LETTRE LII.
La Comtesse de Fionie au Chevalier d’Ernest.
Du Château de Fionie.
Voilà donc, Monsieur, le résultat de la conduite de la Baronne. Que de maux elle entasse par son extravagance ! Elle va être cause de la perte d’un Père de famille, qui, sans elle, n’aurait peut-être pas donné dans tout ce travers. À cela succèdera la ruineLa ruine : la ruine financière. de son Mari ; elle aura encore la présomption de prétendre qu’elle n’est point coupableLa femme coquette est considérée comme étant la cause de la ruine de sa famille, cet argument est réitéré par la suite à la lettre LXXIX.. Que faut-il faire de plus pour mériter le mépris et la haine de tous les gens sensésSensés : avec du bon sens. ? Je ne vois que trop mes prédictions s’accomplir ; mes plus grands regrets sont que tous ces malheurs retombent sur mon Amie. Cette femme extravagante a porté le désespoir dans le cœur d’une Mère vertueuse, qui cherchant à cacher à toute la Nature les défauts de son Mari, paraissait heureuse de son sort, et montrait à ses enfants le bon exemple. Je ne puis me représenter sa situation, sans répandre un torrent de larmes. Parlez-lui souvent de moi : dites-lui combien je partage ses maux : priez-la instamment que, si ce malheur qu’elle redoute arrive, elle vienne chez moi puiser des consolations ; j’irai chercher ses enfants, s’il le faut : enfin, dites-lui que son Amie la plus sincère est prête à voler dans ses bras ; qu’elle peut disposer entièrement de moi. Je n’ai point osé parler à M. de Fionie de l’inconduite du Chevalier de Zéthur ; vous connaissez combien il est vif, il aurait sur le champ porté plainte au Ministre contre lui, et aurait demandé qu’il rejoignît son RégimentLe Chevalier de Zéthur, comme M. de Cotyto, a des devoirs militaires, mais au contraire de ce dernier, le Chevalier de Zéthur n'accomplit pas ses devoirs de commandant et préfère vivre une vie de loisirs. La possible menace est donc qu'il soit réexpédié dans son régiment où il devra accomplir ses fonctions. Cette solution reste plus douce que celle de la lettre du cachet où la famille de l'individu concerné demande à ce qu'il soit emprisonné.. Prévenez-le de ma part que, s’il ne part pas de Plombières aussitôt, je ne puis m’empêcher d’instruire son Oncle. Je me repose entièrement sur vous : M. de Fionie ne me pardonnerait jamais de ne pas l’avoir averti, s’il savait que je suis au fait. Madame de Singa, à qui j’ai communiqué votre lettre, sera porteuse de ma réponsePassage qui fait état de la circulation de la lettre au sein d'un groupe. La Comtesse de Fionie, Madame de Singa et le Chevalier d'Ernest communiquent entre eux et ne se cachent pas leurs correspondances démontrant qu'ils n'ont rien à se reprocher. Ainsi la Comtesse de Fionie préfère demander à Madame de Singa, qui rejoint Plombières, de donner la réponse au lieu d'envoyer la lettre par la poste.. Je n’ai pu la détourner du désir d’aller consoler son Amie.
LETTRE LIII.
Madame de Singa à la Comtesse de Fionie.
De Plombières.
Il est impossible, ma chère Amie, de vous peindre l’état où j’ai trouvé Madame d’Hersilie. Depuis son arrivée, elle est sans cesse au pied du lit de son Mari, qui reste toujours sans connaissance ; je suis descendue chez elle, et je lui ai fait dire qu’une de ses Amies désirait lui parler, voulant lui ménager l’étonnement qu’elle aurait à me voir. Elle était bien éloignée de soupçonnerElle était bien éloignée de soupçonner : elle était bien loin de soupçonner. que ce fût moi ; elle s’est précipitée dans mes bras. Le plaisir que lui faisait ma présence, et la douleur qui l’absorbait, lui ôtèrent toutes ses facultés. Pendant un quart d’heure nous nous tînmes embrassées sans pouvoir proférer une seule parole ; et ce ne fut qu’après avoir versé un torrent de larmes, que nous commençâmes à respirer. Nous nous regardions toutes les deux sans oser rompre le silence. Est-ce bien vous, me dit-elle, d’une voix entrecoupée ? Qui vous amène en ce funeste endroit ? c’est l’amitié. Je viens partager vos maux ; n’est-ce pas le devoir d’une Amie sincère ? Qui ne sait aimer que dans la joie, et vous abandonne quand elle vous fuit, n’est pas digne de mériter ce précieux titre. J’emploie tous les moyens pour la consoler. Tantôt j’ai recours à la philosophie, ensuite à la raison : je lui mets devant les yeux ses enfants, et la nécessité où elle est de se conserver pour leur bonheur ; ce dernier moyen est le plus efficace. Elle fait un peu trêve à sa douleur, et m’entretient de sa tendresse pour eux, du chagrin qu’elle a d’en être séparée, et du plaisir qu’elle aura de les voir, si le ciel lui rend son Époux. Elle a bien assez de sa douleur, sans que je lui fasse part des peines cruelles qui déchirent mon âme. Vous seule pouvez les partagerCette situation où Madame de Singa souffre de son amour pour le Chevalier de Zéthur et écrit ses douleurs à la tante de ce dernier, la Comtesse de Fionie, fait miroir à la situation de la Présidente de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses. Elle souffre également de son amour pour le Vicomte de Valmont et écrit ses sentiments à Madame de Rosemonde qui est la tante de celui-ci. ; elles vous sont d’autant plus sensibles, qu’elles vous viennent d’une personne qui vous est chère par les liens du sang et de l’amitié. Je ne puis vous les cacher plus longtemps. Le Chevalier de Zéthur, conduit par les conseils de la Baronne de Cotyto, auprès de laquelle il est sans cesse, fait des dépenses énormes. C’est une chose affreuse de souffrirSouffrir : tolérer, ne pas pouvoir empêcher. que des Juifs prêtent à des intérêts si hauts, et fournissent aux jeunes gens les moyens de se ruiner. On dit que le Chevalier de Zéthur a perdu considérablement au jeu. On ne parle que des folies qu’il fait pour la Baronne, qui traîne à sa suite une foule d’Adorateurs, qui ne servent qu’à satisfaire son amour-propre. Je ne sais pas comment elle-même s’en trouvera. Ce voyage coûtera cher à M. de Cotyto. Essayez d’écrire à votre Neveu ; montrez-lui sans aigreur les dangers de sa conduite : la douceur fera peut-être ce que la sévérité n’a pu obtenir. Il était intimement lié avec le Marquis d’Hersilie ; il n’a seulement pas envoyé savoir de ses nouvelles : cette fatale passion l’égare au point d’oublier ses Amis. Ah ! c’est, sans doute, la crainte de déplaire à la BaronneLa crainte du Chevalier de Zéthur de déplaire à son amante fait penser au Vicomte de Valmont des Liaisons dangereuses qui cherche constamment à plaire à la Marquise de Merteuil.. Ne m’abandonnez pas, ma chère Amie, vous êtes ma consolation ; écrivez-moi souvent, vos lettres sont un baume bienfaisantLa personne qui reçoit des lettres peut, grâce à ces dernières, s'évader un temps de sa vie quotidienne et de ses possibles douleurs. qui répand sa douceur dans mon cœur, et tempère la violence du mal.