Corpus Les Dangers de la coquetterie

Lettres VI à VII

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LETTRE VI.

Le Chevalier d’Ernest à la Marquise d’Hersilie.

De Paris.

Non, Madame, je ne trahirai point votre confiance, elle m’est trop précieuse, et je mettrai tout en œuvre pour la mériter. M. d’Hersilie ne m’avait point consulté sur votre départ ; il était trop sûr de ne pas avoir mon approbation. Un moment avant de vous faire part de ses intentions, il m’en parla ; et je n’eus que le temps de le détourner de vous envoyer en Auvergne, étant persuadé que vous supporteriez son absence avec plus de courage au milieu de votre famille. Vous me chargez, Madame, d’apprendre de lui quels sont vos torts ; il serait fort embarrassé de vous en trouver un, mais vous êtes sa Femme : il est répanduRépandu : on dit qu’un homme est fort répandu dans le monde pour dire qu’il voit beaucoup de monde. dans une société d’étourdis qui n’auront pas manqué de le tourner en ridicule sur son attachement pour vous : en voilà beaucoup plus qu’il n’en faut pour l’avoir déterminé à prendre un parti si violent, et dont je suis sûr qu’il s’est déjà repenti. Que votre constanceConstance : qualité d’une personne qui conserve fidèlement ses sentiments, ses attachements, qui ne modifie pas sa conduite. ne vous abandonne pas, et vous verrez M. d’Hersilie revenir de ses erreurs : puissé-je être assez heureux pour y contribuer ! Soyez bien convaincue que je ne négligerai aucune occasion. Je suis enchanté que M. de Saint-Albert soit à Moulins, il vous sera d’une grande ressource. Je sais que M. d’Hersilie lui a écrit, et qu’il n’en a pas eu une réponse favorable. Tous les gens sensés vous regrettent ; il n’y a pas jusqu’à cette folle, Madame de Cotyto, qui crie vengeance. J’en suis fâché, car cela a donné beaucoup d’humeur à votre MariCela a donné beaucoup d'humeur à votre Mari : cela a provoqué le mécontentement, la colère de son Mari.. Je ne conçois pas cette étourdie, elle est d’une extravagance outrée, et n’a aucune liaison, quoiqu’elle se conduise de manière à faire croire qu’elle en ait trenteLe lecteur comprendra plus tard, dans la lettre XXXI de la Vicomtesse de Thor, comment les coquettes envisagent leurs liaisons avec la gente masculine.. Chargez-moi, je vous supplie, de vos ordres, et rendez-moi la justice de croire que c’est me rendre service. Je suis avec respect, etc.

LETTRE VII.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

Vous n’y pensez pas, ma chère Amie ; quitter Paris au moment où j’ai le plus grand besoin de vous ! Vous serez cause que je n’irai pas chez le Marquis de Lubeck, qui donne une fête charmante ; cela me contrarie horriblement. Je l’ai désespéré toute la semaine, il ne faut plus qu’un refus pour nous brouiller éternellement ; j’en serais désolée, car il nous est vraiment très-nécessaire. Je suis fort éloignée de l’aimer (quoiqu’il s’en flatte) ; mais je ne verrais pas sans chagrin un de mes esclavesEsclaves : soupirants. Madame de Cotyto, à l'instar de son amie, s'amuse des hommes qui la courtise, tout en les méprisant. quitter ses chaînes. À propos d’esclaves, il faut que je vous fasse rire ! J’en ai un nouveau, oui un nouveau ; mais devinez, je vous le donne en mille. Oh ! vous ne devinerez pas ; il faut que je vienne à votre secours. Eh bien ! c’est le Marquis d’Hersilie… riez tant que vous voudrez, cela est très vrai. Depuis plusieurs jours il me faisait assidûment la cour ; enfin, ce matin il est arrivé comme je quittais ma toilette, et m’a fait une déclaration en forme dans les termes les plus passionnés ; j’ai ri, et il s’est fâché. Je l’ai pourtant apaisé du mieux que j’ai pu, et lui ai fait observer que j’aimais beaucoup sa femme, et que je ne me couvrirais jamais d’une perfidiePerfidie : déloyauté, manque de foi. aussi noire. J’ai bien prévu cet obstacle, m’a-t-il répondu, et voilà pourquoi je l’ai fait partir, espérant que vous ne voudriez pas me réduire au désespoir. Si vous aimez véritablement Madame d’Hersilie, prouvez-le-lui en conservant son Mari ; car, si je ne suis pas assez heureux pour vous plaire, je ne réponds pas de moi. Sa narration m’ayant donné le temps de me remettre de l’indignation que m’inspirait sa noirceur, je lui ai donné de l’espoir, pour venger Madame d’Hersilie ; mais il le payera cher ! Avez-vous jamais vu une atrocité semblable ? Éloigner sa Femme pour en séduire une plus facilement ! N’ai-je pas raison de détester tous les hommes ? Ah ! jamais, jamais je n’en aimerai un ; mais je vengerai les femmes de leur perfidie, et je serai au comble de la joie quand j’en aurai désespéré une trentaine. Oui, je voudrais qu’ils devinssent fous.Ces dernières phrases sont plutôt étonnantes pour l'époque. Les propos de la Baronne de Cotyto démontrent une prise de conscience du système de domination des hommes sur les femmes. En vérité, ma chère Amie, ce Marquis est un vilain homme, il m’a donné de l’humeur pour vingt-quatre heures. Il prend bien son temps pendant votre absence. Décidément, je crois que pour me dissiperDissiper : distraire. j’irai chez le Marquis de Lubeck, et mon nouvel AmantMon nouvel Amant : M. d'Hersilie. m’y donnera la main. Ah ! l’idée est tout à fait plaisante et m’ôte ma migraine. Mais c’est que vous n’avez pas l’idée des préparatifs : vous ne connaissez pas sa maison ? elle est délicieuse, on ne soupçonnerait pas ce que c’est en arrivant : l’entrée est maussadeMaussade : qui inspire de la tristesse, de l’ennui. ; mais tout à coup vous croyez être enchanté. Vous entrez par une petite porte étroite, où vous ne pouvez être plus de deux de front, et vous vous trouvez dans une vaste cour où des fontaines d’une eau limpide jaillissent dans des bassins de marbre blanc, garnis de bronze et de dorure ; des gazons toujours verts invitent à s’y reposer, et le parfum des fleurs les plus rares vous embaume et enivre vos sens ; les appartements sont de la plus grande élégance ; les meubles somptueux, et les peintures on ne peut pas plus agréables ; après une enfiladeEnfilade : longue suite de chambres sur une même ligne. immense, on trouve un BoudoirBoudoir : petit cabinet que les femmes utilisent pour se retirer et se retrouver seules. orné par les GrâcesLes Grâces : dans la mythologie romaine, les Trois Grâces sont les déesses du charme, de la beauté et de la créativité. ; les glaces sont placées de manière que les moindres mouvements sont répétés mille fois ; des arbres, sur les angles des glaces, représentent dans le lointain une superbe forêt ; des tableaux, placés je ne sais comment, vous font voir, au fond de cette forêt, une chasse : de l’autre côté, VénusVénus : déesse de l'amour, de la séduction et de la beauté féminine dans la mythologie romaine. sortant des bains, et les Amours soumis à ses ordres. Enfin, ma chère Amie, la Volupté a présidé à l’arrangement de ce petit Temple dont l’Amour est la divinité. Je suis désolée que vous ne soyez pas ici ; ce n’est rien de vous le peindre, il faut le voir. Je vous attends avec impatience.


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