Corpus La Bande noire

Tome 1 - Chapitre 1

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I.

À onze lieues[Par Yohann] La lieue était la distance parcourue par un homme en une heure, soit environ 4 km. "11 lieues de Paris" désigne donc environ 44 km. de Paris, entre Corbeil et Melun, la Seine forme un coude sinueux. L'espèce de promontoire, qui s'avance en cet endroit et va se perdre dans les flots, est une prairie plate à son extrémité, et qui, du rivage s'élevant par une montée insensible, va se mêler au loin aux horizons de la plaine[Par Yohann] En effet, à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Paris, entre Corbeil-Essonnes et Melun, la Seine fait plusieurs coudes. Plusieurs "promontoires" se dessinent entre Saint-Fargeau Ponthierry et Saintry. Si l'action se déroule bien à Saintry, c'est qu'elle se passe sur la rive droite (côté de la Brie). On y trouve la trace de très nombreux manoirs.. Quoique moins belle et moins majestueuse que dans les environs de Rouen, la Seine, au-dessus de Corbeil, ne manque ni de grâce, ni de cette élégance qui, providentiellement sans doute, devait caractériser le fleuve parisien. Bordée par intervalles de bouquets d'arbres, la nappe d'eau s'échappe, agile et gracieuse, à travers mille ondulations, ainsi que la taille flexible d'une jeune fille qui glisse entre les doigts de son amant[Par VincentBierce] Le thème des relations amoureuses à venir s'inscrit, dès l'abord, dans la description par le biais de la comparaison clichée.. Moins jaune et moins aride que la Beauce, moins verte et moins luxuriante que la Normandie, la Brie offre pourtant des accidents de perspective assez curieux et assez suaves pour solliciter le pinceau de quelque jeune peintre, impuissant encore à rendre fidèlement les grands effets de la nature. Sans y être prodiguée avec ce luxe qui distingue les vallées de la Manche ou du Calvados, la verdure s'y marie harmonieusement aux blés jaunissants ; et l'œil du voyageur[Par VincentBierce] Procédé balzacien qui consiste à proposer une description en faisant appel à l'œil (forcément aiguisé) d'un observateur imaginaire. Voir l'introduction. peut éprouver encore un charme assez doux, lorsqu'au bas d'une pente rapide et semée d'un cailloutage inégal, un petit village se déroule devant lui, avec ses maisons blanches et nouvellement crépies, et les dômes de peupliers qui le couronnent sur les hauteurs, et ses échappées d'eau, qui tantôt filent à travers les prairies comme un liséré d'argent sur un manteau soyeux, et tantôt grossissant leur volume, vont briser leur écume blanche aux ailes tournoyantes d'un moulin[Par VincentBierce] On observe une sorte de refus du grand paysage romantique susceptible de faire naître le sentiment du sublime. Au contraire, les notations qui construisent une beauté en mineur se multiplient : la Brie est ainsi constamment comparée négativement à d’autres lieux (elle est « moins belle », « moins majestueuse », « moins jaune »), et ne pourrait intéresser qu’un « jeune peintre » incapable encore de représenter les « grands effets ». Ce paysage-décor semble dans un premier temps placé tout entier sous le signe d’une harmonie discrète, intime et cependant fondée sur une explosion de couleurs, de la verdure aux maisons blanches en passant par le liséré d’argent et l’écume blanche de l’eau. . La Brie d'ailleurs, comme la Normandie, a ceci de remarquable entre les autres provinces françaises que l'industrie humaine s'y montre à chaque pas, et que le travail de l'intelligence laborieuse s'y rencontre partout. Si les châteaux qui la parsèment, perdus dans ses bas-fonds, ou accroupis sur ses côtes, n'ont pas ce caractère d'antiquité religieuse ou de grandeur monumentale que les poètes sentent si profondément et cherchent à exprimer, au moins réunissent-ils tout ce que l'instinct du bien-être et le sentiment de l'élégance mondaine peuvent réaliser[Par VincentBierce] Nouvelle manifestation d'une volonté de s'écarter des majestés romantiques (voir l'introduction), de faire un pas de côté pour proposer autre chose. Cela est à lier au contexte : les romantiques se sont dressés contre les destructions de la bande noire. . Là vous[Par VincentBierce] Autre procédé balzacien qui consiste à interpeller directement le lecteur pour l'inclure dans la description. ne trouverez point de ces vieilles murailles noircies par le temps et couvertes de mousse, où les graminées aiment à implanter leurs racines vivaces, et la giroflée jaune à balancer les topazes de son panache. Mais peut-être y rencontrerez- vous, non sans plaisir, quelques-unes de ces habitations nées d'hier et qui mourront demain, avec leurs toitures de tuiles et leurs blanches murailles, qui les font ressembler à des salles de théâtre perdues au milieu des champs[Par VincentBierce] Se lit ici, à travers cette comparaison, la description sous-jacente du projet de l'auteur : proposer un récit qui ait l'intensité d'un drame et qui se passe à la campagne (Une autre Scène de la vie de campagne, en somme).. Là aussi votre œil s'arrêtera sur ces édifices carrés surmontés d'une terrasse à l'italienne, dont l'aristocratie impériale affectionne tant les lignes droites et la symétrie compassée, image de ces murailles d'hommes que la volonté de Napoléon faisait mouvoir et tomber comme les pierres fragiles d'un édifice aligné au cordeau. La Brie, en effet, province bâtarde qui ne ressemble ni à nos pays de montagnes, ni à nos pays de vallées, mais qui tient à la fois de ces deux natures, et en marie les nuances, la Brie, esquisse rapetissée des beautés agrestes qu'on trouve ailleurs dans leur éclat primitif, convenait assez à ces existences équivoques, qui se sont tenues également à distance des grandes vertus républicaines et de l'élégance aristocratique, et n'apparaissent dans l'histoire que comme un point déjà à demi effacé[Par VincentBierce] Manière intéressante de faire entrer l'Histoire de France dans le roman, à travers l'évocation de Napoléon et de l'Empire, pour en annoncer aussitôt et déjà la disparition : sorte de programme narratif qui renvoie de manière sous-jacente aux destructions opérées par la bande noire. Voir l'introduction pour la présence de l'Histoire dans le roman..

Autour de Corbeil, et dans toute la Brie, se groupent donc tous ces noms de l'ère impériale que le burin des victoires et conquêtes[Par VincentBierce] L’italique de l’expression renvoie à un ouvrage publié en 1817 « par une Société de militaires et de gens de lettres » et intitulé Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français de 1792 à 1815. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un ouvrage qui recense et décrit avec précision les batailles des guerres révolutionnaires et impériales. a récemment immortalisés ; là se pressent tous ces châteaux, tous ces palais, aumônes de l'Empereur à ses courtisans militaires. On dirait que la nouvelle noblesse n'a pas osé empiéter sur les possessions des vieilles races, il lui a fallu une province nouvelle aussi bien que des noms nouveaux ; elle s'est parquée dans la Brie ainsi que sur un terrain neutre, elle y a placé, comme en temps de guerre, ses lignes de circonvallation[Par VincentBierce] Circonvallation : ligne de défense matérialisée par une tranchée avec palissades ou parapets, établie par l'assiégeant d'une place pour se protéger contre les attaques extérieures et couper à la place assiégée toute communication.. Au fait, ces maisons rectilignes et lourdes encadrées par des allées de peupliers ou de tilleuls, ces immenses parcs sablés avec un soin minutieux, et qui, des jardins de Louis XIV, n'ont gardé que la raideur, représentent assez bien cet esprit de l'empire égoïste et étroit, habitué à considérer les hommes comme des chiffres, et à déplacer les idées comme on déplace des canons[Par VincentBierce] Notation dépréciative de l'Empire assez étrange, étant données les sympathies de la famille David pour l'empereur.. Nulle part, en Brie, vous ne rencontrerez un de ces signes extérieurs qui[Par VincentBierce] Première apparition de cette désignation déterminante sollicitant une exophore mémorielle, stylème balzacien s’il en est, et qui reviendra à de nombreuses reprises tout au long du roman au point de saturer certaines pages. attestent la foi au passé et le culte des souvenirs religieux ; nulle part il ne vous sera donné de vous incliner devant une fenêtre à ogives, monument d'un autre âge ; nulle part une de ces petites madones, que les Italiens cachent si élégamment sous des dômes de verdure , ne sollicitera votre dévotion, ne fera appel à vos prières ; tout est roide, exact, mathématique ; on croirait que des ingénieurs ont dessiné le plan de toutes ces maisons sans poésie, et qu'ils ont tracé les lignes d'un camp au lieu d'un dessin animé et pittoresque[Par VincentBierce] En insistant sur l’absence de tout monument qui puisse rappeler l’Histoire de France tout en inscrivant discrètement le lexique militaire au cœur de la description, le texte annonce subtilement le thème de la destruction et de la spéculation qui sont au cœur du dispositif de La Bande noire. .

À l'extrémité de la langue de terrain que nous avons décrite, et qui s'arrondit en forme de corbeille, pour aboutir en pointe aux rives de la Seine, il existe un grand château, bâti à l'italienne, et qui, borné d'un côté par le fleuve, de l'autre par des massifs d'arbres, offre à l'œil un aspect assez opulent, quoique froid et compassé. L'entrée du parc présente ce dessin correct que Le Nôtre[Par VincentBierce] André Le Nôtre : jardinier de Louis XIV qui dessina les plans de nombreux jardins à la française, dont notamment ceux des châteaux de Versailles, Vaux-le-Vicomte et Chantilly. a mis à la mode : une allée bordée d'ormes conduit sur un sable fin à un péristyle soutenu par quatre colonnettes couronnées de feuilles d'acanthe et surmontées de rosaces en relief. Mais des croisées du premier étage, la perspective qui se développe au regard est vraiment d'une richesse remarquable ; mille arpents de terre semblent entourer le château de leur immense ceinture et se presser autour du maître, pour que celui-ci, d'un coup d'œil, puisse compter sa fortune, embrasser ses propriétés. Le château de Saintry est le point central d'un immense domaine ; les deux fermes qui en dépendent sont les deux fermes les plus magnifiques de la Brie ; et à l'extrémité de l'horizon, vous apercevriez les immenses bâtiments qui servent à leur exploitation.

Au moment où nous parlons, la plaine était dépouillée de sa parure et n'apparaissait plus que comme une grande surface grisâtre, entrecoupée çà et là par quelques arbres maigres et déjà fatigués par les pluies. Tant que l'œil pouvait s'étendre, on ne voyait qu'une superficie plate, rasée, renvoyant avec une âpreté incendiaire les rayons du soleil tombant à plomb sur ses plans, et brisant leur lumière aux aspérités des épis fauchés et des luzernes coupées à fleur de terre. On était au commencement du mois de septembre, la moisson venait de finir, et la plaine présentait cette immobilité, qui ressemble à une halte, à un moment de repos accordé à la nature ainsi qu'à un ouvrier laborieux. À peine si dans les champs, on rencontrait par hasard une charrue ou une houe ; dans ce moment et de ce côté, la Brie ressemblait à la Beauce comme une sœur à sa sœur.

Sur la route qui conduit de Corbeil au château, par une soirée de septembre fraîche et douce, deux voyageurs couraient dans une sorte de tilbury tressé en paille, et attelé d'un cheval bai[Par VincentBierce] Cheval bai : cheval dont la robe est alezane, généralement foncée, les crins et les extrémités des membres étant noirs., qui, sous le coup de fouet de son maître, semblait dévorer le terrain. Entre ces deux voyageurs il eût été difficile d'apercevoir, au premier abord, un lien commun, tant l'aspect de leur physionomie paraissait les séparer profondément. L'un était grand, maigre, tendu par l'usage fréquent d'une volonté impérieuse, et par les habitudes d'une vie tourmentée ; sa figure était toute en saillie, et on eût dit à le voir quelque masque antique accusant en reliefs vigoureux les symptômes de l'intelligence hâtive, ou des passions mordantes. Le front, les joues, le cou de cet homme étaient sillonnés par places, et devaient produire ces brusques transitions de la lumière à l'ombre que le pinceau du Caravage[Par Yohann] Jules Antoine David reprend le lieu-commun du Caravage comme peintre du clair-obscur. a tant affectionnées ; creusé dans la chair comme dans le roc vif, son œil apparaissait voilé, pour ainsi dire ; à force de puissance et d'arrection[Par Yohann] Arrection : mot introuvable dans les dictionnaires d'époque. Arrecteur existe : il s'agit d'un muscle qui fait se lever les poils (arrectus, de arrigere, "dresser, relever"). L'oeil perçant, observateur et expert d'Arthur est arrecteur., il ne réfléchissait plus les couleurs extérieures ; toute sa vie, tout son éclat s'étaient réfugiés en lui-même, et si je puis m'exprimer ainsi, il brillait en dedans.

Lorsque la brise venait à souffler, apportant avec elle les émanations humides de la rivière, celui dont nous parlons ôtait avec précipitation son chapeau pour ne pas perdre une seule bouffée de fraîcheur ; et alors, son front large, élevé, saillant, bruni vers le couronnement des yeux et coloré à l'endroit des tempes de ces teintes bistrées[Par Yohann] Bistrée : qui a la couleur de la bistre, du jaune au brun. qui ressemblent de loin aux laves d'un cratère, se montrait sur le devant dépouillé de cheveux. En le voyant on ressentait cette impression douloureuse que font éprouver les ruines précoces, les vieillesses prématurées ; on se demandait pourquoi cet homme était ainsi dépouillé de sa jeunesse ; pourquoi cette terre était frappée de stérilité[Par VincentBierce] Première évocation du mystère de la vie d'Arthur, que le roman va s'employer à lever. ? Toutefois, à cette compassion première se mêlait aussi ce sentiment de respect et de muette admiration qu'on accorde aux grands désastres et aux volontés supérieures. La poésie du malheur avait consacré cet homme, c'était un grand débris.

Autant l'aspect de celui-ci resserrait l'âme et la jetait en de tristes pensées, autant le second voyageur communiquait tout d'abord à ceux qui le voyaient une de ces émotions rafraîchissantes et douces qu'on peut comparer aux effets d'une harmonie lointaine, ou au murmure des flots le soir sur la grève. C'était un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, frais comme une jeune fille[Par VincentBierce] La comparaison d'Henri avec une jeune fille va revenir tout au long du roman et constituer un remarquable leitmotiv., et doué dans toutes les poses de son corps, dans tous ses mouvements, de cette souplesse qui, aux yeux de certaines femmes, exclut tout caractère de virilité ; ses cheveux blonds et soyeux n'affectaient aucune forme favorite, et se jouaient au hasard sur son front, selon qu'il plaisait aux ondulations de la route et aux caprices du vent. Sa figure formait cet ovale régulier que les artistes de la renaissance ont tant aimé à reproduire ; ses yeux, d'un bleu remarquable, avaient cette expression d'étonnement naïf et de curiosité instinctive qui caractérise les jeunes gens non encore éprouvés aux enseignements de la vie, et demandant à tout ce qui les entoure des émotions et du bonheur. Sa carnation était blanche avec ces reflets rosés, symptômes d'une nature riche ; à peine caché par une cravate de soie négligemment enroulée, son cou apparaissait flexible; et chaque fois que le cheval excité précipitait son allure, le frêle jeune homme se penchait en avant et son corps reproduisait tous les mouvements du léger équipage. On eût dit[Par VincentBierce] Nouveau procédé balzacien qui consiste à proposer une comparaison sur le mode de l'irréel pour mieux caractériser la description. un enfant qui n'a ni force, ni volonté par lui-même, et se laisse aller au roulis des événements sans essayer de résister à leur choc ; peut-être était-ce une de ces créatures faibles, une de ces plantes débiles, qui ne cherchent dans le monde qu'un couvert où s'abriter[Par VincentBierce] Est ainsi posé le contraste fondamental entre les deux personnages principaux du roman, contraste qui ne fera que s'accentuer au fil des pages et des péripéties, et ce jusqu'à l'inversion finale.. Et qu'on ne s'y trompe pas, le physique a des reflets sûrs, qui illuminent les secrets instincts de l'âme mieux que ne le pourraient faire les plus patientes observations et les inductions les plus subtiles et les plus logiques[Par VincentBierce] Notation qui renvoie à la physiognomonie, méthode fort à la mode dans le premier dix-neuvième siècle qui consistait à lier étroitement le caractère d’un individu avec ses caractéristiques physiques. Dans la suite du roman, la physiognomonie est de nouveau citée par le narrateur. Voir à ce propos l'introduction..

La nuit commençait à tomber, et les ombres à couvrir la vallée. Le ciel était gris et de rares étoiles entrecoupaient ses lignes nuageuses. À l'extrémité de l'allée que suivaient les deux voyageurs se dessinait une masse blanche, à demi-éclairée par la lumière du ciel, et épaississant en contre-bas son ombre sur les plans inclinés de la plaine ; en ce moment le plus âgé des deux voyageurs laissa tomber les rênes sur le cou du cheval. Il l'avait arrêté pour le faire reprendre haleine ; et sans honorer d'un regard la voûte magnifique qui se déroulait au- dessus de sa tête :— Voilà le château, dit-il en faisant repartir le cheval.

Le jeune homme qui l'accompagnait ne répondit pas ; il se contenta de hocher la tête en signe de respectueuse déférence, et contempla mélancoliquement la scène nocturne qui s'ouvrait devant lui[Par VincentBierce] Cette arrivée en tilbury n’est pas sans rappeler le voyage en calèche qu’effectuent Lucien et Vautrin déguisé en Carlos Herrera à la fin des Illusions perdues de Balzac : l’opposition entre les deux personnages, l’un caractérisé par une volonté énergique, l’autre par une molle mélancolie, et le mystérieux rapport de pouvoir qui semble s’établir entre les deux hommes sont en effet des éléments que l’on retrouve dans les deux textes, et qui pourraient faire croire que J. David a repris là un motif balzacien - si Eve et David, l’épisode dont est extrait cette scène, n’avait pas été rédigé en 1843, soit six ans après La Bande noire ! Se pourrait-il que l’influence se soit inversée, et que Balzac ait songé à cet incipit en rédigeant la scène que Proust appela plus tard « la Tristesse d’Olympio de l’homosexualité ? » (Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1971, p. 274).. À quelque distance du bâtiment principal, dans un pavillon éclairé par deux étroites croisées, brillait une petite lumière pareille à celles que les gardes-côtes allument sur le rivage, et qui de temps en temps vacillait ainsi qu'un de ces feux qui sillonnent l'atmosphère pendant les nuits d'été ; des deux côtés de la route s'étendaient de vastes champs de blé, et le silence doublait le bruit des roues frôlant le cailloutage du chemin.— Eh bien ! Henri, continua celui qui avait parlé le premier, à quoi songez-vous donc ? L'ange du souvenir vous emporte-t-il sur ses ailes; et en quels espaces voyagez-vous maintenant ? Vous avez, Henri, une prédisposition singulière à la rêverie; je vous soupçonne fort d'être un poète déguisé. Le silence et la nuit ne manquent jamais de produire sur vous un effet étrange, et vous vous plaisez à attacher vos regards au front des étoiles : prenez-y garde ! Le silence, la nuit, les étoiles, sont de mystérieuses illusions qui gardent leurs secrets et ne répondent pas à ceux qui les interrogent. Voyons, à quoi pensez-vous ?

Henri, penché jusque-là sur le dossier de la voiture, releva vivement la tête ainsi qu'une sentinelle réveillée en sursaut, qui se roidit sur ses jambes et apprête ses armes.— Arthur, dit-il, parlez-moi, et je vous répondrai. Mais au nom du ciel, ne souriez pas comme vous le faites en me parlant ; votre ironie a toujours quelque chose d'amer, et vos sourires me font mal. Adressez-vous à mon amitié, à ma reconnaissance, à mon dévouement, vous savez bien que vos avances ne seront jamais vaines. J'ai foi en vous, et je vous plains ; car il me semble parfois, en voyant votre sourire, que vous devez avoir cruellement souffert.

Henri s'arrêta et pencha de nouveau sa tête en arrière, en rassemblant sur son front les boucles dispersées de sa chevelure. Arthur fixa sur son jeune compagnon de voyage un regard empreint à la fois de compassion et de tendresse. Il y avait, dans toute son attitude, ce demi-abattement de la force qui se reconnaît impuissante, et presse en vain dans une étreinte inutile un objet prêt à échapper de ses bras. — Henri, dit-il, n'êtes-vous pas content de votre sort ? — Autant qu'on puisse l'être, murmura doucement l'enfant.— N'ai-je pas dignement accepté la mission qui m'a été confiée ? Ne suis-je pas un second père pour vous ?— Vraiment un second père, dit Henri, mais pardonnez-moi de pleurer encore quelquefois le premier.

Arthur lui prit la main.— Pleure, pleure, enfant, répéta-t-il en prolongeant chaque note de ses paroles, comme s'il eût évoqué à la fois toutes les images du passé. Pleure, les larmes sont le dernier bonheur accordé à l'homme ; après celui-là, il n'en est pas d'autre. Oui ! tu as raison de le penser ainsi ! Ton existence a été frappée dans son origine ; ton bonheur a été flétri dans son germe ! Un père, une mère, Henri ! ce sont bien là les deux choses les plus saintes de la terre, et qui ne les a plus peut pleurer !

Il se fit encore un silence : la voiture roulait sur un fonds de sable, et l'on entendait un bruit monotone et doux, semblable au sillage d'une chaloupe ; les deux acteurs de cette scène mélancolique se laissaient diverger dans les routes de leur passé, et s'abandonnaient silencieusement au courant de cette amollissante rêverie. Arthur le premier domina son involontaire émotion, et donnant à sa voix un accent plus ferme :

- Henri, reprit-il, nous sommes du même sang, de la même famille, ta mère était la sœur de ma mère ; toutes les deux sont mortes, nous sommes frères maintenantPar VincentBierce] Reprise du motif biblique de Caïn et Abel (Genèse, chapitre 4), qui annonce sur le mode symbolique la guerre fratricide que sont appelés à mener entre eux les deux personnages qui rappellent ici leurs liens de parenté.. La mort nous a unis d'une chaîne indissoluble que la mort seule peut rompre ! Tu es à moi par droit d'héritage, et si tu trébuches dans le chemin de la vie, mon bras sera toujours là pour te soutenir et te défendre ! Si tu verses des larmes, donne-m'en la moitié ! quant au bonheur, garde-le pour toi seul, et ne m'en demande pas, je ne pourrais ni partager le tien, ni te donner du mien[Par VincentBierce] Inversion du thème balzacien du bonheur par procuration..

La voix d'Arthur était sonore et timbrée ; sa figure empruntait de pâles reflets aux teintes douteuses du crépuscule ; en prononçant ces derniers mots si profondément empreints d'une amertume incurable, son accent n'avait pas faibli, son haleine ne s'était pas arrêtée ; ainsi parle un vieillard depuis longtemps rompu à toutes les douleurs, supérieur à toutes les faiblesses, et qui sait qu'à certains maux il n'est pas de guérison.— Mais pour Dieu, mon enfant, ajouta-t-il, ne regardez plus le ciel et les étoiles ! le désir de savoir et la faculté de se souvenir sont deux tristes cadeaux que le ciel nous a faits : la vie est un point entre deux abîmes, il faut passer sans regarder !

Les rôles venaient de changer : c'était Henri qui, à son tour, contemplait son interlocuteur avec un muet étonnement. Pour son âme juvénile les paroles d'Arthur avaient d'étranges mystères ; c'était maintenant la faiblesse qui se prenait de compassion pour la force souffrante[Par VincentBierce] Annonce discrète du renversement final. Il est dit, lorsque Henri vient menacer Arthur d'un duel, qu'il a "pitié" de ce dernier. , et qui, ne comprenant qu'à demi, ne pouvait que sentir et pleurer.— Arthur, dit-il, pourquoi souffrez-vous?

Le jeune homme prononça ces mots d'une voix timide et confuse, ainsi qu'un novice qui interroge le prêtre et craint de compromettre son dévouement par une vaine curiosité. Le prêtre se tut un instant ; seulement un pli presque imperceptible sillonna sa face, et se reproduisit dans tous les angles du masque, comme un son répercuté dans l'espace des eaux, et renvoyé par les cavités du rivage.— Assez, assez, dit-il en donnant à sa voix une expression d'ironique enjouement. Savez- vous, Henri, que nous tournons un peu trop à la mélancolie, et beaucoup plus qu'il ne convient à des gens comme nous, à des spéculateurs[Par VincentBierce] Première mention de leur activité de spéculateurs. accoutumés à lutter corps à corps contre la fortune, et à jeter dans une seule balance l'existence de vingt familles ? Autant vaudrait entendre un joueur[Par VincentBierce] Première comparaison avec le jeu, qui reviendra à de nombreuses reprises tout au long du texte. parler de l'existence de Dieu, ou de l'immortalité de l'âme ; vous n'avez pas l'esprit des affaires, vous ne comprenez pas le commerce, Henri.

Ils étaient arrivés auprès d'une grille qui se prolongeait devant tonte toute la façade du château. Arthur se précipita en bas du tilbury. Derrière la porte d'entrée entrouverte, et debout sur la marche unique qui servait de péristyle à la loge du concierge , un homme , en habit de garde-chasse, fumait silencieusement sa pipe d'un air d'attente soucieuse et de résignation mêlée de regrets ; la main gauche placée sur la couture de son pantalon à la hauteur du port d'armes, il ressemblait à un factionnaire attendant une ronde d'officier, et remplissant passivement une fatigante mission ; son attitude, du reste, et sa figure encadrée par des mèches de cheveux grisonnants, complétaient cette apparence militaire, et la raideur de ses poses témoignait en lui ces habitudes de discipline que les vieux soldats n'oublient jamais. Au bruit que fit la grille en roulant sur ses gonds, il s'avança d'un pas égal ; et à l'aspect du nouveau venu, il quitta sa pipe et porta sa main droite à la tête, conformément aux usages de la politesse de camps.— Vous nous attendiez, père Jérôme, dit Arthur ; monsieur le général a dû vous annoncer notre arrivée ?

Le concierge du château ne put si bien dissimuler sa pensée aux yeux de son interlocuteur, que celui-ci n'en devinât le secret.— Je vois ce que vous avez, reprit-il, vous regrettez vos anciens maîtres, et vous souffrez de voir ce château devenu la proie d'un étranger.— Monsieur le général ne reviendra-t-il plus iciv? demanda Jérôme avec cet accent d'un vieux serviteur fidèle, et cette dévotion presque religieuse dont le Caleb[Par VincentBierce] Dans son roman La Fiancée de Lammermoor publié en plusieurs étapes à partir de 1818, Walter Scott, auteur très en vogue chez les écrivains romantiques, met en scène la chute de Lord Ravenswood, dépossédé de son château et de ses terres à la suite de la Révolution de 1689. Caleb, le serviteur du château, reste fidèle aux premiers propriétaires. de Walter Scott est la sublime réalisation.

Si fait, dit Arthur, j'aurai toujours du plaisir à recevoir monsieur le général dans ma propriété (il appuya sur ce dernier mot) ; mais j'ai peur de ne pouvoir le recevoir longtemps. Que voulez-vous, mon brave, il en est des hasards de la vie, comme du sort des armes : aujourd'hui, c'est l'un qui gagne, et demain, l'autre ; celui-ci vend, celui-là achète.— Ainsi, demanda le concierge d'une voix presque tremblante, monsieur le général a vendu son château ?— Il l'a vendu, dit Arthur.

Jérôme poussa, du fond de sa poitrine, un soupir étouffé.— Je le disais bien à Monsieur ! ajouta-t-il, qu'il menait trop grand train, et que ses dépenses le conduiraient à de dures extrémités. Quand on m'a dit que le château allait se vendre, je ne l'ai pas cru d'abord ; il me semblait que cela ne pouvait pas être...

Le vieux domestique se laissait aller à l'expression de ses doléances, et peut-être eût-il longtemps fatigué le propriétaire de ces retours vers le passé que les esprits vulgaires aiment tant à noyer dans un flux de paroles, lorsque celui-ci l'interrompit d'une voix impérative, et en homme qui connaît le prix des instants.— Est-il venu, demanda-t-il, des visiteurs au château, ce matin ?— Oui, monsieur, des hommes d'affaires, des arpenteurs, des notaires.

Bien. A-t-on apporté des affiches ?— Oui.— Donne-les-moi.

Jérôme entra dans le pavillon, et en sortit un instant après avec des paperasses et un paquet de clefs à la main.— Voici les affiches et les clefs, dit-il en s'inclinant.

Arthur prit le bras de son jeune compagnon de voyage, et se dirigea vers le château qui apparaissait au bout d'une longue allée de tilleuls. En montant les degrés du péristyle, ce même sourire dont Henri avait déjà remarqué l'amertume reparut de nouveau sur ses lèvres et contracta les muscles anguleux de sa figure.


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