LETTRE LIV.
La Comtesse de Fionie à Madame de Singa
Du Château de Fionie.
Je partage bien sincèrement vos chagrins, mon aimable Amie, ne vous y laissez pas abandonner, vous êtes trop délicate, pour qu’ils ne fassent pas une forte impression sur vous. Ce n’a pas été sans chagrin que je vous ai vu prendre la résolution d’aller vous enfermer avec Madame d’Hersilie ; l’air que vous respirez toutes deux, ne peut qu’être nuisible à votre santé, et à vous, mon Amie, à votre cœur. C’est avec douleur que je vois qu’il faut renoncer au bonheur de vous être alliée. J’ai espéré longtemps que mon Neveu changerait de conduite, et qu’il rendrait justice à la plus aimable des femmes ; mais hélas ! il ne me reste que le regret d’avoir contribué à troubler votre tranquillité. Oubliez un ingrat qui ne mérite pas vos bontés et quand notre Amie n’aura plus besoin de vos soins, venez vous consoler avec moiCet appel de la Comtesse de Fionie à Madame de Singa à la rejoindre chez elle pour se consoler fait miroir à l'attitude dans Les Liaisons dangereuses, de Mme. de Rosemonde envers la Présidente de Tourvel qu'elle appelle également à revenir chez elle.. Ma tendre amitié mettra tout en œuvre pour faire diversion à vos chagrins. Ne sortez point, mon Amie, sans Madame d’Hersilie ; si l’on vous rencontrait dans les promenades sans elle, Madame de Cotyto ne manquerait pas de dire que vous n’avez entrepris le voyage de Plombières que pour faire assaut de charmesFaire assaut de charmes : disputer à qui montrera le plus de charmes. avec elle, et rengager le ChevalierLe Chevalier : le Chevalier de Zéthur. dans vos chaînes. La crainte qu’elle aurait de l’événement le lui ferait croire, et les soins qu’elle prendrait pour faire échouer vos prétendus projets, vous causeraient encore de nouvelles peines. J’avais bien prévu tout cela avant votre départ ; mais j’ai craint, en vous le disant, de vous donner lieu d’imaginer que je voulais m’y opposer. Connaissant d’ailleurs votre prudence, je me repose entièrement sur les soins que vous prendrez à éviter jusqu’à l’ombre du reprocheUne distinction claire est faite entre les coquettes et les prudes vis-à-vis des comportements attendus d'elles. Les coquettes peuvent recevoir des reproches et s'en relever.. Je ne sais quel parti prendre pour le Chevalier. Vous connaissez M. de Fionie ; sa résolution sera violente, et ne ferait qu’aggraver le mal. La lettre de son père l’a aigri sans le ramener. Je vais encore essayer. Que je serais heureuse, s’il pouvait abjurer ses erreurs ! Adieu, ma tendre Amie, je vous embrasse comme je vous aime. Mille choses de ma partMille choses de ma part : mille compliments de ma part. à ma chère Marquise.
LETTRE LV.
La Marquise d’Hersilie à la Comtesse de Fionie.
De Plombières.
Je commence à respirer, ma chère Amie. Depuis que je suis à Plombières, j’ai éprouvé des tourments difficiles à rendre : M. d’Hersilie a été vingt fois aux portes de la mort. Votre amie sensible pourra penser dans quelles angoisses j’étais. Combien j’ai d’obligations au Chevalier d’Ernest : sans lui M. d’Hersilie n’existerait plus ; il est le seul de toute sa sociétéSociété : communauté de personnes qui sont liées par des habitudes, des manières, des goûts. qui ne l’ait point abandonné. J’ai passé dix jours au chevet du lit de mon Mari, sans qu’il me reconnût. Enfin, après une crise des plus violentes, et qui nous a tous effrayés, il s’est fait une révolutionRévolution : changement soudain. considérable qui l’a rendu à la vie ; l’état de faiblesse dans lequel il était, m’avait fait craindre que ma présence ne lui causât une révolution dangereuse. J’en parlai au Médecin, qui m’approuva. M. d’Ernest le prévint doucement de mon arrivée, et du danger dans lequel il avait été ; il parut sensible à cette marque d’amitié, et me fit prier de passer chez lui. Je me précipitai dans ses bras ; il me repoussa doucement, seulement par la crainte que je ne prisse sa maladie. Que j’étais heureuse dans ce moment ! Si M. d’Hersilie eût été entièrement rétabli, j’aurais béni son mal, puisqu’il m’avait mis dans le cas de recouvrer sa tendresse. Le mieux continue : Madame de Singa, M. de Saint-Albert, le bon Chevalier, le Médecin et moi, nous lui tenons fidèle compagnie. Il commence à reprendre sa gaîté ; ce qui me flatte infiniment, c’est qu’il ne s’occupe point du tout de la Baronne. Il doit bien la haïr ! Ce n’est que d’hier que je sais que M. d’Hersilie s’est fait inoculer pour lui plaire. La première fois qu’il a vu Madame de Singa, il a paru singulièrement surpris, et lui a demandé des nouvelles du Chevalier de Zéthur ; elle a beaucoup rougi, et a certifié à M. d’Hersilie qu’elle n’avait entrepris le voyage de Plombières, que pour venir partager ma douleur, qu’aucun autre intérêt ne l’avait fait agir. Il a paru fâché d’avoir fait cette question indiscrète, et l’a priée de l’excuser, en la remerciant de l’amitié qu’elle avait pour moi. Cela ne m’étonne pas, a-t-il dit, elle est généralement chérie, elle le mérite. J’ai embrassé bien tendrement mon Mari et Madame de Singa, mon cœur était trop plein pour s’exprimer autrement. Adieu, ma chère Amie, je serai vraisemblablement ici encore un mois ; il faudra bien ce temps à mon cher malade, pour supporter la fatigue du voyage. Donnez-moi de vos nouvelles, et réjouissez-vous avec moi du changement de ma positionGrâce au rétablissement de son mari, Madame d'Hersilie s'inquiète moins pour lui et son mari est davantage tendre avec elle..