Corpus Les Dangers de la coquetterie

Lettres XV à XVI

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LETTRE XV.

La Baronne de Cotyto à la Marquise d’Hersilie.

De Paris

Je suis bien reconnaissante, ma chère Marquise, et de vos conseils et de votre agréable invitation ; je ne l’accepte cependant pas, et je vais vous en expliquer la raison. Les gens qui aiment à calomnier, ne manqueraient pas de dire que je suis coupable, et que j’ai pris le parti de m’exiler, dans la crainte que M. de Cotyto ne m’y forçât. Vous sentez combien cela me ferait tort, et quel ridicule cela répandrait sur le reste de ma vie. Il faut, au contraire, que je me montre plus que jamais pour en imposerEn imposer : inspirer le respect ou l'admiration par une attitude assurée.. Vous m’avez fait trembler avec la menace du mépris de mon Mari et de mes Amis ; il faudrait qu’ils fussent bien injustes. Que peut-on me reprocher ? J’aime à m’amuser ; mais je respecte mes devoirs. Est-ce ma faute à moi si l’on m’aime ? Aimé-je quelqu’un ? Personne ne peut le dire ni même s’en flatter. Quoi ! Parce que les hommes seront présomptueux, et les femmes méchantes, il faudra que je mène une vie languissante et triste, et que j’expie les fautes du genre humain. Oh ! Ma chère Amie, je ne m’en sens pas le courage. Nous naissons tous avec des goûts différents, il n’est pas dit pour cela que celui qui ne s’abandonne point à l’étude, qui ne moralise pas les autres, soit en paroles, soit en exemple, ne puisse être heureux, et acquérir l’estime de ses semblables. Tout chemin mène au bonheur ; vous et moi nous en avons pris un différent ; mais nous arriverons toutes deux au but. Vous êtes persuadée qu’une soumission aveugle à celui que le sort et des voix injustes vous ont donné pour maître, doivent vous faire considérer, et moi je sais que dans le siècle où je vis, ayant beaucoup d’amoureux, et pas un Amant, je serai louée plutôt que blâmée, car enfin, j’aurai bien plus de mérite à résister que de n’avoir point à combattre. Voyez la Vicomtesse de Thor, y a-t-il femme plus heureuse : elle est désirée partout. Une fête est maussade et ennuyeuse si elle n’en est pas : enfin elle est l’âme de la société, et la calomnie n’a pu, malgré sa noirceur, lui donner un Amant ; aussi est-elle citée pour modèle par les femmes du bon ton.

Je me suis alarmée mal à propos de mon aventure ; elle n’a fait tort qu’au Marquis de Lubeck. Cela est si vrai, qu’avant-hier, aux Tuileries, tout le monde m’a abordée avec un plaisir infini ; j’avais une cour si considérable, qu’elle faisait foule. Je vous avoue que cela m’a rendu un peu de confiance ; aussi, dès le même jour j’ai été à l’Opéra, et souper chez la Comtesse de Menippe. Il y avait un monde entier. J’ai joué au PharaonPharaon : jeu de cartes très prisé dans la noblesse du 18e siècle, où la chance joue un rôle important, ce qui peut refléter symboliquement ici la place du hasard favorable à la vie mondaine de la Baronne de Cotyto. , et j’y ai gagné considérablement. J’entendais avec satisfaction qu’on disait : qu’elle est jolie ! Il n’est pas étonnant qu’elle fasse tourner la tête à tous nos aimables. Je suis invitée à un bal que donne l’Ambassadeur de *** ; j’irai avec la Comtesse. Vous voyez, ma chère Amie, que le mal dans ce pays-ci, est aussitôt oublié que le bien. On ne pense déjà plus à mon aventure, et l’on ne vous porte plus aux nues, pour aimer votre Mari à l’excès. On ne s’occupe même plus de vous, quoique vous méritiez si bien d’être chérie. Convenez donc qu’il y aurait de la folie à se sacrifier pour des êtres aussi frivoles ; aussi, suis-je bien déterminée à m’amuser et à me moquer de leurs discours. Je suis bien sûre de n’avoir jamais de reproches à me faire, peu m’importe leur opinion d’après cela. J’aurai toujours à cœur d’avoir la vôtre en ma faveur, et je vous crois trop juste pour me la refuser.

LETTRE XVI.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

En vérité, ma chère Amie, vous me persifflezPersiffler est un verbe du 18e siècle signifiant se moquer de quelqu'un de manière ironique et mordante. Le persiflage était une pratique courante dans les salons mondains. d’une manière outrageante. Vous faites comme la Marquise d’Hersilie : je lui demandais des consolations, elle m’a donné des préceptes ; et vous, que je prie de m’éclairer, vous vous moquez de moi. Si vous ne m’aviez pas rendue à moi-même, je ne vous pardonnerais pas vos mauvaises plaisanteries ; mais il y aurait une ingratitude marquée. Vous ne savez pas combien je vous ai d’obligationsLa Baronne de Cotyto se dit redevable des services reçus de la Vicomtesse de Thor. ! J’en ris maintenant ; mais j’avais ordonné tout pour mon départ, j’en ai même prévenu Monsieur de Cotyto. Quand j’y pense, j’aurais fait une singulière figure à Hersilie. Malgré ma mauvaise humeur contre les hommes, l’ennui m’eut bientôt gagné, et je devenais à mon tour fort maussade. Grâce à vous, j’ai échappé à ce ridicule. Mon embarras actuellement est de m’excuser auprès de mon Mari qui m’a écrit une longue lettre sur ce qu’il appelle la sage résolution d’aller à Hersilie : cela est fort embarrassant ; mais je prierai le Chevalier d’Ernest de faire ma paix.

Ménagez un peu celui-là, quoique ce soit un sage, je lui dois beaucoup de reconnaissance. Il paraît, d’après ce que m’écrit M. de Cotyto, que c’est le Chevalier qui lui a tranquillisé l’esprit sur cette malheureuse affaire ; elle m’avait fait prendre une résolution par laquelle je courais en poste à l’ennui. J’ai tant d’occupations que je n’ai pas encore répondu à mon Mari, ni remercié le Chevalier. Je vais écrire à ce dernier, pour le charger d’apprendre à M. de Cotyto que je reste à Paris. Quand y reviendrez-vous ? votre absence m’impatiente ; vous m’auriez été d’un grand secours hier. Le Marquis d’Hersilie m’a persuadée que je ne pouvais me dispenser de recevoir le Marquis de Lubeck. Il a pris mon silence pour une permission, est sorti sur le champ, et un moment après on les a annoncés tous deux. Le Président R… était avec moi. Je me suis déconcertée. Le Marquis d’Hersilie m’a présenté son Ami, que j’ai trouvé pâle et défait. Il a voulu le justifier, mais je l’ai prié de garder le silence. Le Président est oncle de M. de Cotyto. Je lui ai conté cette histoire comme j’ai voulu, et j’aurais été désespérée qu’il eût la preuve d’avoir été trompé. Je me suis bien aperçue qu’il avait froncé le sourcil lorsqu’on les avait annoncés. Pour surcroît de malheur, la Comtesse de Menippe est arrivée. Ah ! c’est alors que le Président s’est enfui. Ces grands-parents sont bien maussades. C’est lui qui a élevé M. de Cotyto ; il le regarde comme son fils, et voudrait que les droits de cette paternité s’étendissent jusqu’à moi. Je le remercie fort de sa tendresse ; je m’en passerai sans chagrin. Madame de Menippe m’a conseillé de le consigner à ma porte ; mais je n’ose. Elle est un peu folle Madame de Menippe. N’a-t-elle pas voulu que nous allassions aux François[Par OlivierRitz] FrançaisNous allassions aux François : référence au théâtre de la Comédie-Française (Les Comédiens-Français), l'un des plus prestigieux de l'époque., en première loge, et que le Marquis de Lubeck nous accompagnât. J’ai eu beau m’en défendre, il a fallu céder. Je vous avoue cependant que je n’étais pas à mon aise de voir le bras du Marquis d’Hersilie, en écharpe, et M. de Lubeck, très changé. Le moindre mouvement du parterre me faisait frissonner. Je ne suis pas encore bien aguerrie ; et vous avez raison de me quereller. Adieu, ma chère Amie, je vous boude jusqu’à votre retour.


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