Corpus Les Dangers de la coquetterie

Lettres LXI à LXIII

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


Translator

LETTRE LXI.

Madame de Singa à la Comtesse de Fionie.

De Plombières.

Vous serez étonnée, ma chère Amie, de la résolution que j’ai prise de m’éloigner de tout ce qui peut me rappeler celui que la bienséanceBienséance : convenance, rapport de ce qui se dit, de ce qui se fait, ce qui convient aux usages reçus et aux mœurs publiques. m’oblige de fuir. Tout coupable qu’il est, je ne puis le voir sans éprouver la plus vive émotion. Le hasard me le fit rencontrer à la promenade ; il donnait le bras à la Baronne. Je ne fus pas maîtresse de la révolution qui se fit en moi ; ma vue se troubla, je restai interdite, une sueur froide me saisit ; mes jambes étaient si tremblantes, que nous fûmes obligées de nous asseoir. Ce n’est point jalousie, je suis incapable de cette bassesseBassesse : sentiment, inclination, action, manières indignes d’un honnête homme, ou d’un homme de cœur.. La Baronne ne m’inspire que de la pitié ; mais j’aime le Chevalier de Zéthur au-delà de toute expression. Ce n’est point parce qu’il aime la Baronne que je m’afflige ; il reviendra aisément de cette erreur, c’est parce qu’il se plonge dans un précipice affreux dont il ne pourra se tirer. Lié dans une société pernicieusePernicieuse : nuit à la santé du corps ou de l’esprit, peut causer un grand préjudice., ses mœurs deviendront dépravées ; il ne sera plus le même. Pardon, mon Amie, je vais suivre vos conseils ; essayezRemplacer par essayer. de m’étourdirM'étourdir : me distraire de mon amour, trouver d'autres occupations pour ne plus y penser. sur mon amour, en fuyant le lieu où il a pris naissance ; ce sacrifice me paraîtra bien dur, puisqu’il me privera pendant quelque temps du plaisir de vous voir. M. et Madame d’Hersilie m’ont engagée avec tant d’instance de les accompagner, que je n’ai pu m’y refuser. À Paris, je serais en danger de rencontrer le Chevalier ; ne pouvant être unie à lui par des liens sacrésAllusion à un mariage entre les deux personnages., je dois fuir jusqu’au lieu qu’il habite. Il aura fait des dettes, il aura besoin de vous pour les payer ; je suis prête à m’engager pour lui sous votre nom. Adieu, mon Amie, l’espoir et l’amitié que vous avez pour moi me soutiennent.

LETTRE LXII.

La Comtesse de Fionie à Madame de Singa.

De Paris.

Quoique votre résolutionRésolution de la lettre LXI. m’afflige, je ne puis, mon Amie, la blâmer. Madame d’Hersilie est assez aimable pour vous faire oublier vos chagrins. Le Chevalier n’a pas daigné me faire réponse, peut-être ai-je tort de me plaindre ; il n’ose sûrement pas m’écrire. En effet, que dirait-il pour s’excuser. J’espère beaucoup de son retour ; s’il me fuit, j’irai le trouver et je mettrai tout en œuvre pour l’arracher du précipicePrécipice : grande misère morale ou matérielle ; malheur, disgrâce. où il se plonge. Vous, mon Amie, tâchez de l’oublier ; son souvenir ne peut que vous affliger. Il en coûte beaucoup à mon cœur de vous donner ce conseil ; mais je préfère votre bonheur au mien, et je suis incapable de vous engager à lui pardonner avant qu’il ait abjuréLa lettre renvoie régulièrement à différentes connotations judiciaires. La plupart des termes sont ici utilisés au sens figuré. ses torts. Je ne conçois pas M. de Cotyto, lui qui est sensé et raisonnable, comment peut-il souffrir que sa femme le ruine et le déshonore ? Je serais presque tentée de me repentir d’avoir empêché M. de Fionie de le prévenir. En vérité, les femmes de ce caractère sont des monstres qu’il faudrait séquestrer de la Société. Quels maux n’a-t-elle pas déjà occasionnés ! M. d’Hersilie a pensé en être la victime, le Marquis de Lubeck est perdu sans ressource, et peut-être le Chevalier aura-t-il le même sort. Cette réflexion est accablanteLe ton de la lettre est volontairement hyperbolique. On retrouve de nombreuses tournures tragiques et dramatiques telles que "affliger" "déshonore" "séquestrer".. Adieu, mon aimable Amie, servez-vous de votre raison, et aimez-moi autant que je vous aime.

LETTRE LXIII.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

Nous avons changé de résolutionRésolution de la lettre LVIII., ma chère Amie ; votre Oncle est si ennuyeux, que j’ai pris le parti d’arriver en droitureEn droiture : directement, par la voie ordinaire. à Paris, et puis nous étions en si grand nombre, que cela l’eût effrayé. Comme je ne sortirai pas d’aujourd’hui, je veux employer une partie de ma journée à causer avec vous. J’ai bien des conseils à vous demander. J’espère que M. de Cotyto ne reviendra pas cet hiver, et que j’aurai le temps de réparer mes pertes, qui sont considérables. Je dois cinquante mille écus, et j’ai vendu tous mes diamants. Il fallait bien quitter Plombières, et mon hôte était intraitable ; sans le Marquis de Lubeck qui a répondu pour moi, je serais, je crois, restée pour gageRestée pour gage : restée entre les mains de quelqu'un pour sûreté d'une dette. ; mais heureusement que je suis de retour. J’espère que le jeu me sera plus favorable à Paris : je n’ai absolument que ce moyen pour me tirer d’affaire ; car vous saurez que j’ai engagé jusqu’à ma pension. Je ne veux pas diminuer mes dépenses, ce serait annoncer que je suis ruinée. Si ma Mère n’était pas si ridicule, je pourrais bien m’adresser à elle ; mais je ne gagnerais que des sermons, et une invitation d’aller en BerryBerry : province historique de la France de l'Ancien Régime ayant pour capitale la ville de Bourges, située approximativement dans la partie sud de la région Centre-Val de Loire., jugez comme cela serait agréable. Je ne veux pas trop m’appesantir sur ces noires idées ; car cela me rendrait triste, et j’ai besoin de toute ma gaîté pour demain. Je vais au bal chez l’Ambassadeur, j’espère y faire sensation ; je serai parée délicieusement. Adieu, ma chère Amie, réellement j’ai du chagrin.


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte