Quel barbare conseil vous me donnez ; ah ! ma Tante, jamais je ne renoncerai à Madame de Singa. Sachez-donc tous les tourments que j’éprouve. Dans le temps où je paraissais la fuir, où j’avais l’air d’abjurerAbjurer : renoncer. les sentiments qu’elle m’avait inspirés, je l’adorais de toute la force de mon âme ; un génie malfaisant m’a entraîné dans ma ruine ; j’abhorraisJ'abhorrais : j'avais en horreur. le joug sous lequel j’étais, et je n’avais pas la force de le secouer. Ne fût-ce que par pitié, essayez encore de lui parler en ma faveur ; elle ne croira peut-être pas à mon repentirRepentir : regret d'une action, d'une faute., assurez-la qu’il est sincère. Ah ! ma Tante, si jamais je vous fus cher, ne me désespérez pas par un refus. Si Madame de Singa est inflexible, je n’attendrai pas que la douleur vienne m’arracher une vie que je ne chéris plus que pour elle ; j’irai expirer de désespoir à ses pieds ; je lui ferai lire dans mon cœur les remords qui le déchirent ; elle est sensible, elle plaindra mon fort Erreur de correction : "sort".; et les larmes dont elle arrosera ma cendreMa cendre : ma mort., seront mon pardon. Répondez-moi sur le champ ; mais non écrivez plutôt auparavant à Madame de Singa ; si elle prononce mon arrêt de mort, ayez le courage de me l’annoncer ; je voudrais que vous eussiez déjà ma Lettre ; je tremble de lire la vôtre ; je suis au désespoir.
LETTRE LXXI.
La Comtesse de Fionie au Chevalier de Zéthur.
De Paris.
Je ne puis, mon cher Chevalier, malgré l’envie que j’aurais de vous obliger, intercéder pour vous auprèsIntercéder pour vous auprès : intervenir en votre faveur. , Retirer la virgule. de Madame de Singa. Pardonnez mes soupçons ; mais si votre repentir n’était que l’effet de l’absence, quels remords n’aurais-je pas d’avoir deux fois engagé mon Amie à répondre à vos vœux, et d’avoir mis deux fois le comble à ses maux. Écrivez au Marquis d’Hersilie, priez-le d’engager sa femme à prendre vos intérêts. Je sais combien Madame de Singa a d’amitié pour elle, mais moi je pourrais être soupçonné d’avoir trop précipitamment cru à votre repentir. On n’ignore pas combien vous m’êtes cher, et combien j’ai désiré de voir votre sort uni au sien ; ma demande serait suspecte.
Je viens d’écrire au Marquis de Zéthur ; votre Oncle s’est joint à moi pour lui faire révoquer l’ordre qu’il vous a donné de rester à Besançon ; si il ne se rend pas à nos prières, je vous en conjure, mon Ami, montrez une grande soumission à ses volontés, prouvez-nous enfin que vous êtes changé, ce sera le seul moyen de faire revenir vos Amis sur votre compte. Soyez convaincu, mon cher Chevalier, que je donnerais tout au monde pour persuader Madame de Singa de votre conversionConversion : changement. ; c’est à vous à bien consulter votre cœur avant que de faire aucune démarcheManque de la ponctuation finale ".". Adieu, mon Ami, le jour où je vous verrai heureux, sera le plus beau jour de ma vie.
LETTRE LXXII.
Le Chevalier de Zéthur au Marquis d’Hersilie.
De Besançon.
Comment oser, mon Ami, m’adresser à vous, après les torts dont je me suis couvert à vos yeux. Que vous êtes heureux, mon cher Marquis ! Madame d’Hersilie vous a rendu toute sa tendresse. Vous puisez dans le sein de l’amitié des consolations qui vous font oublier vos chagrins, et ne vous font jouir que du bonheur ; et moi, mes inconséquencesInconséquences : manque de réflexion et de logique dans mes paroles et ma conduite. me l’ont ravi pour toujours. J’ai osé écrire à ma Tante, elle seule a pris part à ma douleur. Je la priais de plaider ma cause auprès de Madame de Singa ; elle vient de m’apprendre qu’elle est restée chez vous depuis son départ de Plombières. Ah ! sans doute, c’est moi qu’elle fuit, et je ne puis m’en plaindre, je n’ai que trop mérité sa haine ; mais combien elle m’accable ! Je suis repentant de mes fautes, qu’elle me rende son estime, et je serai content. Hélas ! je ne l’espère pas, je l’ai trop offensée. Vous ignorez, mon Ami, qu’elle a su, par moi-même que je renonçais, à elle, que je détestais mes serments, que je lui rendais sa parole ; et retirais la mienne. Madame de Cotyto est cause de tous les maux qui m’accablent ; elle ne me laissait pas la liberté de réfléchir un moment ; mais depuis que mes extravagances ont forcé ma famille à me faire rejoindre mon Régiment, en proie aux chagrins les plus cuisants, je hais Madame de Cotyto, je me hais moi-même ; cruel voyageLe Chevalier de Zéthur fait référence à son égarement auprès de la Baronne de Cotyto, qui l'a détourné d'une voie respectable. ! J’allais être au comble du bonheur, lorsque la Baronne est arrivée à Fionie ; elle a fait jouer tous les ressorts de la coquetterie pour m’enlacer dans ses liens, et moi, faible et coupable avec l’être le plus estimable, j’ai écouté cette dangereuse sirène ; j’ai bravé ma famille, foulé aux piedsFoulé aux pieds : écrasé. les sentiments les plus tendres, j’ai déchiré un cœur vertueux pour aller, en lâche complaisant, m’immoler aux caprices d’une femmeM'immoler aux caprices d'une femme : me sacrifier pour les caprices d'une femme. qui rapporte tout à elle, qui ne sait point aimer, et qui se fait un jeu d’affligerAffliger : faire souffrir. un cœur sensible. Ah ! sans doute, j’ai mérité la haine et le mépris de mes Amis. Ce n’est pas ma fortune que je regrette, mais c’est Madame de Singa, et je ne vois que trop hélas ! qu’il faut renoncer à l’espoir de la posséder. Adieu, mon cher Marquis, plaignez votre Ami, ce sera une consolation pour lui.