LETTRE XXIX.
La Marquise d’Hersilie à Madame de Singa.
Du Château d’Hersilie.
Que vous m’affligez, mon Amie ! je voudrais être près de vous pour partager vos peines. Ne vous laissez point abattre par la douleur, vos craintes sont peut-être mal fondées. Je ne puis croire que Monsieur de Zéthur, qui a toujours été raisonnable, s’aveugle au point de rompre un engagement où il trouvait tous les avantages réunis, pour s’attacher à une étourdie qui ne peut que lui faire faire des sottises. Vous vous êtes peut-être alarmée sans sujet ; mais s’il était vrai que Madame de Cotyto eût exercé ce nouvel empire, rappelez votre raison, et bénissez votre destin de n’avoir à pleurer qu’un infidèle : un ingrat fait répandre bien plus de larmes. J’aurais bien du plaisir à vous recevoir, mais je craindrais, comme vous, que cela ne chagrinât Madame de Fionie, elle a besoin aussi de consolation. Je sais combien elle aime son neveu, et sa conduite ne peut que lui déplaire infiniment. Je voudrais qu’il me fût possible d’aller vous joindre toutes deux ; vous savez ce qui m’en empêche. Écrivez-moi souvent, faites-moi part de vos peinesLa Marquise d'Hersilie agit en véritable amie en demandant à Madame de Singa de partager ses peines, cela démontre l'amitié honnête qu'il y a entre elles., je les partage bien sincèrement.
LETTRE XXX.
La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.
Du Château de Fionie.
Il faut, ma chère amie, être aussi bonne que je le suis, avoir autant de patience pour ne pas déserter mille fois de chez Madame de Fionie. Vous n’avez pas d’idée des sermons que l’on me fait toute la journée. C’est une chose bien détestable que les prudes ! Elle a avec elle cette Madame de Singa, qui parle sans cesse de son défunt Mari, et qui, pour se consoler, veut épouser le Chevalier de Zéthur. Pour me venger de l’ennui que j’éprouve avec ces bégueulesBégueules : femmes d'une délicatesse ou d'une pruderie excessive ou affectée., j’ai conçu le plus joli projet ; il est digne de vous. Madame de Fionie veut absolument faire épouser Madame de Singa à son neveu, parce qu’on la dit fort riche. Eh bien ! j’ai mis dans ma tête de captiver le chevalier, et j’y ai réussi ; je suis enfin parvenue à brouiller ce petit ménage. Vous m’avez trop bien appris que, lorsqu’une femme veut s’emparer du cœur d’un homme, rien n’est plus facile. Le Chevalier a les passions très vives : ce matin j’ai eu une longue conversation tête à tête avec lui ; après m’avoir beaucoup parlé du danger qu’il y avait de se lier pour la vie, je lui ai fait sentir combien un engagement volontaire était préférable, et je me suis servie de toute mon éloquence pour lui prouver que c’était le seul moyen d’être heureux. Oui, m’a-t-il dit avec émotion, en jetant sur moi un regard tendre et passionné, mais où trouver un cœur fidèle qui s’attache à nous pour la vie ? si j’étais assez heureux pour le rencontrer, je renoncerais à l’hymenHymen : union, mariage. . Ah ! Chevalier, lui dis-je, en feignant de rougir, quand on possède, comme vous un cœur sensible et délicat, on doit espérer de captiver celle à qui l’on adresserait ses vœux. Quoi, reprit-il, je pourrais !… dans ce moment il a saisi ma main ; je la retirai brusquement. Vous me refusez ? Non ; mais je ne veux pas d’un cœur qu’une autre possède. Quel est votre désir, voudriez-vous faire le malheur de mes jours ? vous avez l’âme trop généreuse pour vouloir me tromper. Où trouveriez-vous une femme réunissant autant de charmes que Madame de Singa ? elle est bien faite pour vous captiver ; il y aurait trop de présomption de ma part d’espérer de la supplanter. Cessez, mon cher Chevalier, de me presser davantage ; je me levai en même temps pour le quitter. Arrêtez, s’écria-t-il, en se jetant à mes genoux, je vous jure un amour éternel ; mon cœur, mon âme, tout est à vous. Relevez-vous, lui dis-je, je ne puis vous souffrir dans cette posture, vous oubliez que vous avez promis votre foi. Quelle preuve me donnerez-vous de la sincérité de vos sentiments ? Ordonnez, je suis prêt à tout entreprendre pour vous en convaincre ; je jure par l’amour que vous m’avez inspiré, par tout ce qu’il y a de plus sacré, que je renonce pour jamais à Madame de Singa ; il me fit ensuite mille protestations de passer sa vie avec moi, et promit de me suivre partout où j’irais. Je lui ai imposé, pour première condition, de rompre entièrement avec Madame de Singa ; d’écouter un peu moins sa tante, et de se soumettre aveuglément à toutes mes volontés : il m’en a renouvelé le serment. Voilà, je pense, ma chère Amie, savoir jouer la Comédie avec tout l’art possibleDéfinition des libertins comme étant des acteurs de théâtre, qui apparaît dans Les Liaisons dangereuses, lettre 81 de la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont. ! Pour cette fois je tiens le Chevalier dans mes chaînes, il ne s’en retirera pas aisément. Je vous assure qu’il est passionné au-delà de toute expression ; ce qui m’amuse beaucoup, c’est son embarras avec Madame de Singa, elle ne paraît pas encore s’en apercevoir ; d’ailleurs elle a trop d’amour-propre pour le laisser entrevoir, et compte trop sur la candeur et la fidélité de son futur. En vérité, elle méritait bien ce tour, et vous m’applaudirez sincèrement d’avoir saisi une si belle occasion de me venger de la nécessité de vivre avec ces deux prudes.