III.
Un matin, Arthur Raimbaut sortait du château et s'avançait dans la plaine par un petit sentier tortueux et inégal qui aboutissait à de vastes bâtiments de service propre à l'exploitation d'une ferme. Sa toilette avait quelque chose de plus apprêté qu'à l'ordinaire : il portait un habit bleu, et sur un gilet de satin noir brillait une chaîne en or[Par MargotFavard] Première apparition de la fameuse chaîne en or dont il sera fréquemment fait mention., qui, sous les rayons du soleil projetait ces reflets chatoyants dont les joueurs et les femmes aiment tant la mystérieuse poésie. Il avait à l'index de la main droite un diamant encadré dans une monture noire[Par MargotFavard] Ce portrait en or et noir suggère le rapport ambigu de la bande noire à la richesse aristocratique. qui mêlait aux rayonnements de l'or ses prestigieux scintillements ; sa figure, d'ailleurs, exprimait cette sorte de grâce étudiée d'un acteur qui se prépare à entrer en scène et médite les effets probables de son rôle ; ainsi vêtu, on pouvait lui trouver un caractère de beauté remarquable, car la puissance est aussi de la beauté[Par MargotFavard] Cet axiome fonde la supériorité d'Arthur sur Henri, tant du point de vue de l'action que de la séduction qu'il exerce sur tous. C'est cette supériorité qui s'inverse magistralement dans les derniers chapitres du roman..
À quelques pas du château, il s'arrêta comme pour attendre un compagnon de route, et quelques instants après, Henri parut derrière lui. Le jeune homme n'avait rien d'insolite dans sa mise : une redingote noire étroitement pincée dessinait ses formes un peu grêles et les proportions presque féminines de son torse gracieux[Par MargotFavard] En regard du portrait d'Arthur est développé le portrait d'Henri dans les trois paragraphes suivants. Le duo est construit ici encore comme un miroir inversé grâce à plusieurs analogies : au viril Arthur répond le féminin et enfantin Henri, au "vieux pilote" le novice, à l'homme d'action le poète. ; son visage était rose et frais, et les boucles de ses blonds cheveux, qui se jouaient au moindre souffle de la brise, effleuraient la peau lisse de son front et les contours de ses tempes veinées. Lorsqu'il arriva auprès d'Arthur Raimbaut, celui-ci le considéra quelque temps d'un air de bonté paternelle et d'intérêt mêlé d'attendrissement, à peu près comme un vieux pilote considère le novice timide qui va livrer pour la première fois sa barque à la merci des flots.
Henri ressemblait exactement à un enfant ; il avait dans sa démarche, dans son attitude, dans toutes ses poses, ce laisser-aller capricieux des natures jeunes, qui semblent comme les fleurs des champs mal attachées sur leurs tiges, et se laissent mollement dériver aux ondulations de l'air, ou au contact d'un grain de sable. Les formes rondes et adoucies dominaient dans sa personne, les lignes pures dans sa physionomie comme dans celle d'une femme ; sa bouche était petite, ses lèvres pourprées et à demi entr'ouvertes, ainsi que le calice d'une primevère ; sa main était allongée et mince avec des doigts effilés, qui trahissaient à peine sous leur enveloppe blanche les saillies des os et la jonction des artères. Sa voix avait ces modulations fragiles et comme brisées, qui ressemblent aux soupirs des poètes, ou aux tremblements d'une jeune fille émue au souffle du premier amour[Par MargotFavard] Le portrait d'Henri se poursuit et passe de sa physionomie à sa rhétorique pour esquisser, par la méthode de la physiognomonie, le portrait du jeune homme en enfant lymphatique et en jeune fille en fleur. . Les cils blonds qui voilaient à demi ses yeux affectaient cette nonchalance moelleuse, qui indique la douceur des sentiments de l'âme ou les émotions contenues d'un cœur inaguerri et plutôt fait pour la vie intérieure du gynécée[Par MargotFavard] À Arthur les "luttes violentes", à Henri la "vie intérieure du gynécée" : la mention du combat prépare celui qui arrive avec le taureau., que pour les combats du cirque et les luttes violentes. Il parlait peu d'ordinaire, et ses paroles s'arrondissaient, pour ainsi dire, comme la pointe émoussée d'un glaive. La forme dubitative était celle qui lui convenait le mieux ; ses axiomes les plus énergiquement formulés ressemblaient à des interrogations timides ; la négation était l'essence de son langage, et on pouvait dire de lui, qu'il ne vivait pas, mais qu'il se laissait vivre.
Pour démêler en lui les jets étouffés d'une intelligence distinguée, il fallait une de ces intelligences actives et fortes qui suppléent par l'éducation à l'expression visible, et retrouvent en elles-mêmes le sentiment des caractères effacés. Aux yeux du commun des hommes, Henri avait toujours passé pour un enfant ordinaire ; car il est donné à peu d'esprits d'apercevoir ce qui se cache, et de deviner la lumière sous le boisseau[Par MargotFavard] Boisseau : terme technique désignant une ancienne mesure pour les grains et les matières sèches, ici employé dans son sens figuré emprunté à l'Évangile : voile sous lequel on cache la vérité", le talent, la lumière (Matthieu 5, 15 : "on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau"). qui la couvre. Les femmes surtout se montraient envers lui d'une remarquable indifférence ; aussi quand on lui parlait d'amour, avait-il coutume de sourire doucement, comme s'il eût senti que l'amour chez lui était une impuissance, et que le premier devoir des faibles est de cacher leur faiblesse.
Lancé à la suite d'Arthur Raimbaut dans un cercle de jours orageux et d'audacieuses spéculations, il avait peine, malgré tous ses efforts, à se persuader qu'il avait dans cette vie une part d'intérêt direct, et chaque fois qu'il assistait à une lutte nouvelle, il admirait les prodigieux élans de virilité qui faisaient de son ami et de son maître, un type[Par MargotFavard] Le retour au portrait d'Arthur prolonge la construction des deux personnages comme des types : Henri est assigné à la place de spectateur efféminé quand Arthur est le viril homme d'action et acteur (le premier paragraphe annonçait qu'il "se prépar[ait] à entrer en scène"). L'aventure du taureau va mettre ces types en action et illustrer en acte cette opposition. exceptionnel et supérieur entre tous ; mais pour en deviner le sens, pour en expliquer le but, il ne le pouvait pas. Volontiers, si on l'avait laissé faire, il se fût croisé les bras et eût regardé passer la vie comme on regarde quelque insignifiant spectacle ; parmi tous les rôles qui se jouaient devant lui, il n'en trouvait pas un fait à sa taille. Le seul sentiment qui parût en lui empreint d'une certaine activité, c'était son amitié et son dévouement pour Arthur ; dans l'affection qu'il lui portait, on eût pu reconnaître cette sorte d'admiration aveugle qui s'attache aux grands caractères ou aux grandes souffrances ; il semblait avoir compris par instinct la supériorité de cet homme, et il l'aimait quoiqu'il ne le comprît pas.
Arthur Raimbaut lui avait pris le bras et marchait avec lui comme un compagnon discret qui connaît le prix du silence, et sait au moins que vis-à-vis de certains hommes, se taire est une politesse et souvent une obligation. Dans ses relations ordinaires avec Henri, Arthur était bref, concis, mais toujours affectueux et bon ; quand il le prenait pour confident de sa pensée, c'était toujours avec bienveillance et douceur ; mais aussi il l'estimait assez pour ne pas se croire obligé envers lui à de perpétuels efforts, et quand Arthur se taisait, Henri se taisait comme lui.
Il était près de midi ; le soleil de septembre illuminait la plaine de ses rayons ; les deux amis continuaient silencieusement leur route, l'un insouciant et passif, l'autre méditatif et absorbé.— Savez-vous, Henri, dit le premier en laissant tomber un regard sur son jeune compagnon, que nous jouons gros jeu[Par MargotFavard] La conversation s'oriente sur le jeu, analogie capitale qui gouverne les actions engagées par Arthur. La comparaison lève la lumière sur les enjeux de l'arrivée des deux personnages dans la région. Elle est bientôt doublée de l'analogie avec la "grande bataille". cette fois ? et quand je considère cette immense plaine dépouillée de ses moissons, il me semble voir un grand tapis vert sur lequel nous venons de jeter un million pour enjeu ! Avez-vous joué quelquefois, vous, Henri ?
La question était directe, et le jeune homme eût cru manquer à son devoir en n'y répondant pas.— Oui, dit Henri, quelquefois ; j'ai jeté comme un autre ma pièce de vingt francs sur une table d'écarté[Par MargotFavard] L'écarté est un jeu de cartes qui se joue à deux et qui est ainsi appelé parce que les joueurs y écartent des cartes. Le terme est dérivé du verbe "écarter" (Larousse du xixe siècle). ; et à dire vrai, le jeu ne m'amuse pas[Par MargotFavard] Le seul jeu auquel Henri se prête trahit sa position "à l'écart" dans cette grande partie que jouent Arthur et Henri dans La Bande noire. Henri en effet ne s'y amuse guère et ne parvient à reprendre la main qu'in extremis. .
Arthur se prit à sourire, et fit encore quelques pas dans le silence, puis élevant la voix, il reprit ainsi :— Mais jouer un million, Henri ! un million ! c'est-à-dire une existence tout entière ! exposer sur un seul coup de dés, sa vie, sa réputation, son honneur, n'est-ce pas là un beau jeu ? dites, ou plutôt une grande bataille ?— Si vous gagnez, demanda timidement Henri, que gagnerez-vous ?— Un demi-million, peut-être, dit froidement Arthur Raimbaut.
— Et si vous perdez ? continua le jeune homme.— Je perdrai tout, dit l'autre ; je serai ruiné[Par MargotFavard] Arthur Raimbaut risque sa propre ruine, ce qui suggère la tentation d'un auto-vandalisme., flétri, marqué au front d'un stigmate indélébile, ce sont là les chances du jeu et de la guerre : gloire aux vainqueurs, opprobre et misère aux vaincus !— Et trouvez-vous, dit Henri, la proportion égale ?
Arthur s'arrêta un instant, comme si cette continuité de questions logiques l'eût étonné et eût déjoué toutes ses prévisions.— Henri, dit-il d'une voix grave[Par MargotFavard] La tirade d'Arthur fait montre de tout son art rhétorique (amplitude des phrases, anaphore du "Heureux", modalité exclamative, interrogations oratoires). Le discours vaut pour leçon du "vieux pilote" au novice qui a tout à apprendre. Il tisse ensemble les deux comparaisons essentielles du jeu et de la guerre pour faire de l'orateur un joueur-soldat redoutable. On notera que l'absence de guerre, la fin du temps napoléonien, paraît faire glisser les hommes d'action du champ de bataille au tapis de jeu. Faute de guerre, on est contraint de jouer., il est certains hommes qui ont besoin de produire au dehors l'activité qui les consume en dedans ; il est des flammes qui s'éteignent faute d'aliments à dévorer ; pour les âmes actives et puissantes, le repos, c'est la mort ! Ne savez-vous pas que la vie factice de la fièvre supplée à la vie réelle, et qu'on a vu des convalescents mourir pour avoir été trop tôt guéris ! Heureux soyez-vous, vous qui ne sentez pas encore cet impérieux besoin de mouvement qui déplace l'âme, et la lance incessamment en des espaces mouvants ! Heureux êtes-vous, si en contemplant le cratère d'un abime, le désir ne vous a jamais pris de vous y précipiter, seulement pour en toucher le fond ! votre vie à vous, Henri, s'écoule calme et paisible comme le ruisseau de la vallée qui poursuit fatalement sa route ; vous ne regardez ni derrière vous, ni devant vous ; mais attendez que vous ayez vécu ! Vous êtes jeune, Henri, et je suis déjà bien vieux, moi ! Un jour, peut-être, il vous sera donné de comprendre l'explication que vous cherchez, mais, pour Dieu ! ne désirez pas que la fièvre me quitte, car la fièvre pour moi, c'est la vie. Il y a au monde des soldats qui se battent pour se battre, et sans plus se soucier de la victoire que de la défaite ; de même, il y a des joueurs qui jouent pour jouer. Perte ou gain, qu'importe pourvu qu'on joue, pourvu qu'on vive ! Et d'ailleurs, n'éprouveriez-vous pas un certain plaisir à mettre le pied sur des oripeaux de bateleurs comme sur une proie ? ne comprenez-vous pas que l'instinct de la ruine est inné au cœur de certains hommes[Par MargotFavard] Cette réflexion sur "l'instinct de ruine" vient justifier le vandalisme révolutionnaire de la "bande noire" en le rattachant à un comportement naturel anthropologique. Ce qui peut s'apparenter à une pulsion de mort contre soi (cf. supra) est également présenté comme un plaisir à détruire, une jouissance à porter la destruction autour de soi. Enfin, cet "instinct de ruine" est présenté comme l'instrument d'une justice ("une juste réparation") contre "les fortunes insolentes" et les "fausses grandeurs". Il s'agit de porter la ruine et la destruction, de spolier pour rédimer les spoliations injustes. Dans ce moment rhétorique, Arthur est un nouvel aigle, aux "serres" prêtes à se refermer sur les "grands domaines" (et sur le pauvre Henri)., et que c'est une sorte de juste réparation que de contribuer par soi-même à la spoliation des fortunes insolentes, à la chute de ces fausses grandeurs qui se font de leur niaiserie même un piédestal pour nous écraser ? Oui, Henri, toutes les fois que j'ai eu entre mes serres un de ces grands domaines qui cachent sous la splendeur de leur entourage tant de platitude et d'arrogance, ç'a été pour moi un plaisir étrange de le dépecer à mon aise, et de le jeter en pâture à la nuée des corbeaux avides.
En parlant ainsi, la voix d'Arthur s'était élevée par degrés comme le rinforzando[Par MargotFavard] Rinforzando : terme de musique. Gérondif italien qui veut dire "en renforçant", indique le passage du piano au forte par une gradation progressive. (Littré) d'une ouverture guerrière ; sa figure s'était colorée, par place, de ces teintes rougeâtres, symptômes des émotions fébriles. Mais en un instant ce soulèvement passager s'abaissa ; Arthur redevint calme et froid comme il était presque toujours, avec son demi-sourire sur les lèvres.— Et gagnerez-vous ? demanda Henri en feignant d'attacher à sa question plus d'intérêt qu'il n'en attachait en réalité.— Peut-être, dit Arthur avec ce ton froid des hommes d'argent, habitués à calculer sur les probabilités comme sur une matière inerte, et à traiter les affaires les plus importantes comme d'autres traitent les plus petites. Notre début n'est pas bon et nous avons des chances contre nous ; la cupidité des gens sur laquelle je comptais, est dominée par une influence qui paralyse mes efforts et déjoue mes calculs. J'ai contre moi l'homme le plus riche et par conséquent le plus puissant des environs[Par MargotFavard] Présentation de Guillaume Évon comme l'ennemi d'Arthur. Le personnage est l'incarnation d'un autre type de l'époque : fermier du général et maire, qui a accédé à la puissance par sa richesse..— Quel est cet homme ? demanda Henri.— Un fermier du général, nommé Guillaume Évon, le maire de Saintry. Vous riez, Henri ! c'est que vous ne savez pas qu'en affaires, il n'y a ni petits moyens, ni petits obstacles ? à moins d'avoir cent pièces de canon à ses ordres, on ne gouverne les hommes que difficilement ; et il faut, pour forcer un écu[Par MargotFavard] Écu : bouclier oblong ou quadrangulaire terminé en pointe, en bois ou en cuir, porté par les chevaliers et les hommes d'armes au Moyen Âge, souvent orné de peintures représentant des signes de distinction personnelle. (TLF) à se déplacer, mille fois plus d'efforts que pour enfoncer un bataillon carré. Ce Guillaume Évon tient en ses mains ma fortune ou ma ruine. Si je ne triomphe pas de lui, l'affaire est manquée. C'est lui qui jusqu'à présent a empêché les acheteurs de se présenter au château ; et si je n'ai pas sa signature au bas de mes premiers contrats de vente, mon opération tombe à plat, et je suis ruiné.— Et pourquoi cet homme est-il votre ennemi ? dit Henri.— C'est qu'apparemment il a intérêt à l'être. Quel est cet intérêt ? Je l'ignore ; mais je le saurai, car je vais chez lui.
Henri ne répondit pas. La tête penchée et l'œil baissé vers le sol, il semblait absorbé dans une vague et profonde rêverie ; son corps semblait suivre machinalement une impulsion donnée dont son esprit n'avait déjà plus la conscience. Peut-être le nom de Guillaume Évon avait-il éveillé en lui un de ces mystérieux échos, qui troublent notre âme et deviennent quelquefois des souvenirs ou des pressentiments.
Ils étaient arrivés à une centaine de pas de la ferme, lorsque Arthur, quittant précipitamment le sentier qu'ils avaient suivi jusque-là, entraîna son jeune compagnon à travers une prairie bordée de tous côtés de peupliers, et qui conduisait en droite ligne à l'entrée principale de la ferme. Lorsqu'ils eurent fait quelques pas à travers de hautes herbes déjà jaunes et frémissantes sous le pied, Arthur s'arrêta, et prenant la main d'Henri :— Retournez au château ! dit-il, me voici arrivé, et je vous remercie de m'avoir accompagné.
Henri ne répondit pas. Une subite pâleur passa tout à coup sur sa face ; toutes les lignes de sa figure se contractèrent ; ses lèvres blanchirent, et d'un air d'effroi indicible, il s'écria d'une voix éteinte :— Le taureau ! Arthur, prenez garde à vous !
Un taureau furieux, s'était en effet élancé, et débordait déjà de la tête le rideau de peupliers qui l'avait masqué jusque-là ; soit que l'aspect des deux étrangers eût causé son irritation, soit qu'il obéit à un de ces mouvements de fureur dont les pâtres qui gardent ces animaux ne connaissent pas toujours les causes secrètes, il s'avançait en mugissant et les cornes basses vers les deux amis. Arthur, avec le sang-froid[Par MargotFavard] La scène de l'attaque du taureau est l'occasion d'illustrer la différence de caractère des deux héros tout en complexifiant leurs traits singuliers. Le sang-froid d'Arthur devant le danger de mort vient contrebalancer son emportement rhétorique et faire la preuve de sa disposition à remporter les combats. L'ardeur guerrière de son discours laisse place à un soldat maîtrisant ses gestes. qui lui était ordinaire, calcula d'un seul coup d'œil le danger imminent qui le menaçait ; et sans pâlir, sans reculer d'un pas, il attendit le taureau les deux mains en avant, les deux pieds écartés et roidis, comme s'il se fût apprêté à une lutte désespérée.— Fuyez ! fuyez ! s'écria encore une fois Henri, qui regardait en tremblant l'exposition rapide du drame sanglant qui se préparait.
Il n'était plus temps. Le taureau était à trois pas d'Arthur, et s'avançait en sillonnant la terre avec la pointe de ses cornes, préludes terribles du combat[Par MargotFavard] Le romancier expose la dextérité d'Arthur dans cette corrida. Dans Un Coeur simple en 1877, Flaubert crée une autre scène spectaculaire de lutte avec un taureau, à la portée comique plus affirmée, lorsque Félicité sauve Mme Aubain et les enfants d'un taureau qui les attaque. Ici le combat est plus grave et oppose deux virilités pour faire la preuve de la bravoure d'Arthur.. D'un bond, il se précipita sur son adversaire exhalant sa rage avec le souffle de ses naseaux, et faisant saillir, en se baissant vers la terre, les muscles vigoureux de son cou. Arthur sentit presque sur sa cuisse le frôlement des cornes terribles ; mais par une de ces illuminations soudaines que l'instinct désespéré de la vie inspire à tous les hommes, il posa le pied sur la tête de l'animal, et fut d'un saut à quatre pas derrière lui. Le taureau se retourna avec un nouvel accroissement de fureur ; et, comme s'il eût compris la ruse qui avait déjoué sa colère, il prit cette fois une marche oblique et présenta sa corne aux flancs d'Arthur.
C'en était fait, lorsqu'au moment où celui-ci faisait un écart de côté pour éviter l'arme menaçante, une femme apparut entre lui et le redoutable animal qui s'arrêta tout d'un coup comme comprimé par une volonté supérieure[Par MargotFavard] L'arrivée de la femme comme "volonté supérieure", capable de faire baisser les cornes au taureau, préfigure la défaite d'Arthur devant Marguerite. Sur la présence d'une forme de magnétisme dans le roman, dont Marguerite serait détentrice, voir l'introduction. , et s'éloigna lentement en étouffant les derniers frémissements de sa rage impuissante.
Un nuage avait passé sur la vue d'Arthur, qui pour la première fois peut-être venait de perdre le sentiment distinct de sa position ; il n'apercevait plus qu'à travers un voile confus la silhouette tremblante des objets. Lorsqu'il fut revenu de cette espèce d'accablement, rapide d'ailleurs comme l'éclair, et dont en certaines occasions capitales les plus fortes âmes ne sauraient se défendre, il porta ses regards autour de lui pour chercher la forme indécise qui avait ébloui ses yeux comme une fantastique vision, et remercier le fantôme[Par MargotFavard] Scène de première vue qui prend une coloration surnatuelle (une sorte de "ce fut comme une apparition" flaubertienne avant l'heure). La femme est ici un ange gardien qui sauve de la mort notre héros : elle apparaît comme liée à la survie ou la mort d'Arthur (la suite du roman en témoigne). secourable qui venait de l'arracher à la mort : la vision avait disparu. La prairie était redevenue silencieuse ; et derrière le rideau de peupliers qui tremblaient au vent, on ne distinguait pas une ombre, on n'entendait pas un souffle.— Sauvé ! dit Henri en se précipitant dans les bras d'Arthur Raimbaut comme un enfant qui retrouve son père[Par MargotFavard] Le duo "vieux pilote"-"novice" est relayé par l'analogie père-enfant qui oriente la suite du dialogue entre Arthur et Henri. après une sanglante mêlée.
— As-tu vu la femme ? demanda Arthur avec un reste d'émotion.— Non, dit Henri, je n'ai rien vu, car je me sentais mourir.— Enfant ! dit Arthur en souriant. Mais savez-vous bien, monsieur le poète, que ceci est le premier chapitre d'un roman renversé[Par MargotFavard] Dans ce moment métanarratif, Arthur souligne l'innovation de cette scène de première vue qui inverse le topos romanesque de l'homme secourant la femme en danger. Le propos riant offre un nouveau couple analogique pour lier les deux personnages : Arthur romancier s'adresse ici à "monsieur le poète" Henri. Ce serait alors affirmer la primauté du roman sur la poésie, et reconduire le lieu commun du roman lié à l'action quand la poésie ne serait que rêverie passive. ! Une femme qui sauve la vie d'un homme, ceci est neuf, n'est-ce pas ?— Je crois pourtant, dit Henri, que nous ferons mieux de suivre le sentier battu que de nous exposer encore dans cette prairie aux coups d'un taureau furieux.— Bah ! dit Arthur en continuant bravement sa route, et en faisant à son jeune compagnon un geste d'adieu, la même couleur ne gagne pas deux fois de suite ! et j'ai toujours aimé à jouer sur la couleur perdante[Par MargotFavard] Ce dialogue final vient encore appuyer l'opposition de caractère des deux héros et conclure ce que l'attaque du taureau servait à illustrer : Henri suit les "sentiers battus" et fuit le danger, quand Arthur est prêt à les affronter "bravement" et à couper à travers champs. Cela traduit chez ce dernier la bravoure du joueur-soldat mais aussi son intrépidité et son goût du défi..
Henri le suivit quelque temps des yeux ; et ce ne fut qu'après l'avoir vu disparaître derrière la première enceinte de la ferme, qu'il se décida à regagner le château.