LETTRE XX.
Le Chevalier d’Ernest à M. de Saint-Albert.
De Paris.
Vous m’affligez, mon Ami, je voudrais pouvoir vous faire illusion sur les torts de M. d’Hersilie, mais cela m’est impossible. Depuis le départ de sa femme, il est répanduEst répandu : a vu beaucoup de monde. dans une société pernicieuse. Ce n’est pas la Baronne de Cotyto que je crains le plus. Elle est étourdie, folle même, si vous voulez, mais incapable de faire le mal avec réflexion. Elle met toute sa félicité à avoir (comme elle le dit elle-même) beaucoup d’Amoureux, et pas un AmantBeaucoup d'Amoureux, et pas un Amant : reprise directe d'une formule de la Baronne de Cotyto dans la lettre XV, adressée à la Marquie d'Hersilie.. Elle est jolie comme les Grâces, et trouve facilement à satisfaire son goût. D’Hersilie s’est mis sur les rangsS'est mis sur les rangs : s'est battu., voilà le sujet de sa dispute avec le Marquis de Lubeck. Il en a déjà eu deux autres depuis ; mais tout cela ne serait encore rien, si Madame de Cotyto ne l’avait point lié avec la Vicomtesse de Thor et la Comtesse de Menippe. Ces deux femmes sont les êtres les plus dangereux que je connaisse. La dernière tient un Pharaon chez elleLa dernière tient un pharaon chez elle : dans ce jeu, le Banquier est le maître et a des chances bien supérieures de gagner contrairement aux autres joueurs, les Pontes., et d’Hersilie en fait les honneurs, parce que la Baronne aime ce jeu de passion. Il dérange sa fortune, et néglige son avancement. Il vient de louer une maison à deux lieues de Paris ; tous les jours il y donne des fêtes, dont Madame de Cotyto est la DéesseDéesse : deuxième comparaison, dans la même lettre, de la Baronne de Cotyto à une figure mythologique. On se souvient que le nom même de la Baronne de Cotyto renvoie à la déesse grecque de l'impudence.. Je l’accompagne souvent pour tâcher de lui être utile dans l’occasion. J’ai hasardé de lui donner des conseils, mais ils ont déplu. Il faut tout attendre du temps. Adieu, mon Ami, consolez cette pauvre Marquise, et tâchez de lui éviter le chagrin d’apprendre les travers de son volage Mari.
LETTRE XXI.
La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.Nous ne lirons la réponse de la Vicomtesse de Thor qu'à la lettre XXVII. Absence de réponse, ou ellipse, nous remarquons ici les stratégies narratives mises en place par l'auteur pour donner du rythme au récit.
De Paris.
Enfin, vous voilà encore à votre vilaine campagne. Je voudrais que les neiges et les frimas vous y assaillissent si fort, que vous fussiez obligée de vous enfuir bien vite, de peur d’y être enterrée. N’espérez pas que j’aille vous chercher. La bouche me fait encore mal des bâillements que votre éternel oncleVotre éternel oncle : Expression ironique, il est malade et la Vicomtesse de Thor est retenue chez lui pour s'en occuper. m’a occasionnés. Il faut que je vous apprenne deux nouvelles, une qui vous fera grand plaisir et l’autre qui me vaudra une bonne querelle. La première, c’est que M. de Cotyto ne revient pas cet automne ; son régiment change de garnison, et c’est lui qui le conduit. Je n’en suis pas fâchée ; car j’ai perdu considérablement au Pharaon, et son absence me donnera le temps de réparer la brèche que j’ai faite à mes diamants. L’autre nouvelle est bien plus terrible, il me semble vous voir froncer le sourcil, et vous préparer à me quereller ; mais auparavant de me gronder écoutez ma justification. Vous savez avec quelle complaisance je me rendais chez la Comtesse de Menippe, que à moi seule je soutenais son Pharaon, et même sa réputation ; car j’ai souvent rompu des lances pour elleJ'ai souvent rompu des lances pour elle : je l'ai défendue contre ceux qui l'attaquent.. Eh bien ! elle m’a joué un tour perfide : vous en allez juger. Le Marquis d’Hersilie a loué une maison de campagne, il nous y donna à souper jeudi dernier. La soirée était superbe : en sortant de table, nous descendîmes dans le jardin, mais je restai sur la terrasse ; depuis mon aventure de la grotte je ne m’expose plus. Le Marquis d’Hersilie et le Chevalier d’Ernest m’accompagnent ; nous gardions le silence. J’entendis derrière une charmille qui borde les bosquets, prononcer mon nom. Je fis signe au Marquis de s’arrêter. Je craignais de respirer de peur de perdre un seul mot. Jugez de mon indignation quand j’ouïs très distinctement Mme de Menippe me déchirerMe déchirer : m'offenser, m'outrager par des médisances, des calomnies. impitoyablement. J’eus le courage d’écouter jusqu’à la fin : c’était avec le Marquis de Lubeck qu’elle s’entretenait ; et il n’a pas tenu à elle qu’il ne fût le plus scélérat de tous les hommes. Cette méchante femme voulait absolument qu’il convînt que ma frayeur avait été factice, et que ce n’était pas la première fois que nous nous étions trouvés tête à tête. J’étais outrée de colère, et sans le Chevalier d’Ernest, j’aurais éclaté. Mais vous ne devineriez pas le sujet de sa haine, le voici : c’est qu’elle est devenue amoureuse folle du Marquis d’Hersilie, et qu’elle voudrait me donner un ridicule pour qu’on m’abandonnât. Avez-vous jamais rien vu de plus abominable ? Ah ! elle n’a qu’à se bien tenir : je suis déterminée à la désespérerÀ la désespérer : à la tourmenter, l'affliger au plus haut point.. Nous sommes partis sur le champ, et j’ai emmené dans ma voiture notre AmphitryonAmphitryon : nom d'un personnage de la mythologie grecque, passé dans le sens commun, qui signifie l'hôte, celui qui est maître de la maison où l'on est reçu à table. Ce terme désigne donc ici M. d'Hersilie., le Chevalier d’Ernest et le Marquis de Lubeck ; nous ne lui avons laissé que le vieux CommandeurCommandeur : titre que peuvent obtenir certains chevaliers d'un Ordre militaire ou hospitalier. et l’épais FinancierFinancier : homme qui a fait une grande fortune. Ce terme désigne un personnage, proche de Madame de Menippe, et qui reviendra à plusieurs reprises. qu’elle dupe toute la journée. Je la hais mortellement, et lui ai signifié hier que je ne mettrai jamais les pieds chez elle. Le Chevalier d’Ernest en paraît enchanté ; réellement, ma chère Amie, cette femmeCette femme : désigne Mme de Menippe. ne nous convenait pas ; elle a une réputation affreuse : je suis persuadée que M. de Cotyto sera enchanté de cette rupture. J’ai le projet, pour la trahir, de donner à souper le même jour qu’elle, et d’inviter toutes les personnes qui y vont ordinairement. Je suis convaincue qu’ils préféreront ma maison à la sienne, et je serai vengée, car on m’a assuré que le Pharaon était tout son revenu. Adieu, ma chère Amie, je vous rendrai compte du succès de ma vengeance.
LETTRE XXII.
La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.
De Paris.
Je suis complètement vengée. J’ai eu le souper le plus brillant, et la Comtesse est restée absolument seule. Le Marquis de Lubeck, que j’avais prié d’y aller, est venu me rendre compte de sa fureur ; elle a juré de s’en venger, mais je le lui permets, et ne crains rien. Je n’ai aucun reproche à me faire, et, malgré sa méchanceté, je la défie ; mais admirez comme tout m’a réussi ! jusqu’à son Financier qui est venu me faire la cour. Je l’ai accueilli comme un grand Seigneur ; il était si boursoufflé d’orgueil, qu’il ne pouvait plus articuler une parole. Il nous a tous invités à une fête qu’il doit donner à son Château ; il a demandé quinze jours afin de la rendre plus brillante ; j’ai accepté, sous la condition que Madame de Menippe n’en serait pas ; elle sera furieuse, et moi bien satisfaite : oh ! je lui apprendrai à ne pas juger tout le monde d’après ses principes. Les quinze jours que le Financier a demandés seront bien employés ; la Marquise de Saint-Hæmond, qui est charmante, m’accompagnera partout ; elle m’a décidée à accepter un dîner chez le Marquis du Lubeck. Il est si repentant de sa faute, que j’ai cru ne pouvoir le refuser : il en a paru comblé. Demain nous montons à cheval dans le bois de Boulogne, et nous irons passer la journée chez la Marquise de Saint-Hæmon, à ChatouChatou : commune française située dans le département des Yvelines en région Île-de-France., d’où nous ne reviendrons qu’au jour. Amusez-vous autant que moi.