Corpus Les Dangers de la coquetterie

Lettres 23 à 25

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LETTRE XXIII.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

Du Château de ….

Ah ! ma chère Amie, je ne suis pas encore revenue d’une aventure terrible qui vient de m’arriver. Cette méchante Madame de Menippe a bien cruellement pris sa revanche. Le Marquis d’Hersilie voulait jeter le FinancierFinancier : personne qui s'occupe de grandes affaires d'argent. Personnage peu présenté, proche de Madame de Menippe, puis de Madame de Cotyto. par les fenêtres, et sans le Chevalier d’Ernest, qui se trouve toujours pour empêcher les accidents, cela faisait encore une histoire affreuse. Cette fête qui nous avait été annoncée, a eu lieu avant-hier : nous sommes partis au nombre de quarante. L’allée qui conduit au Château est fort longue, et de distance en distance une troupe de Musiciens exécutaient des symphonies de DelmanDelman : il s'agit probablement d'une erreur d'impression pour désigner Jean-Frédéric Edelmann (1749-1794), claveciniste et pianiste français. et de GrétryGrétry : André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813) est un compositeur à la mode à la fin du 18e siècle. ; enfin, nous sommes arrivés précédés par le plaisir, jamais je n’avais été aussi gaie. La journée s’est passée dans une suite d’enchantements. J’avais une douzaine d’Adorateurs ; la Marquise de Saint-Hæmon, et moi, nous partagions les suffrages. Un bal paréUn bal paré : un bal durant lequel il faut venir habiller avec élégance. est venu ensuite ; l’exécrable Financier en a proposé un autre masqué, cette folie nous a plu infiniment, et chacun s’est dispersé dans des appartements où l’on a eu à choix ce qu’on désirait pour se déguiser. J’ai ouvert le bal avec le Marquis d’Hersilie. Un masque, d’une taille élégante, est venu me prier de danser. Après la contredanseContredanse : ancienne danse de village d'origine anglaise où des couples évoluent librement sur un rythme gai et entraînant., il m’a proposé de passer dans le salon du jeuLe salon du jeu : lieu social de discussion et de jeux. ; je l’ai suivi, presque sans le vouloir, et après une bonne heure de conversation très intéressante, un autre masque, que j’ai cru reconnaître pour le Chevalier d’Ernest, m’a dit, tout bas à l’oreille, de prendre garde à moi, que je ne savais pas avec qui j’étais. J’ai cru que c’était un tour de bal, et j’ai écouté avec grand plaisir les douceurs du beau masque, je crois même lui en avoir répondu ; enfin, après les louanges les plus flatteuses sur ma taille et mes grâcesGrâces : charmes, beauté physique., il m’a suppliée de me démasquer. Bien sûre de mon triomphe, j’y ai consenti, sous la condition qu’il en ferait autant ; nous sommes passés dans une autre pièce, et j’ai ôté mon masque ; mais mettez-vous à ma place, quand mon Adorateur, pour tenir la parole qu’il m’avait donnée, a ôté le sien, et que j’ai reconnu mon Mari. Je me suis évanouie de frayeur ; à ce qu’on m’a dit, il a conservé un sang-froid insultant. Le Marquis de Lubeck, qui ne le connaît pas, s’est imaginé que c’était un masque qui m’avait insultée, il lui a parlé avec beaucoup de vivacité ; par bonheur, le Chevalier d’Ernest a nommé M. de Cotyto ; mais malgré cela, ils se sont tenu des propos forts durs. Cela n’en restera pas là. Le Marquis d’Hersilie a profité du moment de trouble que cet événement a causé, M. de Lubeck s’est joint à lui, ils ont fait avouer au vieux Financier que Madame de Menippe avait écrit à M. de Cotyto, et l’avait engagé à se trouver au balMadame de Menippe a donc voulu, à son tour se venger de la Baronne de Cotyto en faisant voir à son mari qu'elle séduit d'autres hommes.. Ils sont entrés dans une si grande fureur, que sans la prudence du bon Chevalier d’Ernest, la chose eût fort mal tourné. Le Financier est parti sur le champ, et nous a laissés maîtres chez luiNous a laissés maîtres chez lui : a quitté les lieux, nous laissant seuls chez lui.. Je suis seule dans mon appartement, et pour charmer mon ennui, je vous écris ; convenez que quand vous êtes absente, il m’arrive toujours des catastrophes ; vous êtes mon bon AngeIl semble pourtant que ce soit le Chevalier d'Ernest qui apparaît comme un protecteur à travers la lettre. ; ne me quittez donc plus.

LETTRE XXIV.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

Du Château de ….

Les malheurs se succèdent, le Chevalier d’Ernest, après une longue conversation avec M. de Cotyto, l’avait déterminé à oublier mes étourderies. Les conditions de la paix allaient être signées. Je retournais à Paris, et M. de Cotyto à son régiment. Le Marquis de Lubeck et lui s’étaient embrassés, et la tristesse faisait place à la joie. M. de Cotyto avait consenti à me voir, quand la DiscordeDiscorde : de son autre nom, inspiré de la mythologie grecque, Eris est la déesse de la discorde. Elle a indirectement causé la Guerre de Troie, car tous les dieux ayant été invités au mariage de Pelée et Thétis hormis elle, elle a décidé de se venger en jetant une pomme d'or au milieu du banquet, avec pour mention « Pour la plus belle » : la pomme de discorde. Eris, ne précisant pas le nom de la déesse en question, a engendré une rivalité entre les déesses Héra, Athéna et Aphrodite., jalouse de notre bonheur, nous a suscité un nouvel embarras. Deux Gardes des MaréchauxMaréchaux : grade le plus élevé d'officiers généraux depuis le 18e siècle, auxquels étaient confiées de hautes fonctions de commandement et la responsabilité du maintien de l'ordre dans les campagnes. de France sont arrivés, et se sont attachés aux pas de M. de Lubeck et de mon Mari. M. de Cotyto en a été d’autant plus désespéré, qu’il est venu sans congé, et que cela peut le perdre. Le Marquis d’Hersilie est parti sur le champ pour Versailles, afin d’arranger cette malheureuse affaire. Ah ! ma chère Amie, j’ai bien du chagrin ; quels reproches mon Mari n’est-il pas en droit de me faire ! il est parti pour Paris sans vouloir me voir. Madame de Saint-Hæmon l’a prié de permettre que j’allasse à Chatou, il a répondu que je pouvais faire ce qui me plairait, qu’il s’en inquiétait fort peu. J’ai prié le Chevalier d’Ernest, qui l’a accompagné à Paris, de me rendre compte de tout ; je suis bien inquiète !

LETTRE XXV.

Le Chevalier d’Ernest à la Baronne de Cotyto.

De Paris.

J’ai rempli vos ordres, Madame, je n’ai pas quitté M. de Cotyto, il lui est ordonné de joindre son RégimentRégiment : unité militaire de l'armée, composée de plusieurs bataillons ou escadrons., et de garder les arrêts. Je n’ai jamais pu le faire consentir à vous voir, il y met une condition qui vous paraîtra dure, mais que je crois nécessaire ; c’est de renoncer entièrement à Madame de Thor, d’aller passer la belle saison avec Madame de Fionie, à qui il a écrit pour la prier de vous recevoir, ou bien d’aller en BerryBerry : province historique de la France de l'Ancien Régime ayant pour capitale la ville de Bourges, située approximativement dans la partie sud de la région Centre-Val de Loire., chez Madame votre Mère. Ce sont des ordres qui vont vous révolter. Si vous me permettez de vous dire mon avis, je crois que vous n’avez rien de mieux à faire ; par ce moyen vous regagnerez la confiance de M. de Cotyto, et ce ne sera qu’un nuage facile à dissiper. Quittez vos projets de vengeance contre Madame de Menippe, vous finiriez par en être la victime. Vous voyez son coup d’essai, craignez-la puisqu’elle est méchante. Je suis avec respect, etc.


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