roi de Golconde vous attend avec impatience. Ô mon père, s’écria-t-elle, en se jetant à ses pieds, qu’importe le roi de Golconde à mon bonheur, à votre félicité ! Je suis la seule qui vous reste de vos enfants, et vous voulez me sacrifier aux usages ordinaires. Ah ! mon père, que je vive toujours auprès de vous, près de la reine, et je passerai les jours les plus heureux ; je préférerai mon sort au sceptre le plus brillant, à l’empire du monde : le roi serra sa fille dans ses bras, et chercha tous les moyens possibles de la consoler et de la calmer. Palémon détourna son visage pour cacher ses larmes ; le roi s’en aperçut : Ah ! ne cachez pas vos pleurs, lui dit Noradin ; guerrier magnanime, je vois que ma fille vous intéresse. Vous lisiez bien dans son cœur quand vous m’avez voulu détourner de cette alliance ; je vous en ai beaucoup d’obligation ; et toi, ma fille, rassure-toi, je vais tenter tout pour rompre cet hyménéeRompre cet hyménée : rompre ce mariage.. Il quitta sa fille après l’avoir comblée de caresses. Elle l’accompagna jusqu’à sa voiture. La princesse, Palémon et la cruelle confidente revinrent tous trois se promener dans le parc. Ils observaient le plus profond silence. Palémon ne détournait pas les yeux de dessus la princesse ; la princesse de son côté ne cessait de le regarder, mais aussitôt elle baissait les yeux ; leurs regards se rencontraient souvent, et se confondaient. La perfide confidente sentit la fureur de la jalousie s’élever plus que jamais dans son âme. Elle ne perdait pas un mot de cette conversation muette, de ce vrai langage des amants. Ne pouvant plus soutenir un tableau si intéressant, elle quitta brusquement la princesse, sous prétexte qu’elle avait quelque ordre pressant à exécuter.

La princesse prit le change ; et convaincue de la fidélité et de l’attachement de sa confidente, elle ne s’opposa point à son éloignement. Palémon se voyant seul avec la princesse, bonheur dont il n’avait encore pu jouir jusqu’à ce moment, retrouva l’usage de la parole, et il osa dire à la princesse que, quoiqu’il ne désirât point qu’elle s’éloignât jamais du roi et de la reine, il ne pouvait s’empêcher de plaindre le roi de Golconde, qui perdait l’espoir de la voir jamais devenir l’épouse de son fils. Ah ! lui répondit-elle, quels regrets peut-on avoir d’une femme qu’on n’a point vue ? … Que serait-ce, madame, s’il avait joui du bonheur de vous voir ! Sans doute il serait bien plus à plaindre. La princesse ne savait que répondre : elle ne s’aperçut que trop de tout l’amour de Palémon. Elle craignait de lui en imposer, en détournant la conversation, mais en la lui laissant continuer, elle craignait encore davantage. ― Ah ! lui dit-elle enfin, que les filles des souverains sont infortunées ! croyez-vous, madame, reprit Palémon, que les fils de laboureurs le soient moins, quand ils ont les sentiments aussi élevés que ceux des fils de rois ? — Ah ! que ne suis-je, dit la princesse, dans un rang obscur ! Ils formaient ainsi tous deux des vœux contraires, et qui cependant avaient le même but. Que le jeune Palémon se serait cru heureux s’il avait eu une véritable connaissance de son sort ! mais la destinée voulait encore qu’il l’ignorât. La confidente revint heureusement pour les deux amants ; mais l’Amour, qui les avait déjà blessés l’un et l’autre avant cette conversation, se fit sentir plus vivement à leurs cœurs depuis qu’ils étaient convaincus de leur flamme réciproque.


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