Ne me vantez pas, ma chère Amie, vos plaisirs des eaux ; ils sont sans doute bien agréables, mais ils ne valent pas ceux pasIl faut remplacer "pas" par "que". j’ai eus au charmant bal du Chevalier de Lusak. Il s’était enivré d’amour par les attentions que j’avais pour lui ; il n’oublia rien pour rendre la fête agréable, et voulut que j’en eusse tous les honneurs. C’est dans sa nouvelle maison, à deux lieues d’ici, qu’elle se donna. L’endroit est délicieux ; les jardins sont de la plus grande magnificence ; le temps était si doux et si beau, que je voulus que la fête eût lieu dans les bosquets. Cela lui aura coûté beaucoup plus cher ; mais pouvait-il trop payer l’honneur que je lui faisais de l’avoir accepté ? Nous partîmes de chez mon oncle au nombre de vingt-cinq ; les Dames seules étaient en voitures, et les hommes nous accompagnaient à cheval. On distinguait ma Calèche par sa magnificence, et par le nombre d’Écuyers qui voltigeaientVoltigeaient : voler sans aucune direction déterminée. La tournure métaphorique souligne la souveraineté du personnage et le contrôle exercé sur ses sujets. sans cesse autour d’elle. Le Chevalier de Lusak, après m’avoir donné la main, partit comme un traitPartit comme un trait : partit fort vite. pour aller m’attendre. La nuit n’était point encore assez sombre pour que l’on commençât le bal. Une superbe collation, toute en fruits des plus rares et des plus fins, descendit comme du Ciel, par le moyen d’une mécanique ingénieuse. Je m’assis à la première place, chacune se range indistinctement ; les Chevaliers servaient les Dames, et plusieurs disputaient au Chevalier l’avantage de me prodiguer des soins. Pendant ce temps, la Musique exécuta des morceaux du meilleur goût ; il ne manquait, pour que mon triomphe fût complet, que la Comtesse de Menippe. Son FinancierFinancier : qui manie les finances du Roi, ou qui est dans les affaires des finances. On appelle aussi Financier, dans le commerce, un homme riche, qui a fait une grande fortune. avait accompagné une Dame, parente du Chevalier de Lusak, vraisemblablement dans le dessein de troubler la fête ; mais je fis peu d’attention à ce vieux CrésusCrésus : homme extrêmement riche, par allusion à un roi de Lydie qui portait ce nom et possédait de grandes richesses. Le mot a un usage particulièrement péjoratif dans le texte.. Pendant que dura cette collation, on eut le temps d’illuminer les bosquets, le signal fut donné par une douzaine de boîtesBoîtes : coffres de bois contenant le mécanisme de l'horloge. ; alors, quittant la table, nous allâmes sous les berceaux où j’ouvris le bal avec le Chevalier. À peine commencions-nous à danser, qu’un tonnerre épouvantable fit entendre sa sinistre musique ; il fallut abandonner la danse, et se sauver des charmants bosquets. Pour passer le reste de la nuit, je proposai un pharaon ; je commençai par gagner considérablement. Pendant tout le temps que dura mon bonheur, le vieux Financier ponta fort sur moi. Je crus que la chance devait m’être toujours favorable, je perdis plusieurs fois de suite ; et piquée contre le Financier, je ne voulus point quitter la partie qu’un de nous deux ne fût ruiné. Bien mal m’en a pris ; j’ai perdu tout ce que j’avais gagné et le double encore, sans compter ce que j’ai joué sur ma parole. Le Financier m’a presque tout gagné ; il m’a promis de me donner ma revanche, il ne faut qu’un moment favorable pour réparer mes pertes. Je suis fâchée de n’avoir pas saigné sa bourse ; cela n’est pourtant pas très aisé, il est lié avec cette Comtesse de Menippe, qui tient un tripotUn tripot : une maison de jeu. Par extension, une maison où s’assemble une mauvaise compagnie. chez elle, et il est bien plus fin que moi. Si je puis parvenir à être quitte avec lui, je ne m’y exposerai plus. Je serais bien curieuse de voir le couple marital qui vous a tant donné d’humeur ; on n’a pas d’exemple de chose semblable. Ils ont dû bien vous amuser ? pour moi j’en ai ri de tout mon cœur. Je ne conçois pas Madame d’Hersilie avec toute sa bêtise ; elle trouve des personnes qui prennent son parti, et une femme qui a tout pour elle, est blâmée sans qu’on sache trop pourquoi. Voilà ce que c’est que de vivre avec ceux qui n’ont pas l’usage du grand monde. Venez bien vite me rejoindre, ma belle Amie, je vous attends avec impatience.
LETTRE LX.
La Marquise d’Hersilie à la Comtesse de Fionie.
De Plombières.
Malgré le plaisir que j’aurais eu à vous embrasser, il faut, ma chère Amie, que je m’en prive, mon Mari désirant aller à Hersilie en quittant Plombières ; il est maintenant en état de partir. Le Médecin à qui il doit la vie nous accompagne, ainsi que le Chevalier d’Ernest, qui a grand besoin de se reposer des fatiguesFatigues : états de lassitude provoqués par une trop grande dépense de forces notamment due à un travail excessif ou encore à un effort prolongé. que l’amitié lui a causées. Me pardonnerez-vous d’avoir engagé Madame de Singa à être de la partie ? Elle est venue partager mes peines, il est bien juste qu’elle jouisse de mon bonheur. M. d’Hersilie a repris toute sa gaîté ; ce qui me rend parfaitement heureuse. C’est lui qui a proposé au Docteur de nous accompagner. Comme nous sommes toujours seuls, la conversation aurait souvent langui, si le Médecin, qui est un GasconGascon : vantard, fanfaron, hâbleur. , (vous savez qu’ils ont tous infiniment d’esprit) ne l’eût pas égayée par mille histoires intéressantes. Mon Mari lui est singulièrement attaché, et l’a engagé à venir se fixer avec nous, si rien ne le retenait en Lorraine. M. d’Hersilie s’apercevant que j’écoutais avec attention ce qu’il lui proposait, s’adressa à moi, et me dit : mon intention étant de partager vos travaux dans l’éducation de nos enfants, et dans l’embellissement de nos terres, je désire sincèrement de réunir un nombre d’Amis qui veuillent bien partager notre solitude. Le Chevalier d’Ernest m’a donné assez de preuves de son attachement, pour me faire espérer qu’il sera de la partie. Nous serons quatre de fondation, si le Docteur veut. Le GouverneurGouverneur : chargé de l’éducation et de l’instruction d’un jeune Seigneur, d’un jeune Prince. de mon fils, dont vous m’avez fait un très grand éloge, sera aussi de nos Amis, et nous coulerons des jours heureux. Je suis sûr que M. et Mme de Fionie vous aiment assez pour faire, tous les ans, le voyage du Bourbonnais ; puis s’adressant à M. de Saint-Albert, il lui dit : voilà, mon Ami, vos prédictions accomplies, j’ai fait assez de folies pour pouvoir assurer que je suis corrigé. Le bon Chevalier d’Ernest, l’embrassa en pleurant, et lui jura de ne jamais nous quitter. Le plaisir m’absorbait à un point que je ne pouvais l’exprimer. M. de Saint-Albert demanda au Docteur s’il consentait ; il répondit que la proposition le flattait trop pour refuser. Nous lui avons assuré douze cents livres de rente, son logement et la table. Ah ! ma chère Amie, je lui ai trop d’obligations, pour être jamais quitte avec lui. Si vous voyez combien je suis heureuse, vous seriez au comble de la joie. Dites à M. de Fionie que je le bouderai sérieusement, si le printemps prochain ne le voit pas arriver à Hersilie ; j’y jouirai de la douce satisfaction d’y posséder tout ce que j’ai de plus cher. Adressez-moi votre réponse à Hersilie, j’y serai bien plus contente au moment de mon retour, que je ne l’étais à celui de mon départ. Ma chère Amie, pour apprécier le bonheur, il faut avoir été malheureuse. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.