LETTRE XLIII.
La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.
De Plombières.
Ne me grondez pas, ma chère Amie, si j’ai tant tardé à vous écrire. À peine ai-je le temps de dormir. C’est une chose délicieuse que les Eaux ; nous les prenons comme si nous étions maladesNous [...] prenons [les Eaux] : nous nous rendions dans une ville thermale.. N’attendez point de détail de ma part ; je ne me pique point d’être observatrice. Je m’amuse ; cela me convient beaucoup mieux. Vous n’avez pas d’idée des plaisirs dont nous jouissons ; je croyais qu’ils n’habitaient que dans la Capitale, mais je me suis bien trompée. Tous les jours ce sont nouvelles fêtes dont nous sommes les DéessesLes Déesses : la Baronne de Cotyto se compare une fois de plus à une divinité. Caractéristique propre du style de ses lettres où elle fait usage d'un discours imagé qui la met en avant.. Les femmes ici sont gauches au dernier pointLes femmes ici sont gauches : la Baronne de Cotyto se compare à ces femmes locales et les dévalorise pour mieux mettre en avant son propre charme et celui de son cercle. Elle suggère que leur manque de sophistication a poussé les hommes élégants (appelés ici les Agréables) à les délaisser pour se consacrer à elle et ses amies. ; aussi tous les Agréables les ont abandonnées et sont devenus nos esclaves. J’en ai congédié un hier qui devenait dangereux ; il ne se payait point d’espoir, et je n’avais pas autre chose à lui offrir. Ces Provinciaux sont trop plaisants ; il y a pourtant ici beaucoup d’étrangers, mais qui n’y sont pas venus, comme nous, pour les plaisirs, et qui ne s’occupent que de leurs santés. Nous avons donné un bal délicieux. Depuis ce moment, les femmes nous boudent, parce que la Marquise et moi nous étions en négligé ; elles ont trouvé cette manière d’être fort indécente. Si elles savaient que c’était un tour que nous voulions leur jouer pour faire paraître leur parure plus ridicule, elles auraient bien de la peine à nous le pardonner. Nos AimablesNos Aimables : manière affectueuse et moqueuse de désigner les hommes de leur cercle, notamment le Marquis d'Hersilie et le Chevalier d'Ernest. sont ici depuis huit jours. Le Chevalier d’Ernest les a accompagnées. Réellement nous faisons événement. Je suis parfaitement heureuse ; je crains même de prendre du goût pour la Province. Il me semble avoir entendu dire que César aurait préféré d’être le premier d’un petit village que le second dans Rome Référence à Jules César : citation issue d'une biographie, La Vie de César écrite par Plutarque au 1er siècle av. JC. . Je pense comme lui ; si je croyais toujours régner comme je le fais ici, je renoncerais à Paris. Il faut que je vous fasse part d’une bonne folie qui m’a passé par la tête. Vous savez qu’aux Eaux il y a toujours des Médecins. À notre arrivée, celui qui a le plus de vogueVogue : faveur dont jouit quelqu'un auprès d'un large public, pour plus ou moins longtemps. est venu nous offrir ses services, et nous a raconté l’histoire des buveurs avec infiniment de gaîté, nous l’avons invité à venir nous voir, ce qu’il a fait exactement. Il y a quelques jours qu’il nous dit qu’il sortait de chez une Dame qui avait la petite vérole ; je fis un cri perçant ; vous savez combien je crains cette maladie ; il me rassura, en me disant que c’était une inoculée et qu’il me conseillait fort, si je voulais conserver ma jolie figure, de prendre le parti de me faire inoculerFaire inoculer : contaminer volontairement par un virus actif selon un procédé inventé au début du XVIIIe siècle, appelé initialement "variolisation". aussi. J’y consentis sous la condition que quelqu’un de la Société commencerait. Tout le monde garda le silence, à l’exception du Marquis d’Hersilie qui s’offrit pour victime. Son empressement à satisfaire mes désirs était trop glorieux, pour que je n’acceptasse pas sur le champ. Le Chevalier d’Ernest pensa entrer en fureur ; et quand je vis qu’il voulait y mettre empêchement, j’insistai. Le Marquis répondit fort galamment qu’il sacrifierait volontiers sa vie pour conserver la beauté de la Mère de l’AmourMère de l'Amour : allégorie désignant Aphrodite, la Baronne de Cotyto est celle qui fait naitre le sentiment amoureux. Le Marquis d'Hersilie reprend la rhétorique imagée de la Baronne. . Il s’est mis au régime pour être inoculé. C’est un grand sacrifice qu’il me fait ; car j’ai exigé qu’il fût six semaines sans approcher de notre demeure d’un quart de lieue. Il voulait aller à la Terre de son Ami ; mais comme nous avons projeté une partie de chasse, je m’y suis opposée, et il est allé loger à l’autre bout de la ville. Vous pensez bien, ma chère Amie, que je ne ferai pas la folie de me donner la petite vérole ; mais je suis enchantée de cette preuve d’amour du Marquis d’Hersilie. Adieu, je vous chargerai de me venger toutes les fois que j’en aurai besoin, vous réussissez à merveille.
LETTRE XLIV.
Madame de Singa à la Marquise d’Hersilie.
Du Château de….
Le Chevalier de Zéthur vient, ma chère Amie, de lever le masque. Je reçois, dans l’instant, une lettre de lui, dans laquelle il m’accuse d’avoir instruit de sa conduite son Père, qui le menace de lui faire rejoindre son Régiment. Sa Lettre est celle d’un étourdi que la passion domine. Il déclare hautement son amour pour la Baronne de Cotyto, me redemande les serments et les promesses qu’il m’avait faits de n’avoir pas d’autre femme que moi. J’en suis doublement affligée par les dangers où je vois qu’il s’expose ; et parce qu’il est sur le point de perdre sa fortune, son état et sa réputation. Malgré tous ses torts, je ne puis m’empêcher de l’aimer et de le plaindre. Il n’est point aussi coupable qu’il le paraît ; je connais son âme, elle est vertueuse ; il a des principes ; son cœur n’est point encore corrompuMadame de Singa s'inquiète de sa relation avec la Baronne de Cotyto qui incarne le vice et la corruption. ; c’est un moment d’erreur dont il reviendra facilement, quand la raison aura déchiré le bandeau qui lui couvre les yeux, il est incapable d’avoir voulu tromper la Baronne de Cotyto ; sa bonne foi, son inexpérience et le peu de connaissance qu’il a du cœur humain, ne l’ont pu mettre à l’abri des pièges qu’on lui a tendus et dont il sera la victime ; il en coûtera beaucoup à mon cœur pour résister au désir que j’avais de l’obliger en secret ; mais je me rends à vos avis. Convenez donc, ma chère Amie, que les hommes sont souvent bien injustesC.f. au Mémoire pour le sexe féminin ; contre le sexe masculin de Jeanne Gacon-Dufour, contemporain d'une année au roman. L'autrice s'interroge sur les origines du vice et à qui les imputer. ; ils ne jugent que sur les apparences et tombent dans de grandes erreurs. Si le Chevalier ne perd que sa fortune, c’est un malheur dont je me consolerai facilement. S’il renonce à son fol amour, son pardon est tout prêt ; un seul mot effacera jusqu’à la trace des chagrins qu’il me cause. Ah, mon Amie ! mon cœur ne peut changer, il est à lui, il allait le posséder, pour jamais ; qu’il vienne, qu’il reconnaisse ses torts, et ce cœur volera au-devant de lui. Il trouvera toujours en moi une Amie tendre et une Épouse fidèle.
Sans les soins de Madame de Fionie, j’aurais bien de la peine à ne pas m’abandonner aux chagrins qui dévorent mon âme ; je sens combien je l’afflige ; elle aime tendrement son NeveuSon Neveu : le Chevalier de Zéthur. , et désirerait, autant que moi, de le voir heureux. Nous nous soulagerons en mêlant nos larmes ensemble ; elles sont moins amères, quand une Amie les essuie.