LETTRE XXXIV.
La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.
De Paris.
Je serais tentée d’aimer mon Mari ; il vient, ma chère Amie, de consentir à me laisser aller à Plombières : j’ai engagé la Marquise de Saint-Hæmon à m’accompagner. Nous nous occupons sérieusement des préparatifs de notre départ : Messieurs d’Hersilie, de Lubeck et de Zéthur viendront nous rejoindre. Nous donnerons le ton à toute la Province. Quelle délicieuse vie nous allons mener ! Il y avait longtemps que je désirais faire un voyage aux eaux. On dit que celles de Plombières sont fort agréables ; le Marquis d’Hersilie vient d’écrire à un de ses Amis qui a une terre charmante à deux lieues de là, et où je crois que nous passerons la majeure partie de notre temps. Je suis d’une satisfaction incroyable ; enfin je vais respirer. D’honneur, je n’étais pas à mon aise. À tous moments je croyais voir arriver M. de Cotyto, escorté de tous ses injustes droits, m’ordonner de le suivre dans le fond de l’AngoumoisAngoumois : situé à une distance d'environ 450 kilomètres de Paris, ancienne province française ayant pour capitale, la ville d'Angoulême., pour y finir tristement ma vie, sans bals, sans plaisirs, et surtout sans Adorateurs ; mais le sort en a heureusement décidé tout autrement, puisque je vais à Plombières, de son aveu. Comme je veux y tenir un grand état, je me suis défaite de mes diamants ; on n’en met plus. Nous emportons six caisses de chapeaux et de redingotesRedingote : manteau ajusté à la taille et à longues basques, porté aussi bien par les hommes que par les femmes, surtout à cheval. et autres ajustements de campagne. Je voudrais déjà être partie ; je ne fais autre chose que d’aller à Chatou et chez mon sellierSellier : artisan qui fabrique, vend et répare des selles et des carrosses.. Il est d’une lenteur qui me désespère ; le Marquis d’Hersilie le presse cependant on ne peut davantage. Concevez-vous, ma chère Amie, le bonheur dont je vais jouir ; à cent cinquante lieues de mon MariCent cinquante lieues : ce qui correspond à 720 kilomètres environ., dans un lieu où l’on jouit de la plus grande liberté, et avec une femme charmante. Serai-je bien loin de Nancy ? vous savez que j’y ai des amis. Il est bien honteux de faire de pareilles questions ; je l’avoue, et j’en rougis. Je ne sais rien ; je n’ai pas la moindre notion de Géographie ; enfin, je ne connais absolument que les environs de Paris. Heureusement, mon valet de chambre a pratiqué la route ; car on pourrait me mener aux Antipodes sans que je m’en aperçusse. Dans une vingtaine d’années, je m’adonnerai à l’étude, je ne serai pas toujours jeune ; cette idée est bien affligeante, je ne puis m’y accoutumer. Quoi ! nous deviendrons aussi vieilles et aussi laides que l’éternelle Maréchale de..... Il vaut mieux mourir. En attendant jouissons toujours du plaisir. Je ne sais si je pourrai vous écrire avant mon départ ; mais je vous donnerai certainement de mes nouvelles en arrivant à Plombières.
LETTRE XXXV.
La Marquise d’Hersilie à la Comtesse de Fionie.
Du Château d’Hersilie.
Depuis longtemps j’ai cessé tout commerce avec la Baronne de Cotyto. J’ai essayé de la ramener, mais en vain. Il est bien malheureux qu’elle se laisse conduire par la Vicomtesse de Thor. Elle a des principes d’une extravagance dont il n’est pas d’exemple. J’estime fort M. de Cotyto, et je le plains sincèrement d’avoir une femme qui, sans être réellement criminelle, se donne des ridicules qui la perdront infailliblement. Je suis bien fâchée des chagrins qu’elle vous a occasionnés ; j’aurais été enchantée que vous vinssiez partager mon bonheur ; il est parfait depuis que je suis retirée dans mon ermitageErmitage : lieu où une personne vit religieusement, isolée de la société.. Je suis devenue absolument philosophePhilosophe : personne qui s'applique à l'étude des Sciences et qui réfléchit sur le sens de la vie humaine. ; j’aurais maintenant beaucoup de peine à me faire à la vie dissipée que l’on mène à Paris. Je fais travailler considérablement dans mon jardin. Si vous saviez mes progrès dans les Mathématiques et la géométrie, vous ne vous étonneriez pas de me voir, le cordeau et la toiseToise : outil de jardinier permettant de tracer quatre ou cinq sillons parallèles. à la main, tracer des bosquets et des parterres, d’après mes dessins. Je n’ai, pour tout aide, que le Gouverneur de mon fils ; il me démontre sur ce terrain les différents théorèmes que nous avons expliqués ensemble sur le papier. Quelle satisfaction j’éprouverai de voir croître les jeunes arbres que j’ai plantés avec tant de plaisir ; tous les printemps me procureront de nouvelles jouissances ! Je ne puis me lasser d’étudier la Nature ; les richesses sont inépuisables, on y découvre toujours des trésors nouveaux, la plus petite plante offre des détails intéressants. Je m’adonne à la Botanique, c’est la science la plus utile à l’humanité : elle renferme des moyens de nous garantir des maladies auxquelles nous sommes assujettis. Dans les campagnes, le malheureux paysan n’a aucune ressource, il manque des choses les plus simples ; ses moyens ne lui permettant de recourir aux villes voisines, il se laisse périr faute de remèdes. Pour obvier à ce mal, je forme une Pharmacie. Quand ils auront l’espoir de trouver des secours chez moi, ils y viendront tous. Sans cesser de m’amuser, je rendrai service à ces bonnes gens. Adieu, ma chère Amie, empressez-vous de venir me trouver ; santé, tranquillité et amitié sincères vous attendent ici.
LETTRE XXXVI.
Le Chevalier d’Ernest à M. de Saint-Albert.
De Paris.
Si vous saviez, mon Ami, combien j’ai eu d’occupations contraires à mes principes, vous ne m’accuseriez plus de paresse. Le Marquis d’Hersilie me fera tourner la tête, si cela continue encore longtemps. J’ai cessé toutes mes occupations pour le suivre dans ses parties de plaisirs ; il s’imagine m’avoir converti (ce sont ses expressions), il ne se doute pas que l’amitié et les promesses que je vous ai faites, m’ont engagé à adopter un genre de vie qui ne me convient en aucune manière. Il est toujours attaché au charAttaché au char : mettre une personne sous sa domination, sous son empire. de Madame de Cotyto, elle lui fait faire sottises sur sottises ; elle est remplie de fantaisiesFantaisies : caprices, envies subites et souvent irraisonnées. , et le Marquis les adopte toutes. Je me suis mis l’esprit à la tortureMettre son esprit à la torture : travailler avec une grande contention d'esprit à la recherche, à la discussion de quelque chose. pour engager le Baron à laisser aller sa femme aux eaux, dans l’espoir que son absence rendrait M. d’Hersilie à la raison ; mais j’avais bien mal calculé : cette jeune folle ne serait pas satisfaite, si ses Adorateurs ne la suivaient, et le Marquis n’a pas été le dernier à accepter la proposition. L’attachement respectueux que j’ai pour Madame d’Hersilie, et la pitié que m’inspire son étourdi de Mari, me font encore entreprendre ce voyage. Je crains que ma présence n’y soit bien nécessaire. Adieu, mon Ami, je vous donnerai de mes nouvelles aussitôt mon arrivée.