Corpus Les Dangers de la coquetterie

Lettres III à V

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LETTRE III.

La Marquise d’Hersilie au Chevalier d’Ernest.

Du Château d’Hersilie.

Ma démarche pourrait être hasardéeHasardée : exposée à des aléas, au péril. avec tout autre que vous ; mais je suis convaincue de votre honnêtetéLe Chevalier d’Ernest, grand ami du Marquis d’Hersilie, incarne la figure de l'homme sage du roman. Il est clairvoyant sur les raisons du départ de la Marquise d'Hersilie et devient son confident. , et je puis vous ouvrir mon cœur sans qu’aucune crainte vienne troubler le plaisir que j’ai à vous donner ma confiance. Vous étiez présent lorsque M. d’Hersilie m’ordonna de partir, et me donna vingt-quatre heures pour prendre ce parti, ou celui d’entrer dans un Couvent. Comme je ne m’étais pas attiré une conduite aussi dure, je ne balançai pas un instant sur le parti que j’avais à prendre, et je partis le même jour, emportant dans mon cœur beaucoup de reconnaissance pour le service que vous m’avez rendu, de décider mon Mari à me laisser emmener mes enfants ; il faut encore, Chevalier, que vous ajoutiez à cette obligation, de m’apprendre quels sont mes torts, et qui a pu engager M. d’Hersilie à me réduire à un exil qui, à ce qu’il paraît, n’est pas prêt de finir ; vous êtes son Ami le plus cher, sans doute il vous aura prévenu de son dessein, et de la raison qui le déterminait. Vous connaissez ma tendresse pour lui ; malgré son injustice, elle sera éternellement la même : le temps l’éclairera, et peut-être ai-je tort de croire que le bonheur me fuit pour toujours. Vous ne pouvez concevoir les tourments que j’éprouve ; j’ai trouvé ici M. de Saint-AlbertM. de Saint-Albert : entretien une amitié avec le Marquis d'Hersilie. Il donne de sages conseils tout au long de l'œuvre., je lui ai caché le motif de mon voyage, et l’ai assuré que la santé de mes enfants dépérissant à Paris, j’avais pris la résolution de venir dans ma Terre pour la réparer ; il m’a cru, et personne en effet ne pourra soupçonner que c’est l’homme que mon cœur a choisi, pour lequel j’ai tout sacrifié, qui a voulu que je me séparasse de lui. Adieu, Chevalier, assurez M. d’Hersilie qu’il n’a pas de meilleure Amie que moi.

LETTRE IV.

Le Marquis d’Hersilie à M. de Saint-Albert.

De Paris.

Vous me blâmez, sans doute, mon Ami, d’avoir exigé de Madame d’Hersilie de se retirer dans sa terre : elle n’aura pas manqué de crier à l’injustice, et de sonner le tocsinTocsin : sonnerie d’une cloche qu’on tintait à coups rapides et répétés pour donner l’alerte, avertir d’un danger, rassembler la population. contre moi dans toute sa famille provinciale. La connaissant, j’ai eu tort de l’envoyer en BourbonnaisBourbonnais : ancienne province correspondant aujourd'hui à l'Allier. Le chef-lieu de cette ancienne province, Moulins, est mentionné dans les lettres suivantes., j’aurais dû la faire conduire en AuvergneL'Auvergne est une région plus éloignée de Paris que le Bourbonnais. ; c’est le Chevalier d’Ernest qui m’a empêché, car c’était mon premier projet : mais enfin le mal est déjà fait, ainsi il faut prendre son parti. Je n’ai cependant d’autres reproches à faire à Madame d’Hersilie, que de m’aimer à la folie, oui, à la folie, car c’en est une de vouloir être continuellement escortée de son mari, de ne point faire de visites sans l’avoir pour écuyer, de ne jamais paraître au spectacle sans lui ; et Madame d’Hersilie n’en faisait point d’autres. Elle est jolie, aimable, et l’on me soupçonnait d’en être jaloux. Vous n’avez pas d’idée du ridicule que cela m’a donné dans le monde. Si j’allais à la campagne, ma porte était hermétiquement fermée pendant mon absence ; à mon retour, tous mes amis me riaient au nez, et me demandaient si Madame allait redevenir visible. Vous concevez facilement combien tout cela me donnait d’humeur ; enfin je me suis déterminé à la prier de s’éloigner ; j’ai cru qu’elle allait se désoler, et me supplier de la garder auprès de moi, mais je me suis trompé ; elle a pris son parti avec beaucoup plus de fermeté que je ne lui en soupçonnais. Je désire qu’elle soit heureuse ; moi je suis parfaitement content, et je commence à respirer depuis que je suis seul ; il me semble que j’ai recouvré ma liberté. C’est une grande extravagance de se marier avant quarante ansSe marier avant quarante ans : les hommes n'étaient pas tenus de se marier aussi tôt que les femmes et pour beaucoup d'entre eux, les années précédant leur mariage (et parfois même après) étaient synonymes de grande liberté amoureuse. : les beaux jours de la vie s’envolent sans que l’on ait joui du bonheur ; et si j’étais à la veille de faire cette sottise, je ne crois pas que j’en eusse le courage. Adieu, mon ami, j’ai été bien aise de vous faire part de mes raisons, afin que vous me jugiez moins sévèrement, votre amitié et votre estime étant d’un grand prix pour moi.

LETTRE V.

M. de Saint-Albert au Marquis d’Hersilie.

De Moulins.

Vous avez fait, mon cher Marquis, comme les enfants qui viennent s’accuser de leurs fautes, et tâchent de prouver qu’ils ont eu raison, afin d’éviter les réprimandes qu’ils méritent. J’ignorais le motif du voyage de Madame d’Hersilie. Ce qu’elle m’avait dit me la faisait admirer. Notre étonnement fut des plus grands de la voir arriver sans que nous en eussions été prévenus. La santé de mes enfants, me dit-elle, est la seule cause de mon voyage ; ils ne se fortifiaient point à Paris, et j’ai désiré de leur faire prendre l’air natal : M. d’Hersilie a bien voulu y consentir ; je lui en ai la plus grande obligation. Son récit était fait de si bonne foi, que nous la crûmes ; je me garderai bien de détromper tout le monde. Madame d’Hersilie, étant à ce qui me paraît, destinée à finir ses jours dans cette Province, je ne veux pas divulguer ses tours. Craindre qu’étant fort jeune, la calomnie ne vienne l’assaillir de ses traits empoisonnés ; éviter, pour cela, toutes les occasions qui pourraient la faire soupçonner ; une telle conduite dans une femme aimable, sensée, raisonnable, qui aime son Mari et ses devoirs !… Mais cela crie vengeance ! Vous avez raison, et je ne conçois pas comment vous avez pu le souffrirLe souffrir : le supporter. : ne craignez pas, mon Ami, que je vous blâme. Le temps n’est pas encore venu ; dans quelques années nous vous verrons arriver à Hersilie. Je vous donne au plus deux ans pour vous convertirConvertir : ici, signifie changer de comportement. M. de Saint-Albert conseille au Marquis d'Hersilie de cesser d'être inconstant. : il faut avoir fait des sottises pour n’en plus faire ; et celui qui promet d’être sage avant d’être fou, l’est davantage que celui qui le blâme. Amusez-vous, mon cher Marquis ; donnez dans toutes les erreurs de la jeunesse, mais conservez votre cœur pur. Cette vie dissipée vous ennuiera bientôt. Elle vous ramènera elle-même à vos amis, que vous retrouverez toujours aussi tendres et aussi constants. Dans vos moments de désœuvrementDésœuvrement : oisiveté, inaction. Le Marquis de Saint-Albert sous-entend ici les moments où le Marquis d'Hersilie ne sera plus occupé avec les femmes. (si le plaisir est laissé), donnez-moi de vos nouvelles, et si vous avez besoin de conseils, rendez-moi la justice d’être persuadé que ma sincère amitié mettra tout en œuvre pour vous servirCette lettre du Marquis de Saint-Albert a un caractère prophétique non dissimulé. Le lecteur verra que l'inquiétude esquissée dans cette lettre se réalisera dans la lettre VII de la Vicomtesse de Thor. .


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