LETTRE VIII.
La Vicomtesse de Thor à la Baronne de Cotyto.
Du Château de… .
En vérité, ma bonne Amie, je ne conçois pas votre conduite avec le Marquis de Lubeck, elle est tout à fait étrange ! Vous craignez de le perdre ; mais à qui pourrez-vous vous en prendre ? c’est à vous seule ! Il n’est pas si facile que vous le croyez de captiver plusieurs cœurs à la fois sans les rendre heureux, il faut une adresse que vous n’avez pas encore, vous n’êtes pas au degré de perfection où j’espère que vous parviendrez. À votre âge, avec des yeux vifs et sémillants, une taille svelte, l’esprit et les grâces dont la nature vous a douée, si vous savez mettre à profit tous ces avantages, vous deviendrez bientôt l’émule des femmes les plus distinguées ; une foule d’adorateurs voleront sur vos pas ; votre maison sera le Temple de GnideTemple de Gnide : temple de Vénus situé à Gnide ville anciennement considérable de la Doride, une région montagneuse de la Grèce antique. Ici, la Vicomtesse de Thor compare la Baronne de Cotyto à la déesse de l'amour, en désignant son lieu de vie comme le temple., où l’on viendra prodiguer à l’envi son encens et ses vers. Vous verrez le jeune Marquis tremblant, ému par la crainte et l’espoir, chercher à lire son bonheur dans vos yeux ; et si vous daignez jeter un regard sur lui, il se croira au comble de la félicitéFélicité : Béatitude, grand bonheur. ; enfin, tous également épris de vos charmes se croiront préférés, et, sans violer la foi que vous avez jurée à votre Époux, sans être criminelle, vous jouirez des adorations qu’on rend à la Mère des AmoursLa Mère des Amours : Vénus, suite de la comparaison entre la Baronne de Cotyto et Vénus.. Avec de la prudence, vous pouvez être très-heureuse ; mais il en faut beaucoup. Ma position est bien différente de la vôtre ; je suis entièrement libre ; je n’ai plus de Mari qui puisse me contrarier dans mes goûts.Cette dernière phrase fait penser à la lettre CLII des Liaisons dangereuses, dans laquelle la Marquise de Merteuil écrit au Vicomte de Valmont qu'elle ne souhaite pas se remarier, pour garder sa liberté. Je ne date mon existence dans le monde que depuis quatre ans. Je n’avais aucun reproche à me faire, mon seul plaisir était d’avoir un grand nombre de soupirants, et de rire en secret des maux que je leur causais. Eh ! bien, le croiriez-vous ? mon maussade Mari me faisait sans cesse des reproches injustes et sans nulle raison : il était d’une jalousie dont rien n’approche. Comme il me menaçait quelquefois de me mettre au Couvent, j’étais souvent obligée, en dépit de mon orgueil, de lui céder ; car, par l’injustice des lois, ils ont une autorité redoutable sur nous. S’ils savaient s’en servir à propos ! sentez, ma chère Amie, qu’il serait bien malheureux pour vous que sur de fausses apparences votre Mari prît la mouche et vous causât des chagrins.
Vous m’avez fait beaucoup rire de votre étonnement à la déclaration du Marquis d’Hersilie ; vous n’êtes encore qu’une débutante, vous en verrez bien d’autres. Que je plains les femmes qui font la sottise de s’attacher de bonne foi ! il vaudrait autant, selon moi, aimer sottement son mari. Ils ne sont pas plus tôt vos Amants, si vous les rendez heureux, qu’ils croient avoir des droits sur vous. J’ai chez moi dans ce moment la Jeune Marquise Théodore ; en vérité, elle me fait rire à étouffer. Elle est encore amoureuse de son Mari, après six mois de Mariage. Elle n’est cependant pas insensible aux avances qu’un jeune homme aimable, et qui mérite du retour, commence à lui faire. Il a été aussi un de mes soupirants, et le serait encore si je voulais le lui permettre ; mais il est si étourdi, ou plutôt si exigeant, qu’au moindre espoir que je lui donnais (pour ne pas le rebuter), il voulait déjà s’ériger en maître, et prétendait écarter la foule de mes adorateurs. Si je n’endoctrine pas la Marquise Théodore,Marquise de Théodore : sa description peut rappeler la manière dont la Marquise de Merteuil fait le portrait de Cécile dans les Liaisons dangereuses. On y retrouve les thématiques de la conversion, de l'apprentissage et de l'endoctrinement opposées à une apprentie encore sensible aux douleurs de l'amour. il pourrait fort bien en faire autant avec elle. Je la surprends vingt fois par jour les larmes aux yeux, combattue par ses devoirs et la crainte de désespérer son Amant. J’espère la convertir. Elle ne manque pas d’esprit, et il sera facile de la faire revenir de ses erreurs. Son Mari est fort aimable ; je le tiendrai dans mes fers par ce moyen. Elle sera libre et reprendra sa gaîté. Je lui ai promis de lui faire faire connaissance avec vous. Adieu, ma charmante Amie, j’aurai bien du plaisir à nous voir toutes réunies.
LETTRE IX.
La Baronne de Cotyto à la Marquise d’Hersilie.
De Paris.
Ah ! ma chère Marquise, je suis au désespoir ; ce vilain M. d’Hersilie, je le déteste : c’est lui qui est cause de tous mes chagrins. Je n’avais d’Amie sensée que vous, et il vous a fait éloigner : c’en est fait, je renonce au monde, je vais m’enfermer dans une retraite, d’où je ne sortirai de ma vie. Si M. de Cotyto vient apprendre cela, il ne me le pardonnera jamais. Je vais tâcher de mettre un peu d’ordre dans mes idées, pour vous raconter mes malheurs. J’étais invitée à une fête charmante ; la Vicomtesse de Thor, qui devait m’accompagner, a été obligée de partir pour aller voir son vieil Oncle qui se meurt, et je me suis trouvée seule. Comme celui qui donnait la fête s’est déclaré mon Amant en titre, j’ai pris un autre écuyer ; et, tranquille, je suis partie pour sa maison du faubourg. La fête était superbe, il avait rassemblé tous les aimables de Paris, lui-même l’était on ne peut pas davantage. Après un souper somptueux, nous avons été nous promener dans les jardins, où la plus ingénieuse illuminationIngénieuse illumination : rappelle les fêtes à la mode à la fin du 18e siècle. On peut penser au Jardin de Tivoli à Paris, lieu où étaient données des fêtes charmantes. nous attendait. On ne voyait aucun lampion, et cependant il faisait clair comme à midi : cela avait l’air d’un palais de Fée. Le Marquis de Lubeck me donnait la main ; et comme la fête était pour moi, il fallait au moins que j’eusse l’air d’en être satisfaite. Je vous avoue de bonne foi que je l’étais, car on me rendait tous les honneurs. Au bout de son jardin est une rivière factice, mais qui se remplit d’eau par le moyen d’une pompe à feu ; comme nous admirions les beaux cygnes qui la couvraient, à l’instant est sortie de la forêt qui l’entoure une troupe de FaunesFaunes : chez les Latins, elles sont des divinités champêtres qui symbolisent la lubricité. Elles sont dotées de cornes, de longues oreilles pointues et de pieds de chèvre. qui sont venus me rendre hommage, des Sirènes qui ne se montraient que jusqu’à la ceinture, m’enivraient par leur chant mélodieux. Je ne fus pas aussi heureuse qu’UlysseComparaison à l'Odyssée d'Homère. La Baronne de Cotyto détaille comment elle s'est laissée ensorceler face à la mise en scène de la fête (contrairement à Ulysse qui a résisté au chant des Sirènes). ; je ne pus me garantir de leurs enchantements, et je me trouvai entraînée, je ne sais comment, dans une grotte obscure. Je me croyais enchantée, tant mon pauvre esprit était enorgueilli des hommages qu’on me rendait ; mais ce monstre de Lubeck me fit bientôt revenir de mon extase ; il me pressa dans ses bras avec tant de violenceCette confidence de la Baronne de Cotyto interroge la notion de consentement et de violence dans la séduction., que je me crus perdue. Je jetai des cris perçants ; mon nouvel Amant, que j’avais pris pour écuyer, m’entendant, arriva en fureur, et se précipita sur le Marquis de Lubeck ; ils mirent l’épée à la main, je m’évanouis de frayeur, et quand je fus revenue de ce spasme, je me trouvai dans mon appartement. J’aurais cru avoir fait un rêve, si mon défenseur ne fût venu me convaincre par son bras en écharpe, que ce n’était, hélas ! qu’une trop cruelle réalité. Le Marquis de Lubeck est dangereusement blessé. Je n’ose plus me montrer ; au moindre bruit que j’entends, j’imagine voir entrer M. de Cotyto pour me reprocher mon imprudence. Je suis réellement fort à plaindre. Ah ! combien votre présence ici me serait nécessaire ! Donnez-moi des consolations, j’en ai grand besoin.