Corpus Les Dangers de la coquetterie

Lettres XLV à XLVIII

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LETTRE XLV.

La Marquise d’Hersilie à Madame de Singa.

Du Château d’Hersilie.

Je suis enchantée de l’injustice de M. de Zéthur ; elle peut, mon Amie, contribuer à votre tranquillité, et vous ne pouvez, sans être blâméeÊtre blâmée : être l'objet de sérieux reproches. , conserver pour lui de l’attachement, après une conduite aussi affreuse. Je vous afflige, mon Amie, en vous donnant des conseils qui contrarient vos sentiments ; mais mon amitié et votre bonheur l’exigent. Puisque le Chevalier est assez faible pour se laisser subjuguer au point d’oublier ses serments et l’amour qu’il vous avait juré, il ne mérite pas même un regret ; il y aurait de la faiblesse à l’aimer plus longtemps. Souvenez-vous, mon Amie, de ce que vous vous devez, et s’il se repentait, j’exigerais, pour votre bonheur, que vous éprouvassiez sa conduiteQue vous éprouvassiez sa conduite : que vous mettiez sa conduite à l'épreuve.. N’oubliez pas, ma chère Amie, qu’il n’est encore que votre Amant. Si l’hymenHymen : union, mariage. avait serré vos nœuds, je vous donnerais des conseils différents. Lorsque le devoir nous attache, la douceur et la patience doivent être nos seules armes ; mais il faut, quand on le peut, examiner le caractère et les mœurs de l’homme à qui nous unissons notre destinée. Madame de Cotyto, dites-vous, a cherché à tromper son cœur. Il était donc bien facile de vous le ravir, ou M. de Zéthur a bien peu de jugement : qu’espère-t-il avec la Baronne ? Les hommes ont des principes bien barbaresPrincipes bien barbares : principes cruels ou impitoyables.

. Ilssaut de ligne croient n’avoir aucun reproche à se faire, quand ils ont déshonoré vingt femmes et empoisonnéEmpoisonné : ennuyé, importuné, dérangé. les jours de celles qui les chérissent. Tout cela n’est qu’un jeu pour eux. Plus ils sont coupables, et plus ils acquièrent la réputation d’hommes aimables. S’ils savaient apprécier mieux le bonheur, ils aspireraient moins à ce titreAspireraient moins à ce titre : rechercheraient moins cette réputation. , puisque pour l’acquérir il faut trahir ses serments et faire le malheur d’un cœur sensible. Ils auraient en échange de ces vains plaisirs, ou plutôt de cette illusion déshonorante, l’estime d’eux-mêmes et celle du public. Adieu, ma chère Amie, du courageDu courage : ayez du courage. , et surtout de la fermeté.

LETTRE XLVI.

Le Chevalier d’Ernest à M. de Saint-Albert.

De Plombières.

Ah, mon Ami ! que j’ai de chagrinsDe chagrins : souffrances morales suite à un évènement précis. ! je l’avais bien prévu que ce maudit voyage serait funeste. Vous n’avez pas d’idée d’une extravagance semblable. Le Marquis d’Hersilie, pour faire la cour à la Baronne, s’est fait inoculerS'est fait inoculer : s'est fait transmettre la petite vérole par inoculation.. J’ai eu beau m’y opposer, je n’ai rien pu gagner, il n’a que moi pour compagnie ; tout le monde l’a abandonné. Depuis trois jours, je ne quitte pas son appartement. On lui a insinué une petite vérole d’une mauvaise espèce, et il est dans le plus grand danger. Je suis à moitié fou ; que va faire Madame d’Hersilie ? Je me reproche quelquefois de l’avoir accompagné, et quand je le vois seul, je bénis le destin qui me met dans le cas de lui être utile. Voilà une belle leçon, s’il en peut revenirS'il en peut revenir : s'il s'en remet. : cette folle envoie à peine savoir de ses nouvelles ; tâchez, mon Ami, d’apprendre cet accident à Madame d’Hersilie ; ou plutôt cachez-le-lui. En vérité, je ne sais ce que je fais, je voudrais être loin ; je suis bien aise d’être ici. Ah ! quand il sera rétabli, je reprends bien vite la route de Paris. Adieu, mon Ami, plaignez-moi, ma position est affreuse.

LETTRE XLVII.

M. de Saint-Albert au Chevalier d’Ernest.

De Moulins.

Quelle commission me donnez-vous, mon Ami ? voulez-vous que j’aille enfoncer le poignardEnfoncer le poignard : donner le coup de grâce. dans le sein de Madame d’Hersilie ? Je ne puis m’y résoudre. Est-il possible que son Mari ait poussé l’extravaganceExtravagance : comportement et opinion irrationnels. à ce point ! Continuez-lui vos soins mon Chevalier, n’écoutez que votre cœur ; il vous dira que c’est un Père que vous conservez à des enfants qui en ont le plus grand besoin ; qu’il peut abjurerAbjurer : renoncer formellement à ce que l’on faisait profession de croire. ses erreurs, et redevenir bon Mari, bon Père, et vertueux Citoyen. Vous, qui savez si bien apprécier ses qualités, ne vous rebutez pas. Je vais pressentir Madame d’Hersilie sur ce cruel événement ; mais je la connais, elle voudra voler au secours de son Mari. Ah ! mon Ami, nous sommes bien embarrassés tous deux : d’Hersilie n’a que ce qu’il mérite ; mais sa femme, qui est la vertu même, être aussi malheureuse, cela est cruel !

LETTRE XLVIII.

Le Chevalier d’Ernest à Monsieur de Saint-Albert.

De Plombières.

S’il en est temps encore, mon Ami, ne partez pas : évitez à Madame d’Hersilie un spectacle aussi affreux. Vous n’arriveriez que pour voir expirerExpirer : rendre son dernier soupir, mourir. le Marquis ; il est sans espérance. Le pourpreLe pourpre : maladies qui se manifestent par des taches pourpres sur la peau, comme la rougeole ou la scarlatine. s’est mêlé à la petite vérole, et son Médecin m’a annoncé, avec un sang-froid qui m’a mis en fureur, que je ne devais plus compter sur lui. Il l’a laissé sans secours. J’ai été obligé de prendre la poste, à franc étrierÀ franc étrier : à la hâte, parcourir à vive allure une grande distance., pour aller à quatre lieuesQuatre lieues : approximativement 19 km. en chercher un autre qu’on dit être fameux. J’avais fait prier la Baronne de me prêter sa voiture, elle a eu l’infamie de me la refuser, prétendant que j’y laisserais l’air. Je la hais autant que je l’ai plaint ; il peut maintenant lui arriver tous les malheurs possibles, je veux être déshonoré, si je fais un pas pour l’en tirer. Adieu, mon Ami, je suis au désespoir.


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