LETTRE XXXI.
La Vicomtesse de Thor à la Baronne de Cotyto.
Du Château de….
Courage, ma belle Amie, vous voilà aussi habile que la plus expérimentée ! vous avez tort de me comparer à vous, vous me surpasserez et je serais tentée d’en être jalouse. Il ne s’est jamais présenté une occasion si belle de faire sentir le pouvoir de mes charmes avec autant d’adresse, et d’opérer un si grand changement en si peu de temps ; convenez que vous m’avez de grandes obligations. Sans moi que seriez-vous ? une femme perdue pour la société, et aussi insupportable que Madame de Fionie. Je suis enchantée que vous l’ayez traversée dans ses projets ; mais prenez garde à vous, ces prudes sont dangereuses. Si comme moi vous étiez libre, vous n’auriez aucun ménagement à garder, pourvu que vous n’ayez aucun reproche à vous faire : on ne peut empêcher les hommes de rendre hommage à la BeautéBeauté : allégorie, la Vicomtesse se déresponsabilise de sa coquetterie par les charmes qu'elle émet naturellement, ainsi elle remet la responsabilité sur les hommes et leur attirance. Cette pensée est présente dans l'essai féministe de l'autrice de 1787., qui, à son tour, a droit de s’amuser des hommes. Pour moi, je les méprise tous, mais je veux qu’ils m’adorent, sans pour cela qu’ils intéressent mon cœur. À l’exemple des Dieux, je reçois avec indifférence, et non sans plaisir, leur encens. Le nombre de soupirants que j’enchaîne à mon char, sont autant de trophées que j’élève à l’Amour, sans me soumettre à son empireLa vicomtesse élève son art de la séduction au rang de la divinité. Elle s'enorgueillit de son pouvoir de séduction qui fait des hommes ses adorateurs qui lui donnent des offrandes.. J’espère, ma charmante Amie, que vous ne me laisserez pas ignorer le succès de votre entreprise.
LETTRE XXXII.
La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.
De Paris.
Il y a une fatalité attachée à mon fort, tous les malheurs m’accablent à la fois, sans que j’aie le moindre reproche à me faire : tout cela est la faute de Monsieur de Cotyto. Il n’avait qu’à me laisser chez moi, ne pas exiger que j’allasse chez Madame de Fionie, je n’aurais pas éprouvé un désagrément qui me fait beaucoup de peine. Comment prévenir Monsieur de Cotyto de ma rupture avec la Comtesse ? si c’est moi qui la lui apprends, il trouvera mille prétextes pour me donner des torts. Réellement, mon Amie, je suis fort malheureuse. Comment arranger cette affaire ? Elle est fort embarrassante, vous en allez juger. Vous savez les services que le Marquis d’Hersilie m’a rendus ; combien il s’est employé pour que Monsieur de Cotyto ne fût pas la victime de son imprudence. En partant pour aller chez Madame de Fionie, le Marquis m’a demandé la permission de m’y faire sa cour, il y aurait eu de la malhonnêteté à le lui refuser ; d’ailleurs, il est lié avec Madame de Fionie, qui est intime amie de la Marquise d’Hersilie, et j’aurais eu fort mauvaise grâce de m’opposer à ce qu’il vînt la voir : j’y ai donc consenti. Monsieur de Zéthur s’était déclaré mon Chevalier, ce qui a fort déplu à sa respectable tante. Il faut convenir que cette femme est bien prude, vous n’avez pas d’idée de son ridicule ; mais revenons à mon aventure. Le Chevalier de Zéthur m’accompagnait partout ; Monsieur d’Hersilie ne s’est-il pas avisé de le trouver mauvais, il m’en a fait des reproches, comme s’il en avait eu les droits. Vous pensez bien que je m’en suis moquée, et pour le lui prouver, je suis montée à cheval le lendemain, seule avec le Chevalier. Monsieur d’Hersilie a pris la moucheA pris la mouche : s'est fâché brusquement et mal à propos (expression familière). , (cet homme est fort à craindre) et a été trouver Monsieur de Zéthur à qui il a proposé tout uniment de se battreIl lui a proposé de se battre en duel et bien que cette pratique continue d'exister à cette époque, le duel est définitivement illégal depuis 1711 et les partis concernés pouvaient recevoir de lourdes peines allant jusqu'à l'exil., jusqu’à ce qu’il en restât un sur la place. Monsieur de Zéthur a accepté la proposition, quoiqu’il ne l’ait pas trouvée agréable. Ils sont sortis tous deux, heureusement leur explication s’est faite dans le jardin, et a été entendue de Madame de Singa, qui très prudemment en a prévenu Monsieur de Fionie. On les a joints à temps pour empêcher qu’ils ne se battissent. Madame de Fionie est passée dans mon appartement, et m’a reproché avec amertume que j’étais cause de cet éclat. Je ne savais ce qu’elle voulait dire ; j’ai fort mal reçu ses remontrances, et je suis, sur le champ, montée en voiture pour me rendre à Paris : voyez si j’ai raison de me plaindre du sort. J’ai imaginé un moyen pour que Monsieur de Cotyto fût moins fâché. Je vais lui écrire que ma santé est fort dérangée, et que mon Médecin m’a conseillé de prendre les eauxLes eaux sont une villes thermales où l'on se retire lorsqu'on est malade. On dit "prendre les eaux" pour signifier que l'on s'y rend. ; que le Château de Fionie étant entouré de marais, cet air épais m’a fatigué la poitrine. L’embarras est sur le choix des eaux ; il ne voudra sûrement pas que j’aille à Spa, ce sont pourtant les plus agréables ; si elles l’offusquent trop, j’irai à PlombièresPlombières : commune française située dans le département des Vosges, en région Grand Est, à 390km de Paris., j’y passerai deux mois, et, à mon retour, on aura oublié tout cela. Qu’en pensez-vous ? mon projet est unique. Dites-moi bien vite votre avis, je brûle de partir.
LETTRE XXXIII.
La Comtesse de Fionie à la Marquise d’Hersilie.
Du Château de Fionie.
Vous êtes fort heureuse, ma belle Marquise, d’être trop éloignée de Paris, pour qu’on vous ait chargée de la conduite de la plus franche étourdie que je connaisse. Vous vous doutez sûrement que c’est de Madame de Cotyto que je veux parler. Il lui est arrivé des aventures sans nombre depuis votre départ ; entre autres, une qui l’a brouillée avec son mari. Il m’avait priée de la recevoir, et de tâcher de la corriger de sa coquetterie ; mais le mal est incurable. Elle est liée avec la Vicomtesse de Thor, qui est la femme la plus dangereuse qui soit en Europe, et les bons conseils qu’on lui donne ne prévalent pas sur ceux de Madame de Thor, qu’elle écoute comme un oracleOracle : personne qui transmet la parole des Dieux.. Elle a resté huit jours chez moi, et, dans ce court espace, elle a brouillé une partie de ma société. Elle s’imagine qu’on n’a point de reproches à lui faire parce qu’elle n’a point d’Amants, et sans cesse elle met les hommes aux prises les uns contre les autresLa Baronne de Cotyto se présente comme une Hélène de Sparte volontaire.. En vérité, je crois que je préférerais à ces coquettes de profession une femme qui aurait le malheur d’avoir une faiblesse et qui la cacheraitCes attitudes contraires peuvent faire penser aux caractères opposés de la marquise de Merteuil (qui est une libertine professionnelle) et de la présidente de Tourvel (qui est une personne plus sensée) dans Les Liaisons dangereuses de Laclos. ; c’est le fléau des gens sensés. Je suis bien fâchée que la saison soit aussi avancée, j’aurais été me consoler avec vous des chagrins qu’elle m’a donnés dont je prévois que les suites seront cruelles. Monsieur de Fionie voulait en écrire au baron ; j’ai eu beaucoup de peine à l’en empêcher. Adieu, ma belle Amie, amusez-vous toujours de vos occupations champêtres ; ce sont des plaisirs qui ne causent point de remords.