LETTRE LXVII.
La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.
De Saint-Maur.
N’avais-je pas raison de dire que les Prudes étaient des vipères ? Ce pauvre Chevalier de Zéthur est leur victime ; jamais je n’ai eu autant d’humeurJamais je n'ai eu autant d'humeur : je n'ai jamais été aussi mécontente.. C’est une chose horrible ! Croiriez-vous qu’on a poussé la méchanceté jusqu’à lui envoyer chez moi l’ordre de rejoindre son Régiment. En vérité, mon Amie, on éprouve bien des contrariétés dans ce monde. Je n’aime point M. de Zéthur, mais je suis désespérée de le voir partir. Savez-vous bien que je n’ai presque plus de cour Le Marquis d'Hersilie est auprès de sa femme, la Marquise d'Hersilie, dans leur château, tandis que le Chevalier de Zéthur a été contraint par son père de retourner dans son régiment.; il ne me reste, pour ainsi dire, que le Marquis de Lubeck. Ces femmes sensées fontErreur de correction : "sont" bien impatientantesImpatientantes : impatientes. ; c’est pourtant cette Madame d’Hersilie et son ennuyeuse AmieSon ennuyeuse Amie : La Comtesse de Fionie. qui sont cause que trois hommes de ma société se sont éclipsés en un moment. Peut-être bien la petite Madame de Singa est-elle du complot. Si je l’apprends, je mettrai tout en œuvre pour me venger. Revenez donc bien vite, j’ai mille projets d’amusements pour cet hiver. Adieu, ma chère Amie, la fortune ne me traite pas mieux que vous ; j’ai perdu hier vingt mille écus.
LETTRE LXVIII.
Le Chevalier de Zéthur à la Comtesse de Fionie.
De Besançon.
Madame la Comtesse, permettez que je m’adresse à vous pour demander raison de la cruauté qu’on exerce contre moi. Si le respect que je dois à mon Père ne m’eût pas retenu, j’aurais à l’instant donné ma démission et quitté mon Régiment. Sans doute mon Oncle, implacableImplacable : inflexible, qui ne peut être apaisé. dans sa haine, est l’auteur de cette tyrannie. Suis-je donc un esclave ? et de quel droit prétend-on attenter à ma liberté ? Si je n’écoutais que mon indignation… je m’arrête, je chéris tendrement celui qui exerce ce barbare empire. Ah ! j’étais assez accablé de chagrin, sans qu’on vînt encore mettre le combleMettre le comble : mettre au plus haut degré. à mes mauxMaux : pluriel de "mal", souffrances.. Si mon père eût voulu me voir… j’aurais pu… mais non, M. de Fionie l’avait trop prévenu… Serez-vous aussi cruelle que mes persécuteurs ? m’avez-vous aussi retiré l’amitié et la tendresse dont vous m’avez comblé depuis mon enfance ? et ne dois-je plus compter sur aucuns de mes Amis ? Puis-je vous demander, Madame, des nouvelles de…De... : Madame de Singa. je n’ose prononcer son nom, je l’ai si grièvementGrièvement : gravement. offensée, elle seule a le droit de se plaindre. Ne croyez pas que le désespoir d’être séparé de Madame de Cotyto me cause les remords que j’éprouve ; trop longtemps j’ai été dans l’aveuglement, trop longtemps j’ai été séduit par des apparences trompeuses ; j’ai cru trouver le bonheur, et je n’ai marché que d’erreur en erreur ; je suis donc destiné à vivre malheureux ! à peine commencé-je ma carrière, et les chagrins les plus cuisants m’assaillentAssaillent : envahissent. ! Adieu, ma Tante, dites-moi que je puis encore compter sur vos bontés, et mes maux seront soulagés.
LETTRE LXIX.
La Comtesse de Fionie au Chevalier de Zéthur.
De Paris.
Vous voulez, mon Ami, que je vous rende raisonRende raison : donne raison. de ce que vous appelez une tyrannie. C’est vous, mon cher Chevalier, que j’interrogerai avant de vous répondre. Expliquez-moi votre conduite, et si vous parvenez à me convaincre que vous avez eu raison de fouler aux pieds les serments les plus sacrésLes serments les plus sacrés : ici, la Comtesse de Fionie fait référence au mariage envisagé entre le Chevalier de Zéthur et Madame de Singa. ; je conviendrai qu’on a eu tort d’avoir recours à l’autorité pour vous arracher à des liens qui vous déshonoraient. Oui, mon amitié pour vous est toujours la même. Je gémisGémis : exprime sa souffrance d'une voix plaintive. sur votre sort ; je voudrais qu’il me fût possible de le changer : vous seriez bientôt au comble de vos vœux ; vous savez avec quelle tendresse je vous ai toujours chéri ; je faisais ma félicité de la vôtre ; ne vous en prenez qu’à vous, mon Ami, vous seul avez accumulé les maux qui vous accablent ; vous touchiez au moment d’être heureux, et vous avez rompu des liens respectables pour suivre les caprices d’une femme qui vous a perdu. Ce ne sont point des reproches que je vous fais, il me suffit que vous soyez malheureux pour que je craigne de vous affliger encore davantage.
Vous avez tort de croire que votre Oncle n’ait pour vous que de la haine ; la démarche qu’il a faite à Saint-Maur devrait vous convaincre de votre injustice ; il vous aime, je puis vous en assurer ; et quand la raison aura repris dans votre esprit tout son empireEmpire : autorité., vous approuverez le premier la sévérité dont on a usé avec vous, puisqu’il n’y avait que ce moyen de vous séparer de la Baronne. Vous avez raison, mon Ami, de craindre de prononcer le nom de Madame de Singa, vous ignorez encore tout le mérite de cette charmante femme. Quelle vertu, quelle confiance et quelle douceur ! Ah ! Chevalier, vous êtes bien coupable ! Elle n’est plus avec moi ; Madame d’Hersilie l’a engagée à l’accompagner en BourbonnaisEn Bourbonnais : situé au centre du pays, le Bourbonnais est une ancienne province, correspondant aujourd'hui au département de l'Allier, en Auvergne ; région dans laquelle se situe le château d'Hersilie., et moi-même je lui ai conseillé ce voyage. Je crois que vous ferez bien de renoncer à l’espoir de la posséder ; vous lui avez causé trop de chagrins pour qu’elle veuille courir les risques d’en éprouver de nouveaux.
Adieu, Chevalier, calmez un peu votre esprit et comptez éternellement sur mon amitié.