Corpus La Bande noire

Tome 1 - Chapitre 4

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IV.

Arthur Raimbaut était à peine remis de l'émotion toute physique que lui avait causée l'attaque du taureau, que déjà il se disposait à pénétrer auprès du fermier Guillaume Évon. Ce n'était pas une vaine affectation de bravoure qui l'amenait, par une brusque transition, à un état aussi calme et tranquille. Chez cet homme, les impressions étaient réellement vives et puissantes, mais il savait les dominer. Ainsi, dans la circonstance si imprévue où ses jours avaient été momentanément en danger, il eût semblé qu'il craignait moins de perdre la vie que de voir lui échapper l'occasion de triompher d'une volonté qui s'opposait à la sienne, que de laisser en mourant sa victoire incomplète. Il entrait donc dans ces dispositions à la ferme ; bien décidé d'ailleurs à ne rien perdre de son rôle d'observateur.

Ce n'est pas un des moindres devoirs de l'homme qui se propose une négociation quelconque, que celui d'étudier les mœurs et les habitudes des gens avec lesquels il doit se trouver en rapport. Les formes extérieures révèlent toujours quelque chose à celui qui sait en découvrir les secrets. Le coup d'œil rapide d'Arthur pouvait sans doute lui donner une idée générale ; mais ce n'était pas assez, il lui fallait encore descendre aux détails[Par Yohann] Comme la physiognomonie, qui cherche à se doter de fondements scientifiques par la méthode inductive (voir l'introduction à ce propos), Arthur veut mener son action scientifiquement (il est en cela le double de l'auteur lui-même tel qu'il se dépeint dans la préface).. Toutefois, le premier aspect de la ferme prouvait cette richesse et cette abondance qui ne sont acquises à la campagne que par le travail et par l'ordre. Deux charrues, dont les socs étaient encore chargés d'une terre grasse et épaisse s'appuyaient contre un des murs d'une vaste cour. Tout auprès, une porte entr'ouverte laissait voir une étable remplie de bœufs vigoureux. Plus loin, un berger faisait sortir un troupeau de moutons, tandis que, pour leur faire passage, un enfant chassait devant lui une armée de dindes, de poules et de canards. Partout c'était un grand mouvement et un grand bruit : ici, des garçons d'écurie préparaient des attelages ; là, une fille de basse-cour, aux formes athlétiques, souriait à leurs agaceries tout en balayant une partie du pavé. Enfin, il n'était pas jusqu'aux ramiers qui ne fissent entendre leur voix au milieu de la sonore harmonie de la ferme[Par Yohann] La méthode inductive mise en place par Arthur fonctionne d'un point de vue purement économique : la ferme respire bien la richesse. Pour le reste, le bien être et l'harmonie qui se dégagent de ce tableau cachent un drame conjugal.. Ce rapide examen terminé, il en restait un autre à faire, non moins intéressant, celui de l'intérieur. La maison était située au fond de la cour ; à chaque extrémité, deux tilleuls la protégeaient de leur ombre, sans pourtant en masquer la vue. Des bancs en bois, placés de chaque côté de la porte d'entrée, s'étendaient jusqu'aux tilleuls. C'était là sans doute que pendant les longues soirées d'été, le fermier et sa famille venaient respirer l'air pur du soir ; c'était là que serviteurs et maîtres se délassaient des fatigues du jour en écoutant les chroniques du village, ou de sombres histoires de revenants[Par Yohann] Après l'apparition évanescente du chapitre précédent, une aura de mystère, qui semble caractériser le folklore rural, s'installe peu à peu.. Pour un poète, il y aurait eu bien des pages à écrire à propos de ces bancs rustiques, où chaque jour revenaient s'asseoir les heureux habitants de cette ferme ; pour Arthur, ces bancs étaient muets et froids : il n'en concluait qu'une chose, c'est que la famille ou la domesticité du fermier devait être nombreuse. Or, sans s'y arrêter davantage, il monta les trois degrés de pierre qui devaient l'introduire dans la maison.

La première pièce servait à la fois de salle commune et de cuisine ; l'œil était frappé en y entrant d'un luxe de propreté peu commun. Au milieu, se trouvait une longue table en chêne, brune et polie ; autour de cette table, des chaises aux pieds façonnés dans le goût de la renaissance attendaient les cultivateurs, car c'était l'heure du repas, s'annonçant assez, d'ailleurs, par la surcharge de bois qui pétillait dans l'âtre. Vis-à-vis la porte d'entrée, une de ces grandes, horloges qu'on nomme coucou[Par Yohann] Le mot est mis en italiques pour, comme très souvent chez David, signifier qu'il est d'usage récent. En effet, l'acception "montre" en argot est attesté en 1829 dans le Nouveau Dictionnaire d'argot et l'acception "horloge" est attestée dans les lettres en 1832 dans Valentine de Georges Sand. faisait entendre son bruit régulier et monotone. À droite, des corbeilles toutes prêtes à recevoir la pâte que venait de pétrir une robuste servante ; à gauche, un énorme bahut, verni à se mirer dedans, et orné de ferrures formant des losanges ; enfin, tout autour de cette large pièce, étaient placées des étagères destinées à recevoir divers ustensiles de ménage. Notre observateur ne s'arrêta pas à les considérer, il comprit seulement que chaque chose demeurait exactement à sa place, et qu'une volonté intelligente avait présidé à tout cet arrangement[Par Yohann] La description méticuleuse de l'intérieur domestique est ici mise au service du regard expert du spéculateur..

Arthur, afin de continuer son examen, allait pénétrer dans une pièce contiguë, lorsque l'étonnement qui le saisit tout à coup l'attacha sur le seuil qu'il s'apprêtait à franchir. Au milieu de cette seconde chambre une jeune femme était assise devant une table ; le dos tourné à la porte d'entrée, elle semblait vouloir éviter toute distraction. Sa tête était à la fois penchée sur un livre, et soutenue dans sa main droite ; sa pose était gracieuse, sans prétention ; ses vêtements, qui n'avaient point l'ampleur de ceux des dames de la ville, laissaient deviner des formes élégantes et pures ; il y avait enfin, en cette femme, quelque chose d'étrange et de poétique[Par Yohann] D'emblée, l'épouse du fermier apparaît en décalage par rapport au monde qui l'entoure, actif et régi par l'économie. qu'Arthur voulut s'expliquer en arrivant auprès d'elle, sans l'avertir et sans la troubler ; mais quelque attention qu'il mit à ne point interrompre le recueillement de la lectrice, un léger bruit du plancher le trahit. La jeune femme alors, s'étant retournée vivement, se leva avec grâce et marcha quelques pas en avant, et une rougeur subite colora ses joues quand elle dit à Arthur : — Mon mari n'y est pas, monsieur, mais quand il va bientôt rentrer il va bientôt rentrer.

Cette jeune femme, Arthur l'avait déjà vue. Où ? Comment ? Était-ce la vision qui suit le rêve lui-même ? Non, cependant, car elle lui adressait la parole comme une personne qu'on connaît, car elle avait rougi comme à un souvenir, car elle tremblait encore en détournant les yeux. Arthur, quelque temps indécis, avait résolu de lui répondre, mais l'entrée bruyante des gens de la ferme vint arrêter la parole sur ses lèvres. Garçons et filles, batteurs en grange et bergers, palefreniers et laboureurs, prirent place à la table commune avec force plaisanteries triviales et force cris sur tous les tons. La jeune femme, heureuse sans doute de cet incident qui lui permettait d'échapper à une conversation qu'elle semblait redouter, profita du tumulte pour se retirer dans sa petite chambre dont elle ferma soigneusement la porte sur elle. Arthur, de son côté, ne chercha point à la retenir, et il se contenta de prévenir une servante qu'il reviendrait dans la journée pour causer avec M. Guillaume Évon.

Il était trois heures de l'après-midi lorsque Arthur Raimbaut retourna à la ferme. M. Guillaume Évon l'attendait avec deux verres et un broc de vin.— Eh bien ! monsieur Évon, l'année a-t-elle été bonne ?— Médiocrement, monsieur ; j'en ai vu de meilleures, j'en ai vu de plus mauvaises. Le blé est toujours à trop bas prix ; on ne retire guère que ses avances[Par Yohann] Sur l'intervention de l'Etat (qui expérimente le libéralisme) dans le commerce du blé et ses implications sociales dans la première moitié du siècle, voir les articles de Nicolas Bourguinat : la première moitié du xixe siècle vit, en effet, en France une importante série de crises frumentaires qui opposèrent les producteurs céréaliers de diverses régions rurales (la Brie, entre autres) à la politique libérale de l'état, notamment sous la Monarchie de Juillet. « Libre-commerce du blé et représentations de l'espace français. Les crises frumentaires au début du xixe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales [En ligne], 1/2001 (56e année), p. 125-152, consulté le 10 janvier 2017:http://www.cairn.info/revue-annales-2001-1-page-125.htm. « L'État et les violences frumentaires en France sous la Restauration et la Monarchie de Juillet », Ruralia [En ligne], 01 | 1997, mis en ligne le 01 janvier 2003, consulté le 10 janvier 2017: http://ruralia.revues.org/2.— Eh ! pourquoi, aussi, tant de blé ? ce mécompte est la faute des producteurs, des vieilles routines.— Je crois, moi, que c'est la faute de nos douanes ; on nous apporte trop de blés étrangers.— Vous êtes dans l'erreur ; le gouvernement publie le tableau des importations ; or, il n'entre presque rien. Non, vous dis-je, c'est la faute des producteurs ; ils en font trop : la surabondance les tue.— Mais, monsieur, si la France manquait souvent de blé quand elle n'avait que vingt-cinq millions d'habitants, comment se fait-il qu'elle en produise trop aujourd'hui, que nous sommes trente-deux millions ?— C'est qu'elle n'a plus de jachères, de biens de mainmorte[Par Yohann] Bien de mainmorte : bien que possédait une collectivité, et qui échappait aux mutations usuelles (vente, legs)., qu'elle dessèche ses marais et qu'elle défriche ses bois superflus. Oui, monsieur Évon, si le bas prix du blé n'est pas la faute des producteurs, c'est du moins celle des vieilles routines. Pourquoi n'essayez-vous pas en Brie les nouveaux procédés d'agriculture[Par Yohann] Après une rapide leçon d'économie, Arthur se lance dans une leçon d'agronomie. Le ton et la tournure paternaliste de ses adresses au fermier procèdent apparemment d'une tactique rhétorique qui repose sur l'autorité liée aux savoirs de toutes sortes. Viendront une leçon de progrès et d'ouverture. ?— Parce qu'ils sont incertains ou nuisibles.— Bah ! l'avez-vous éprouvé ?— Quelques riches bourgeois les ont essayés, et ont perdu la moitié de leurs revenus d'une année.— Ils ont essayé la charrue et le semoir de la ferme modèle ?— Oui, et leurs terres s'en sont mal trouvées. Vous ignorez donc, messieurs de la ville, que la charrue d'un canton ne convient pas à un autre, qu'il faut autant de charrues différentes qu'il y a de différences de terrain ; que, par exemple, la charrue de Beauce ne vaut rien pour notre Brie ; que le meilleur semoir est la main de l'homme, parce qu'elle est conduite par son intelligence ?— Erreur que tout cela, vieux préjugés. Nos sociétés d'agriculture ont prouvé tout le contraire ; au fait, restez si vous voulez dans vos habitudes pour l'exécution, mais du moins changez la production. Au lieu de blé, que ne semez-vous des betteraves à sucre, des colzas à huile ? On en fait un commerce immense.— Monsieur, tous les terrains n'y sont pas propres.— Vous le croyez ; si la Brie est trop maigre, n'avez-vous pas l'engrais Renaud qui se fait en douze jours, et se vend cinq francs le kilogramme? Il y a de quoi rendre vos saisonnières plus fertiles que la Belgique.

— Qui me répondrait de la rentrée de mes avances?

— Moi. Voyez la Normandie, qui se couvre de colza ; depuis que ce chou sauvage nous fournit tant d'herbe, les fermiers de l'Eure et du Calvados, de la Manche et de la Seine-Inférieure y achètent les châteaux des maîtres. Voyez la Flandre qui semble suer le sucre, tant elle fournit de betteraves à nos raffineries. Les cultivateurs y ont changé leur étain en argent, et leur bure en drap de Louviers[Par Yohann] Ville du département de l'Eure, célèbre depuis le xviiie siècle pour ses draps fabriqués à partir de laine importée d'Angleterre : voilà les exemples qu'il faut suivre.— Monsieur, chaque pays, chaque guise, dit le proverbe de nos pères ; je veux faire comme eux : c'est le plus sûr! Vos Flamands et vos Normands peuvent avoir raison pour un temps, et grand tort pour l'avenir. Qui sait s'ils n'appauvrissent pas leurs terres, en leur faisant produire tant d'huile et de sucre ! Et puis en aura-t-on toujours le même besoin ? Tandis que le pain, oui, monsieur, le pain sera de tous les temps, et on aimera mieux le voir venir à côté de soi que de le tirer de l'Égypte ou de la Russie. La guerre peut affamer vos faiseurs de sucre et d'huile ; mangeront-ils leurs betteraves et leurs choux sauvages dans ces années-là ? Et le peuple, que deviendra-t-il avec les raffineries, quand les moulins ne tourneront plus pour lui ? Tenez, monsieur, ne me parlez pas de toutes ces inventions; je les regarde comme une menace de l'avenir, ainsi que vos machines à vapeur qui ôtent aux bras de l'ouvrier le moyen de remplir sa bouche ; ainsi que vos chemins de fer, qui vont diminuer nos chevaux, diminuer nos engrais, et rendre nos herbages aussi stériles que les rochers de Fontainebleau ; ce sont des illusions, monsieur, que tous ces perfectionnements, ce seront bientôt des causes de ruine. Et si votre compagnie achetait pour faire valoir et non pour revendre...— Quelle compagnie ? que voulez-vous dire ?— Je veux dire la compagnie qui achète les châteaux, celle dont vous êtes membre, sans doute...— Vous vous trompez, je ne suis d'aucune compagnie ; j'achète pour moi seul.— Ah ! je croyais...— Oui, que j'étais de ce que vous appelez la Bande Noire ; détrompez-vous, je suis tout simplement un capitaliste qui fait valoir ses fonds ; mais sachez que je suis en même temps un de ces vrais citoyens[Par Yohann] Face au bon sens paysan de Guillaume Evon, qui allègue la tradition et l'habitude, Arthur, cherche à abattre sa dernière carte : celle du patriotisme et de la philanthropie, valeurs qui débouchent sur un socialisme paternaliste., amis de la patrie et de la classe nourricière de l'État, de cette classe de cultivateurs qui supportent la chaleur du jour et la masse énorme des impôts. Je songe, dans mes spéculations, à lui alléger le fardeau, à lui faire une plus forte part des moissons qu'elle sème et des fruits qu'elle recueille. Je suis un de ces partisans pratiques de la véritable égalité, et pour la réaliser, je cherche à diviser ces fortunes colossales qui nourrissent l'oisiveté et l'insolence du petit nombre, à les partager entre ce bon peuple des campagnes qui produit ces fortunes et qui n'en jouit pas. Voilà, mon cher M. Évon, tout mon secret, tout mon système ; je n'en fais point mystère. Revenez donc de vos préventions injustes contre des hommes estimables ; ne vous laissez plus effrayer par ces noms de Bande Noire et de démolisseurs, qui courent dans vos campagnes contre les amis mêmes de leurs plus nombreux habitants. Vous, qui êtes un de ses magistrats, et qui devez être le père de votre commune, n'êtes-vous pas le plus intéressé à ces opérations qui enrichissent graduellement vos administrés, les attachent au sol, et leur rendent les dépenses publiques et communales plus faciles à supporter ?— Non, je ne pense pas ainsi, répondit le fermier.

Raimbaut se pinça les lèvres, se leva brusquement de sa chaise, et reboutonnant son habit sur sa chaîne d'or, il salua le fermier et sortit[Par Yohann] L'échec de cette leçon d'agriculture et d'économie au nom du progrès - Arthur cherchait-il à impressionner le fermier, avec sa chaîne en or ?- suggère peut-être que les opérations du spéculateur pourraient très bien ne pas tourner à son avantage..


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