Corpus La Bande noire

Tome 1 - Chapitre 2

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II.

Les révolutions patrimoniales ressemblent aux révolutions politiques, en ceci qu'elles impriment une sorte de commotion et déplacent un assez grand nombre d'existences jusque-là contenues dans des limites certaines. Les grandes propriétés en croulant entraînent, comme les trônes, plus ou moins de désordres après elles, et suscitent des désirs jusque-là cachés, des ambitions inconnues, des passions mauvaises. L'esprit de l'homme est ainsi fait, qu'aussitôt qu'une voie lui est ouverte, il s'y lance avec une impétuosité d'autant plus grande, que son essor a été plus longtemps comprimé. La vente du château de Saintry avait produit, dans les villages avoisinants, une sensation profonde ; tous les paysans, dont les sentiments gagnent en énergie ce qui leur manque en étendue, tous ces hommes qui, faute d'intelligence peut-être, concentrent sur un seul point leurs facultés et leurs désirs, et semblent annihiler tous les instincts de leur nature au profit d'un instinct unique, celui de la propriété[Par MargotFavard] L'instinct de propriété est une nouveauté liée à la Révolution. Le lien esquissé dès la première ligne entre le patrimoine et la politique suggère que la Bande Noire poursuit l'oeuvre de la Révolution. Cet indice laisse d'abord à penser que le roman permet d'assister à l'un des ces "révolutions patrimoniales"., sans savoir encore en quoi la vente du château les touchait, s'en occupaient comme d'un événement personnel qui devait exercer sur eux une réelle influence.

Que si vous voulez calculer la puissance de ce mot : avoir[Par MargotFavard] Le développement de "l'instinct de propriété" nouveau s'accompagne du tableau de la condition paysanne. ! sur le cœur des hommes, c'est à la campagne surtout, c'est dans les villages les plus obscurs qu'il en faut étudier les effets. Un malheureux, qui gagne vingt sous[Par MagalieMyoupo] Vingt sous équivaut alors à un franc. En 1852, le salaire moyen d'un homme travaillant dans la culture du blé s'élève à 1,41 francs (voir l'article suivant: http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1986_num_41_6_283348). Un salaire journalier de vingt sous, comme celui qu'évoque le texte, est donc inférieur à la moyenne nationale (même s'il y eut sûrement des variations de salaire entre 1836 et 1852). par jour, travaillera sous le soleil pendant douze heures, et mettra dix sous de côté pour pouvoir dire au bout de vingt ans : j'ai un arpent[Par MargotFavard] Arpent : selon Littré, un arpent comprend 100 perches carrées. Toutefois, la perche varie selon les lieux et les époques. L'arpent de Paris, le plus usité, vaut 1/3 d'hectare (environ 3 333 m2) tandis que l'arpent des Eaux et Forêts correspond à 1/2 hectare (environ 5 000 m2). L'arpent carré correspond à l'acre. de terre à moi. Sa femme et ses enfants mangeront toute leur année du pain bis et boiront de l'aine[Par MagalieMyoupo] Aine : régionalisme assez rare qui désigne au XIXe siècle une boisson de piètre qualité réalisée en pressant la rafle de raisin. Ce terme est demeuré en usage dans la Beauce au sens de "résidu de vin" (TLF). ; lui-même s'imposera les plus dures privations, les fatigues les plus inouïes ; pour un écu[Par MagalieMyoupo] Selon Littré, un écu valait 5 francs. Plus tôt dans le siècle, en 1829, sa valeur oscille entre 5,80 et 5,90 francs (selon Guy Thuillier, La Monnaie en France au début du XIXe siècle, Genève Droz, Paris, Champion, Ecole pratique des hautes études, Sciences historiques et philologiques, Hautes études médiévales et modernes, 1983, p. 265)., il se fera le domestique du premier venu ; il prendra le sommeil de ses nuits et le repos de ses dimanche ; il durcira ses mains dans la neige, accoutumera ses yeux aux plus cuisants rayons de la lumière ; il remplira les fonctions les plus viles, s'acquittera des services les plus dégradants, et tout cela pour avoir cinquante perches de vignes qui lui rapporteront, bon an mal an, quatre pièces de mauvais vin.

L'instinct de la propriété a, dans notre siècle, plus de pouvoir sur l'esprit de l'habitant des campagnes que n'en eût au Moyen Âge le zèle religieux ; on dirait que la plupart des hommes ne voient dans la vie qu'un seul but : posséder un coin de la terre qu'ils habitent, ne fût-ce que pour y laisser leurs os. Entrez chez un ouvrier de la Beauce, et dites-lui : " Si tu veux me servir dix ans sans repos, sans relâche, avec un zèle et une obéissance de tous les instants, dans dix ans je te donnerai un champ en jachère, que tu retourneras à ton gré, âà l'aide de tes bras " [Par MagalieMyoupo] Sans doute avons-nous ici une référence au chapitre 29 de la Genèse dans lequel Jacob accepte de travailler sept ans pour son oncle Laban afin d'obtenir la main de Rachel. Il est trompé par celui-ci qui, au bout de sept ans, lui donne son aînée, Léa, mais finit par obtenir Rachel en travaillant sept ans de plus. La promesse que le bien convoité sera donné après des années de travail agricole permet de faire le lien entre les deux textes. Chez Jules David, la terre a pris la place de la femme. Cela semble ironique dans la mesure où le lecteur apprend rétrospectivement que l'avidité de terre dont fait montre Arthur cache une déception amoureuse, un désir inassouvi.; dût-il ne survivre qu'un an à un bonheur si chèrement acheté, il vous répondra : " Maître, je suis à vous ". Car il n'y a pas un paysan qui ne donnerait sa vie pour pouvoir dire avant sa mort : " J'ai eu quelque chose à moi, j'ai possédé ".

Ceci n'est pas une exagération ; un paysan vit pour dix sous par jour avec sa femme et quatre enfants ; la chaumière qu'il habite lui coûte quarante francs de loyer par an, et il y trouve tout le logement dont il a besoin, c'est-à-dire une grande chambre qui sert à la fois de cuisine, de huchoir[Par MagalieMyoupo] Huchoir : ensemble de barres horizontales sur lesquelles les poules viennent se jucher dans un poulailler. et de chambre à coucher pour toute la famille, puis une étable creusée en terre, assez, grande pour contenir deux vaches.[Par MargotFavard] Poursuite du tableau de la vie paysanne par un narrateur renseigné. Le narrateur se présente comme un sociologue/anthropologue de la vie paysanne. La femme, pendant les veillées d'hiver, file du chanvre et fait des chemises pour son homme et ses enfants. Quant au feu, on n'en a pas besoin, on se contente seulement de bien clore l'étable, et on compte, pour se réchauffer, sur la chaleur des deux vaches. Pain, habillement, loyer, tout cela peut revenir à huit sous par jour ; on garde l'excédant pour les jours de fête, et le dimanche, l'homme peut encore se soûler convenablement avec deux bouteilles de vin à quatre sous. Les plaisirs de la femme sont toujours gratuits ; ils consistent à aller s'asseoir sur les bancs de la grange où l'on danse, et à chanter sa chanson le soir à la veillée. Eh bien, parmi ces gens vous entendre entendrez rarement un murmure, une plainte ; car semblables aux Israélites du désert, ils ont toujours devant eux leur terre promise et leur pays de Chanaan ; qu'importent importe qu'ils meurent au bout de la route, pourvu qu'ils aperçoivent en mourant la borne qu'ils auront plantée. Aussi, quand une grande propriété se démembre, c'est chose curieuse de voir toute cette meute de petites gens se ruer sur les lopins de terre longtemps convoités, comme une bande de corbeaux sur une proie fraîche ; heureux alors ceux qui, sou à sou, ont amassé, et caché dans la toile de leur paillasse, un trésor de cent écus, représentant à peu près dix perches[Par MagalieMyoupo] La perche, lorsqu'elle est linéaire, renvoie à plusieurs réalités : la perche de Paris correspond à 18 pieds, soit 5,84 mètres ; la perche ordinaire mesure 20 pieds, soit 6,496 mètres. Dans le texte, il s'agit en réalité de perches carrées. "Cinquante perches de vignes" équivaut alors à un demi arpent, c'est-à-dire, selon la longueur de la perche, entre 1/6 d'hectare (arpent de Paris), soit environ 1 500 m2, et 1/4 d'hectare (arpent des Eaux et Forêts), soit environ 2 500 m2. Quant aux "dix perches de terrain", elles correspondent à 1/10 d'arpent, c'est-à-dire entre 333 et 500 m2. de terrain y compris les frais du notaire et les droits de l'enregistrement ! Malheureux ceux qui ont trop pris de plaisir à choquer leur verre contre le verre d'un ami et à chanter à tue-tête les exploits du grand empereur[Par MargotFavard] Voir l'introduction pour la présence problématique de Napoléon dans le texte., cet effroi de tous les trônes de la terre, ce dieu de toutes les joies pauvres, cette idole de toutes les misères qui veulent s'étourdir ; ceux-là sont les parias de cette civilisation égoïste et avide ; à ceux-là, on lance cet anathème terrible qui renferme tout un monde de mépris : ils n'auront jamais rien !

Dans tous les villages qui avoisinent le château de Saintry une grande rumeur s'était répandue ; de proche en proche, de porte en porte, elle avait gagné toutes les habitations, frappé toutes les oreilles : le château était vendu. D'abord, on s'était inquiété des causes probables qui avaient pu amener ce grand événement ; et, comme il arrive d'ordinaire les suppositions les pinsplus absurdes avaient trouvé le plus de créance. Le général, disait-on, avait perdu des sommes énormes au jeu, et il avait été obligé, pour satisfaire ses créanciers, de vendre son magnifique domaine. D'autres prétendaient que le château n'était qu'une concession à temps faite par l'Empereur à l'un de ses meilleurs officiers[Par MagalieMyoupo] À partir de 1802, Napoléon tient à s'attacher le soutien de ses officiers de diverses façons : création du titre de maréchal d'Empire (1804), fonction à la Cour, grosses dotations. Par exemple, " Berthier [...] reçoit la principauté de Neufchâtel, mais aussi des dotations ou majorats en particulier dans le royaume de Westphalie et le Hanovre, dont les revenus dépassent le million de francs en 1810 [...]" (Jacques-Olivier Boudon, La France et l'Europe de Napoléon, Paris, Armand Colin, 1995 ; voir aussi Jean Tulard, Napoléon et la noblesse d'Empire, Taillandier, 2003). ; et que le terme une fois expiré, celui-ci s'était trouvé dépossédé tout d'un coup ; d'autres enfin mêlaient, comme toujours, l'action du gouvernement à cette catastrophe inattendue ; quelques-uns ne craignaient pas d'affirmer que le général avait été forcé, pour cause d'opinion, de passer à l'étranger sans oser tourner la tête derrière lui,. Toujours plus disposés que les autres aux sentiments vindicatifs et haineux, les plus pauvres se consolaient de leur misère[Par MargotFavard] Infléchissement de la description sociologique à la réflexion moraliste. en accablant d'injures cette fortune déchue qu'ils avaient respectée si servilement aux temps de sa splendeur. Le général, murmuraient-ils, avait mené trop grand train, il avait dépensé en un an des millions, il était d'ailleurs hautain, dur aux petits, et c'était un coup du ciel d'avoir abattu son orgueil. Ainsi est faite la nature humaine ; toute puissance qui tombe est maudite, toute grandeur qui s'éteint est calomniée : éternelle réaction de l'égoïsme humain, toujours également prêt à baiser la main qui l'engraisse même en le frappant et à mordre celle qui n'a plus de pain ni de coups de fouet à lui donner !

Un intérêt mystérieux s'attachait en outre à la vente. On s'était d'abord imaginé que le nouveau propriétaire devait être quelque capitaliste[Par MagalieMyoupo] Capitaliste : ici, le mot semble surtout synonyme de "personne riche" (4e sens selon Littré "celui qui possède des fonds considérables"). A priori, l'acception économique et sociale ("personne qui participe au système capitaliste") n'est pas vraiment répandue avant le milieu du siècle (Cf. 1848 Manifeste du parti communiste). en renom mais lorsqu'une connaissance approfondie des choses avait appris aux curieux qu'un homme obscur, sans titre, qui n'était ni prince, ni marquis, mini maréchal d'empire, avait acheté le domaine du général moyennant un million comptant ; lorsqu'au bout de cette révolution territoriale, matière à tant d'absurdes suppositions, on avait vu apparaître pour dénouement un nom inconnu : Arthur Raimbaut[Par MargotFavard] On remarquera l'improbabilité de ce nom de personnage pour le lecteur actuel : homophonie parfaite avec le nom du poète Arthur Rimbaud (1854-1891). ! Les conjectures avaient pris alors une route toute différente, et le mot de Bande Noire[Par MagalieMyoupo] Première apparition de l'expression qui donne son nom au roman. Voir l'introduction à propos de cette entreprise historique. s'était transmis de bouche en bouche.

Il n'entre pas dans le plan de ce livre d'expliquer ce qu'est en réalité la Bande Noire, et d'en esquisser la physionomie[Par MagalieMyoupo] Mot qui rattache encore l'entreprise de Jules David à l'esthétique balzacienne. Cependant ici, on a affaire à une pétition d'indépendance puisqu'Athur ne correspond pas aux représentations traditionnelles de la Bande Noire. générique, nous voulons peindre un type spécial et exceptionnel qui ne se rattache que par des liens apparents à cet esprit de démembrement brutal et de conquête, dont les poètes et les artistes ont stigmatisestigmatisé l'avidité et les funestes résultats ; mais nous avons à cœur d'expliquer tous les effets d'un pareil mot[Par MargotFavard] La Bande Noire est définie par la rumeur et les "superstitions" qui l'entourent. Elle correspond au nouvel instinct post-révolutionnaire. "L'instinct de propriété", développé plus haut, est remplacé par l'instinct contraire, celui de la ruine. sur les habitants de nos campagnes. Pour un paysan, la Bande Noire est un être mystérieux, une espèce de monstre qui n'a qu'une tête et fait mouvoir cent bras ; c'est une personnification vivante de tout ce qui est ruine, morcellement, instinct d'audace et d'astuce ; c'est l'ennemi-né de tous les grands noms ; c'est un fantôme dont nul ne connaît l'origine, dont nul ne devine le secret : chose étrange que la passion la plus sèche et la plus positive, la passion de l'argent, enfante seule et nourrisse en notre temps les creuses rêveries de la superstition !

Devant la porte du château stationnaient presque tous les jours des groupes nombreux, questionnant le concierge qui hochait la tête pour toute réponse, et regardant d'un œil stupidement émerveillé les grandes affiches jaunes qui brillaient au soleil sur les pilastres de la grille d'entrée avec leurs énormes majuscules et leurs interminables divisions de lots. Là, enon discutait le prix des enchères, et déjà, comme pour s'essayer aux roueries d'une ad-judicationadjudication[Par MargotFavard] Adjudication : Acte par lequel sont mises en libre concurrence des personnes qui désirent acquérir un bien meuble., les plus habiles prenaient à tâche de dissimuler leur pensée en dépréciant la valeur du terrain qui excitait le plus spécialement leur convoitise. L'arrivée du nouveau propriétaire avait un peu ralenti cette ardeur de curiosité, et fait taire ces démonstrations extérieures : les abords du château étaient devenus déserts, et à peine si, de temps en temps, quelque personnage employé sans doute au service accidentel de la maison en traversait les solitudes.

Le lendemain de son arrivée, le personnage que nous nommons Arthur avait pris possession du château sans bruit et sans pompe. Dès la pointe du jour on l'avait vu sillonner en tous sens les allées du jardin et du parc ; une grande redingote brune, croisée sur sa poitrine jusqu'au menton, lui donnait, en vieillissant ses traits, un air austère et sombre ; toutes les lignes de sa physionomie semblaient tendues par une pensée unique, et ses yeux, immobiles dans leur orbite, concentraient une lumière fauve sans chaleur et sans vie[Par MargotFavard] Premier portrait d'Arthur en animal à sang-froid, face à l'effervescence et à la passion des paysans devant le château. ; sur son front roide et uni, vous eussiez vainement essayé de retrouver la trace des émotions de la veille, ainsi que dans quelque arbre pétrifié vous chercheriez, sans les trouver, les ondulations de sa ramée et le dessin de ses feuilles. Il avait parcouru rapidement tous les appartements du château sans accorder un seul coup d'œil sympathique à ces vastes salles désertes, sans ornements et sans meubles, qui ressemblaient à des galeries funéraires, à d'élégantes catacombes. Quelquefois seulement, il paraissait éprouver un plaisir étrange à faire résonner le talon de ses bottes poudreuses sur le bois des parquets lustrés, sur le granit poli des dalles, comme s'il eût voulu insulter aux échos muets de l'habitation abandonnée, et imprimer au front des pierres elles-mêmes le cachet de sa suzeraineté. Un moment, il s'arrêta devant une peinture à fresque placée entre le double encadrement des croisées, et qui représentait Napoléon entouré d'une suite dorée de valets à sa livrée, et il se prit à regarder face à face la pâle figure de l'Empereur qui se dessinait fantastiquement dans le demi-jour de l'appartement. Par quelle secrète union de pensées cet homme s'associait-il en ce moment à la fortune du génie malheureux et détrôné? GommentComment cet inconnu, appelé Arthur Raimbaut, osait-il contempler silencieusement et sans baisser les yeux, cette grande image qui s'était appelée autrefois Napoléon[Par MagalieMyoupo] Il s'agit sûrement ici d'un intertexte avec Le Rouge et le noir de Stendhal paru en 1830. Julien Sorel, dans le chapitre intitulé "Un intérieur", avoue à Mme de Rênal qu'il cache dans la paillasse de son lit un portrait de l'empereur à qui il voue un culte. ? Ceux-là le pressentiront peut-être, qui comprennent qu'entre la destinée la plus obscure et la destinée la plus brillante, il est parfois et dans les profondeurs de Pâmel'âme des rapprochements irrévélés, et que César aurait peut-être trouvé son prototype à la tête d'une bande de brigands ou parmi les pâtres du Latium[Par MagalieMyoupo] Cette évocation des "pâtres du Latium" annonce la révélation finale sur l'origine sociale d'Arthur..

Par un de ces accidents d'optique qui ressemblent aux effets magiques d'un diorama[Par MagalieMyoupo] Diorama : il s'agit de suites de tableaux, avec plusieurs plans, qui, en fonction de la lumière, changeaient d'apparence et de couleurs. Ces modifications donnaient au public l'illusion du mouvement., Arthur Raimbaut avait vieilli de dix années depuis la veilléveille ; les mèches de ses cheveux grisonnants tombaient en désordre sur le derrière de sa tête, et se hérissaient à pic vers les tempes comme pour laisser deviner la tension des muscles du visage ; les coins de sa bouche étaient plissés avec une sorte d'opiniâtreté, qui eût fait croire à la pétrification réelle du galbe ; ce n'était plus l'homme fort, quoique souffrant, qui, la veille, entretenait avec son jeune compagnon un commerce de pensées à demi contenues, c'était plutôt l'homme aguerri aux hautes luttes, et ramassant ses forces pour livrer un dernier et terrible combat. Quand par hasard il adressait la parole à ceux qui se trouvaient sur sa route, sa voix était brève, claire, tranchante comme le bruit d'une pièce d'or frémissant dans le plateau d'une balance. Dans le son de sa voix, dans l'immobilité de sa face, dans l'impatience nerveuse de ses gestes, il y avait du joueur[Par MargotFavard] Reprise des analogies constitutives des traits de caractère d'Arthur (soldat et joueur) déjà exposées dans le chapitre 1..

Au milieu du salon du château, autour d'une table circulaire couverte d'un tapis vert, deux jeunes gens, penchés sur de longs registres, paraissaient absorbés dans un travail de chiffres qui ne leur laissait pas un seul instant de repos ; outre la table dont nous parlons, trois ou quatre chaises de paille complétaient l'ameublement ; et dans le silence du vaste appartement, on n'entendait que le bruit des plumes agaçant le papier. Lorsque Arthur Raimbaut parut devant les deux jeunes gens, celui qui occupait le haut bout de la table, fit un mouvement et se leva à moitié.— Ne vous dérangez-pas, Henri ! dit celui-ci d'un ton bref.

Le jeune homme laissa retomber sa tête et se remit au travail avec une respectueuse docilité. Pour son compagnon, il était muet, immobile, semblable à un soldat qui tremble devant son supérieur, ou à quelque pauvre écolier qui redoute les avertissements d'un maître sévère.

Arthur Raimbaut prit encore une fois la parole :— Le notaire n'est pas venu ? dit-il.— Non, répondit Henri.— Qu'on aille le chercher ! reprit vivement Arthur Raimbaut. Allez, Henri, allez vous-même ! Prenez mon cabriolet et amenez-moi cet homme, à l'instant même ! entendez-vous?

Henri se leva rapidement ; et sans dire un seul mot il se dirigeait vers la porte, lorsqu'un nouveau personnage entra dans le salon. C'était un petit homme de quarante ans environ, rouge, gras, avec un sourire stéréotypé[Par MagalieMyoupo] Importance de la récurrence du mot dans ce chapitre. sur les lèvres, et cette politesse banale des hommes d'affaires qui n'a d'analogie qu'avec la politesse des marchands. Il portait un habit noir brossé avec soin, et qui, en s'élargissant sur le devant, laissait voir le plastron officiel d'une chemise correctement plissée, et une cravate soigneusement empesée et rebondissante autour du cou.

Lorsque Arthur Raimbaut eut aperçu l'homme dont nous parlons, un mouvement de colère plissa un moment sa figure, et disparut aussitôt sous la sérénité d'un accueil flatteur et d'un sourire calculé.— Ah ! vous voilà, monsieur le notaire, dit-il en lui prenant le bras et en le confisantconduisant hors du salon, sans même lui donner le temps d'achever son salut ; nous avons à causer, venez donc.

Ils descendirent tous deux les degrés du péristyle, et s'enfoncèrent dans les sentiers d'un petit bois qui descendait par une pente insensible vers la plaine.— Eh bien ! monsieur le notaire, reprit Arthur ; je vous avais bien dit que cette propriété serait à moi ; et cependant les renseignements que vous m'aviez donnés n'étaient pas favorables ! Le général affirmiez-vous, ne voulait pas entendre parler de vente ; vous lui aviez fait des offres qu'il avait toujours violemment repoussées ; il craignait, avant tout, de voir sa propriété devenir la proie des spéculateurs et des fripons (je parle son langage). Eh bien ! monsieur le notaire, tout cela n'était que du vent. Vous connaissez le mot du Mazarin à Anne d'Autriche : " Un million, madame !"[Par MargotFavard] Mazarin fut l'un des principaux ministres d'Etat durant la régence d'Anne d'Autriche. Lors de son bannissement, il entretien avec elle une correspondance dont les historiens débattent encore de la teneur enflammée. Allons donc ! Et voilà une Marion Delorme[Par MagalieMyoupo] Courtisane célèbre du XVIIe siècle (qui fut, entre autres, la maîtresse du cardinal de Richelieu). Le personnage connaît une certaine fortune littéraire au XIXe siècle (en 1831, Victor Hugo lui consacre une pièce de théâtre). toute trouvée ! Telle est l'histoire du général, monsieur le notaire.

Au mot de million, le petit homme avait relevé sa tête, assez semblable à Un un poney qui aspire de tous ses poumons les émanations d'une brise fécondante. Par une de ces intuitions rapides, qui dans les hommes d'affaires semblent les effets d'une seconde vue, il avait déjà calculé combien un pareil contrat de vente avait dû rapporter au notaire du vendeur, et combien la division d'une pareille propriété devait produire.— Ainsi, dit-il en faisant pivoter l'un sur l'autre ses deux pouces, vous avez payé tout cela un million[Par MagalieMyoupo] A titre de comparaison, le château de Chambord est adjugé le 5 mai 1821 pour la somme de 1 542 000 francs (Jean Vassort, Les Châteaux de la Loire au fil des siècles, Paris, Perrin, 2012). ?— Oui, dit Arthur Raimbaut ; et l'affaire a été conclue en une heure au plus.— Monsieur le général était donc pressé de vendre ? objecta le notaire.— Apparemment, dit l'autre ; car voici ce qui s'est passé[Par MargotFavard] Arthur se fait narrateur pour raconter son exploit : il a vaincu un Général de l'Empereur. Ce récit enchâssé dévoile par ailleurs que ce général était noble d'Empire. : Il y a quinze jours au plus, j'allai trouver le général à son hôtel, il était dans le salon étendu sur un divan, et fumant un cigare de Manille ; lorsqu'on m'annonça, il ne leva même pas la tête et continua de fumer, c'était juste ; je pris un fauteuil et je m'assis en face de lui : — Que me voulez-vous ? me demanda-t-il de ce ton bref et absolu que l'Empereur a légué à ses lieutenants. — Général, lui dis-je, voulez-vous vendre votre château ? Il se leva sur son séant ; ses moustaches frissonnaient de colère ; ainsi ému, il eût été superbe à la tête d'une charge de cavalerie.— Vendre mon château ! s'écria-t-il ; une dotation de l'Empereur ! un titre de famille qui doit passer à mes derniers neveux ! Vous êtes bien hardi, monsieur, de venir ici, chez moi, me faire une pareille proposition !

Je m'attendais à cette sortie, et je ne répondis pas. Sa fureur s'accrut de mon silence ; il commença à mêler des jurons soldatesques à ses déclamations seigneuriales.— Je vois qui vous êtes ! me dit-il à la fin avec une insolence vraiment très-remarquable, vous êtes un de ces spéculateurs comme on en voit tant ! un de ces agioteurs[Par MagalieMyoupo] Agioteur : selon le TLF, "Nom donné à des banquiers du début du dix huitième siècle spécialisés dans le commerce des effets publics". C'est un mot qui pris une connotation péjorative et devint synonyme de "spéculateur". qui dévalisent toutes nos provinces, et démolissent pierre à pierre les plus beaux monuments de notre France !— Et vous gardiez le silence ? demanda le notaire, qui ne concevait pas dans un autre un sang-froid qu'il ne sentait pas en lui-même.— Pourquoi pas ? dit Arthur ; cet homme avait du plaisir à faire des phrases, ne faut-il pas que tout le monde s'amuse ? Quand il eut fini d'exhaler sa bile contre ce qu'il appelait la Bande Noire : — Général, lui dis-je, combien voulez-vous de votre château ? Pour la première fois il laissa tomber sur moi un regard, et do de nous deux, ce fut lui qui détourna le premier les yeux.— Qui vous a dit que je voulais vendre ? demanda-t-il avec un reste de colère qui s'éteignait pourtant.— Je le sais.— Et où trouveriez-vous de l'argent pour payer mon domaine à sa valeur ?

Pourvu que je vous le paye, peu vous importe comment ! Voulez-vous un million ? (Je me rappelais toujours le mot du Mazarin). Le général se leva cette fois sur son séant.— Un million comptant ? dit-il.— Comptant ; est-ce un marché fait, général ?— Oui, répondit-il brusquement en laissant percer sous le laconisme monosyllabique de sa réponse le dernier regret de la vanité vaincue ; mais que je n'entende plus parler de tout cela ! Passez chez mon notaire, traitez avec lui les détails de l'affaire comme il l'entendra ; vous avez ma parole.

Je me levai, il ne me salua même pas : c'était juste, il me méprisait.

Arthur Raimbaut prononça ce dernier mot en l'accompagnant d'un sourire.— Mais, qu'importe, ajouta-t-il, n'est-ce pas, monsieur le notaire, un peu plus ou un peu moins de délicatesse dans les procédés, pourvu que les affaires se fassent et que le jeu s'engage ! la partie est commencée, et je la jouerai bien, soyez-en sûr.

Les deux interlocuteurs étaient arrivés à l'extrémité du parc. Du haut d'une terrasse au niveau de la plaine, et protégée par un fossé en guise de mur, ils pouvaient d'un coup d'œil embrasser tous les accidents de la perspective. Le notaire promenait son regard étonné sur l'immensité d'horizon qui se développait devant lui.— C'est une belle propriété ! n'est-ce pas, monsieur le notaire? dit Arthur Raimbaut ; c'est un beau domaine à gruger[Par MargotFavard] Gruger : selon Littré, "Briser quelque chose de dur avec les dents / Manger / Dissiper le bien de quelqu'un par toutes sortes de petites rapines" Le TLF donne "dépouiller quelqu'un de son bien en l'exploitant habilement". L'emploi du verbe permet aussi de montrer Arthur en mangeur de domaines et vautour, ce que renforce l'analogie du paragraphe suivant. ! une belle fortune à mettre au mortier !

Arthur se tut un instant ; dans ses yeux brillait une joie sauvage, et cet instinct féroce des animaux de proie à l'aspect d'un cadavre. Le notaire le regarda en clignotant ; cet éclair imprévu de passion l'avait ébloui, et il essayait de ramasser toute son intelligence pour en deviner le sens.

Arthur avait ouvert une petite porte qui conduisait du parc dans la plaine, et son compagnon le suivait avec la docilité d'un chien de chasse qui attend sa gueulée[Par MargotFavard] Portrait peu aimable du notaire, il était comparé à un "poney", désormais il est un chien docile ; en outre il est incapable de déchiffrer les signes, contrairement à Arthur, expert pour lire les passions des autres..— Monsieur, dit Arthur, comme vous êtes le notaire du pays, j'ai cru qu'il était convenable de m'adresser à vous de préférence à tout autre !

Le notaire s'inclina en signe de respectueux remerciement.— Vous, qui avez l'expérience des affaires, comment me conseillez-vous d'opérer ma vente ?— Par adjudication, dit le notaire sans hésiter.— Pourquoi cela ?— L'adjudication, dit le petit homme, échauffe les intérêts en les mettant en présence ; les plus-values jaillissent du choc des amours-propres rivaux.— Bien ! bien, dit Arthur, vous connaissez les hommes ! et quel droit prenez-vous sur une Tente vente par adjudication?

Le notaire sentit le piège qu'on lui tendait ; il recula d'un pas et tressaillit comme un homme qui verrait se dresser devant lui le dard enflammé d'une vipère[Par MargotFavard] Nouveau portrait d'Arthur en animal à sang-froid, à nouveau mentionné juste en-dessous (le notaire est "dominé par le sang-froid" de son interlocuteur)..— Nous prenons cinq pour cent, murmura- t-il à voix basse.

Arthur s'arrêta à son tour comme pour savourer à loisir l'embarras de son interlocuteur. Puis s'avançant d'un pas :— Monsieur le notaire, dit-il, contrairement â à votre avis, nous ne vendrons pas aux enchères. Cinq pour cent ! mais savez-vous que c'est vouloir ruiner les acheteurs ! je vendrai à l'amiable, je traiterai moi-même avec les paysans contrat en main ! maintenant, voulez-vous faire les actes de la vente ? Voyons, monsieur le notaire, soyons francs. Combien me prendrez-vous ?

Malgré l'aplomb et l'imperturbable habitude de finesse qui caractérise les hommes d'affaires de la province, celui-ci se sentait dominé par le sang-froid de son interlocuteur et la fixité d'un regard qui ne le quittait pas. Avant de répondre, il hésita comme s'il eût tâté du doigt la jointure d'une articulation délicate, et interrogé secrètement les différentes probabilités de sa position.— L'habitude, dans le notariat, dit-il à la fin, est de prendre un pour cent ; plus les frais de grosses[Par MagalieMyoupo] Le substantif ("la grosse") désigne une écriture en gros caractères. Par métonymie (parce-qu'ils étaient notés en plus gros), il s'agit des frais liés à l'exécution d'un acte notarié. et d'expéditions.— C'est trop, dit Arthur ; je vous donnerai un demi pour cent.— Un demi pour cent ! s'écria le notaire ; mais cela ne s'est jamais vu ! Voulez-vous donc que tous mes confrères me placent au ban du notariat ! Voulez-vous qu'on m'accuse d'oublier les intérêts du corps et de sa dignité !— J'ai pensé à tout cela, dit celui-ci du ton froid et acéré qui lui était habituel ; je ferai faire ma vente par un huissier ; n'en parlons plus, monsieur le notaire !

Le notaire ne répondit pas. Une crispation nerveuse bouleversa sa figure et hérissa presque ses cheveux ; pour bien comprendre toute l'étendue de son émotion , il faudrait savoir avec quelle avidité les différentes castes d'hommes d'affaires à la campagne s'entre-déchirent perpétuellement ; il faudrait avoir suivi attentivement de l'œil ces guerres intestines, sans pitié ni merci, entre les notaires d'une part, et les huissiers de l'autre ; il faudrait savoir combien à propos d'une affaire surgissent et grondent de basses passions, de plates rivalités, de haines invétérées et chicanières, et comme ces amours-propres sans cesse en contact deviennent irritables et toujours prêts à saigner à la première blessure. Peut-être le spéculateur lut-il sur la figure du notaire tous ces sentiments d'orgueil blessé et de rancune inassouvie ; car, en le regardant, il laissa tomber ces mots d'un air de certitude qui n'admettait pas la possibilité d'un refus.— Est-ce un marché fait ?— Oui, dit le notaire d'une voix presque éteinte.[Par MargotFavard] La victoire d'Arthur sur le notaire est le décalque parfait de celle qu'il a remporté sur le général et dont il a fait le récit plus haut. Les deux scènes et les deux victoires montrent un héros expert à déceler les conflits intérieurs et la position de son interlocuteur pour mieux le vaincre sans plus de débat.A À la bonne heure, reprit l'autre, et maintenant allons déjeuner, monsieur le notaire, car nous avons encore beaucoup à causer.


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