V.
Pour un homme habitué à emporter de haute lutte les obstacles, et à calculer sur les passions humaines comme un joueur d'échecs sur le casier longtemps étudié, la longue résistance de Guillaume Évon devait être chose difficile à concevoir et propre à irriter profondément cet orgueil de la supériorité, cet amour-propre de la science, le plus irritable, le plus exclusif de tous les amours-propres. Arthur Raimbaut traversait silencieusement le village ; la nuit commençait à tomber, et on n'entendait plus au loin que les hurlements prolongés des chiens de ferme, se répondant d'échos en échos. Le village était désert et morne ; çà et là seulement, à travers les contrevents mal fermés des maisons, vous eussiez vu se glisser des filets de lumière, seul signe de vie au milieu de toutes ces images de repos et de mort. Toutes les portes étaient fermées, et l'ombre qui s'épaississait aux angles des rues, aux encoignures des allées, donnait à ce tableau[Par VincentBierce] L'esthétique du tableau, devenue très à la mode dans le premier dix-neuvième siècle dans le sillage de Mercier et Balzac, qui composent des tableaux de Paris, est ici réinvestie à la campagne. Ce choix de composition littéraire va même saturer l'ensemble du chapitre V, entièrement composé comme une suite de tableaux, et ce de manière explicitement assumée par le narrateur (le terme reviendra six fois). cette teinte profondément triste et glacée, qui semble étendre un voile sombre sur le monde intérieur de nos pensées, et affliger notre âme de la même tristesse qui afflige la nature.
Il n'est pas possible de traverser le soir, à la fin de l'automne, un petit village perdu dans un creux, et loin de la grande route, sans se sentir au cœur une insurmontable mélancolie. Il nous semble alors que tous les bruits du monde viennent expirer à nos oreilles, comme le souffle du vent s'engouffrant dans une tombe. Il nous semble que l'espace n'existe plus, que la lumière est morte, que le temps se prolonge uniforme et sans aucun de ces accidents de la passion qui en marquent et en divisent l'étendue. Tout est muet, tout est désert, il fait nuit dans le cœur[Par VincentBierce] La correspondance entre le paysage et l'état d'âme est un cliché du Romantisme, repris ici par le narrateur qui le présente comme une vérité générale..
Et lorsque, seul, on marche à travers cette solitude, lorsqu'on entend le bruit de ses pas répété derrière soi par d'invisibles voix, s'affaiblissant par degrés et s'éteignant dans l'ombre, alors on croirait presque avoir perdu le sentiment de son existence, et on s'écrie comme le poète anglais : "Je ne suis plus que l'ombre de moi-mêmeRéférence à Shakespeare, qui fait dire à Lord Talbot, dans la première partie d'Henry VI (1598), acte II, scène 3, "No, no, I am but shadow of myself". L'image est à la mode dans le Romantisme français, puisqu'en 1838, Théophile Gautier la reprend dans la neuvième section de "La Vie dans la mort", La Comédie de la mort : "Je ne suis plus, hélas ! que l'ombre de moi-même".". Et quand on est jeune surtout, quand longtemps on a vécu au milieu du tumulte et des agitations de la vie, quand le cœur, encore plein d'émotions diverses, ne fuit que le repos, ne craint au monde que le vide, la première soirée d'hiver, passée ainsi dans un village inconnu, laisse à la mémoire une éternelle empreinte de deuil et de tristesse. Le silence et la solitude vieillissent plus que les années, et ceux-là sont toujours jeunes, qui n'ont jamais écouté la nuit les battements de leur cœur.
Peut-être Arthur Raimbaut comprenait-il, sans les sentir, les émotions que nous indiquons. C'était un de ces hommes qui semblent frappés de stérilité, et ne vivent plus que par l'intelligence et le souvenir. Pour lui, la nuit n'avait plus de voix ; le silence, plus de mélancolie ; il n'existait que pour lui et par lui. Les objets extérieurs n'avaient plus avec son âme de rapports sympathiques ; le secret et la raison de son existence étaient en lui-même, en lui seul. Quelquefois pourtant, il s'arrêtait subitement, comme si le ressort de sa vie se fût tout d'un coup détendu, et il se prenait à lever les yeux vers le ciel brumeux et sombre qui se déroulait au-dessus de sa tête. Une petite pluie fine filtrait lentement à travers les couches de l'atmosphère, et mouillait le pavé des rues ; son chapeau à la main, Arthur présentait son front aux atteintes du brouillard glacé, et semblait se complaire à sentir l'humidité tomber comme une couronne funèbre sur sa tête chauve. Quelquefois aussi, il pressait le pas d'un air de résolution violente ; on eût dit qu'il se reprochait déjà son court moment de torpeur, et qu'il voulait, par un redoublement d'activité, paralyser l'influence d'un instinct amollissant[Par VincentBierce] Le portrait du personnage s'affine : Arthur Raimbaut est avant tout caractérisé par le mystère, par une sorte d'attitude double qui mêle à un certain égoïsme la volonté énergique de se tourner vers le présent et le futur, ainsi qu'une forme de mélancolie dont le lecteur pressent qu'elle tire son origine dans un passé teinté d'énigme. La description de la solitude du personnage prépare le contraste avec la fête à venir..
Au coin de la rue principale, dans une espèce de carrefour formé par les angles saillants de deux chaumières, Arthur Raimbaut s'arrêta encore ; des voix criardes, mêlées de bruits confus et de joyeuses exclamations avaient frappé son oreille ; il s'avança dans l'obscurité du carrefour, cherchant à démêler à travers les ombres épaisses quelque interstice de jour, quelque jet de lumière révélateur ; mais le bruit continuait toujours et l'obscurité demeurait la même. Arthur Raimbaut, du reste, était depuis trop longtemps initié aux habitudes des campagnes pour ne pas reconnaître la cause de ce mouvement ; et il pensa que c'était la veillée villageoise. Soit par curiosité, soit par une de ces secrètes prévisions dont certains hommes gardent toujours la science en eux-mêmes, il se dirigea à petit bruit dans la direction probable d'où provenaient ces symptômes d'hilarité nocturne, et il s'arrêta enfin auprès d'une petite porte basse et cintrée, percée dans un mur épais et assise sur une mauvaise dalle usée par le frottement, et déjà noire de vétusté. Les sons lui vinrent alors plus distincts ; peu à peu, des voix de jeunes filles, claires et perçantes, se détachèrent sur le fond harmonique du grossier concert, comme les accents de la musette sur un chœur de voix sourdes et avinées. De temps en temps aussi, il se faisait silence, et l'on en-tendait la voix nasillarde de quelque vieille femme racontant les anecdotes du temps passé du ton doctoral d'un orateur presbytérien ; puis, le bruit recommençait, les éclats de rire suivaient le soliloque de la conteuse, et le tutti campagnard couvrait les dernières réflexions de sa morale ; enfin, au milieu de tout cela, les rouets des travailleuses ronflaient, semblables à un accompagnement de contrebasse, et prolongeaient, malgré les variations infinies de l'orchestre, leur harmonie uniforme[Par VincentBierce] Au tableau précédent, centré sur la solitude du personnage, répond le tableau tout en sons et en couleurs de la veillée villageoise. Il s'agit pour l'auteur de composer ici une scène de la vie campagnarde, c'est-à-dire une scène de genre fondée sur une forme de couleur locale et de pittoresque que l'on retrouve également chez Balzac dans Le Médecin de campagne, un roman paru quatre ans auparavant..
D'un revers de sa main, Arthur Raimbaut poussa la porte de l'étable, et en descendit lentement les degrés.
La veillée est le point de centre où convergent tous les intérêts et toutes les passions d'un village. C'est là que les mariages se projettent et quelquefois s'ébauchent ; c'est là que se fabriquent les nouvelles quotidiennes qui, chaque matin, alimentent les lavoirs des blanchisseuses et les ateliers des tisserands. Entre les quatre murs d'une étable enfumée se nouent et se déroulent tous ces drames mystérieux qui composent l'existence des jeunes filles ; et si jamais vous apprenez une histoire d'amour ou de scandale, soyez sûr que c'est dans quelque veillée d'hiver longue et froide qu'elle aura commencé. À la veillée, tous les âges et toutes les positions ont leurs représentants ; la jeunesse, la beauté, la vieillesse, l'opulence même s'y rencontrent ; autour de la maigre chandelle, que chaque veilleuse fournit à tour de rôle, se presse tout ce qui a vie en la commune : les vieilles femmes y filent, les jeunes filles y causent entre elles, et vers les neuf heures du soir, on est sûr d'y voir arriver des bandes de garçons, tous parlant haut, tous prêts à rire, à déranger les travailleuses ; et c'est alors le beau moment de la soirée, c'est alors que les jeunes filles, jusque-là distraites, relèvent la tête et cessent de prêter l'oreille aux discours des vieilles femmes. Alors, elles ont à la veillée un intérêt actif ; à elles maintenant le premier rôle.
Oh ! si quelque grande dame parisienne, perdue dans quelque village enfoui dans les terres, pouvait se décider à poser son soulier de satin sur les marches boueuses du salon campagnard, quel étonnement la prendrait de voir cette parodie grossière de la comédie qui se joue dans nos salons élégants ! Comme elle tremblerait en contemplant tous ces amours qui se croisent, qui crient, qui tous marchent la tête haute et l'œil en feu ! Et les tailles des demoiselles entourées par des bras vigoureux ; et les étreintes de ces mains calleuses pressant des mains dociles, et ces baisers retentissant dans l'ombre, et les rires aigus des vieilles femmes qui semblent les juges du camp, et les patronnes des amoureux ; quel tableau ! Mettez une pièce de vin au milieu de la veillée, et vous aurez l'orgie de Rubens[Par VincentBierce] Au point de vue du sociologue et de l'analyste se superpose un point de vue esthétique qui cherche à donner à lire un tableau fondé sur le travail du contraste et la multiplicité des acteurs. La référence picturale, qui permet de donner une caractérisation précise de la scène décrite et qui constitue un procédé éminemment balzacien, passe ici par le renvoi à Rubens, peintre de nombreuses fêtes orgiaques qui incarne, par ses explosions de couleurs chaudes, la chaleur des amours festives et la joie de vivre (Voir à ce propos le quatrain de Baudelaire dans "Les Phares" : "Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, / Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, / Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, / Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer") .
Ce serait vraiment un spectacle étrange que celui-là, pour une de ces frêles et maladives beautés qui ont appris les premiers préceptes de l'amour dans les loges grillées de l'Opéra, et sous les charmilles d'un parc anglais. Où sont, ô mon Dieu, les œillades discrètes, les frôlements d'une main timide qui recule en interrogeant la main qui lui répond ? Que sont devenus les billets parfumés qu'on cache si bien sous la mantille ? et les fleurs , et les bagues en cheveux, et les rendez-vous qu'on donne le matin dans l'allée de Madrid, et les grands voiles qui cachent si bien toutes les fautes et toutes les rougeurs ? Au lieu de tout cela, les instincts naïfs de la nature, un amour de grande route qui dédaigne les faux-fuyants et les petits sentiers, des caresses qui déchirent, des baisers qui écorchent. Retournez, madame, dans votre boudoir ; confiez à la discrétion de votre gynécée vos amours fragiles et vos mystères de cœur, semblables à ces fleurs qui ne croissent qu'en serre chaude et qu'un souffle de la brise flétrit et tue ! Fuyez ces lieux, l'air y est trop chaud et vous étoufferait[Par VincentBierce] L'auteur réinvestit ici le cliché de la différence entre les mœurs fines et légères des salons parisiens et les coutumes campagnardes, en insistant sur l'opposition entre la nature et la culture et en s'adressant à un allocutaire bien identifié : les aristocrates des boudoirs. C'est également une manière discrète de préparer l'arrivée, au second tome, de Madame de Noï dans le village de Marguerite. !
Le samedi est spécialement consacré au plaisir dans les veillées, c'est un à-compte sur le dimanche ; le samedi, les rouets cessent de tourner dès huit heures, et les jeux commencent ; les veillées ont aussi leurs jeux innocents. C'est là que se déploie toute la gaieté villageoise ; quelquefois même on ne se quitte pas sans faire collation : une galette de pâte ferme et des châtaignes cuites à l'eau composent le joyeux festin ; les jours où cela arrive sont de grands jours ; la veillée se prolonge jusqu'à minuit, et les rires ne cessent pas un instant, pas un instant vous ne verriez l'ennui, ce pâle fantôme des réunions aristocratiques, se glisser dans ces réunions champêtres.
Lorsque Arthur Raimbaut parut au milieu du cercle, il se fit un silence général. Les fileuses suspendirent leur travail, et les jeunes filles, par un de ces mouvements de pudeur instinctive mêlée de curiosité, baissèrent les yeux pour mieux le regarder. La veillée était assez nombreuse ce soir-là ; assises sur des escabeaux de bois, trois ou quatre vieilles femmes semblaient présider l'assemblée, et une seule chandelle, appliquée sur les parois noircies de l'étable, projetait sa douteuse clarté sur leurs figures hâlées, sur leurs traits ridés et en saillie, sur les lambeaux mal appareillés de leur toilette empreinte d'un remarquable caractère de pauvreté. Sur la paille étaient étendus par couples deux ou trois jeunes garçons et autant de jeunes filles, qui, les mains entrelacées, et visage contre visage, devisaient entre eux et se lutinaient dans l'obscurité[Par VincentBierce] Dans nombre de ses contes, Maupassant reproduira très exactement, et avec le même vocabulaire, ce type de scène érotico-amoureuse dans la campagne de Normandie.. Au fond de la salle apparaissaient deux vaches brunes qui semblaient faire partie intégrante de ce tableau, et faisaient ombre au maigre filet de lumière qui se jouait autour de leurs têtes et glissait sur leur croupe. Il était dix heures du soir, et au milieu du silence produit dans l'intérieur par l'arrivée d'Arthur Raimbaut[Par VincentBierce] La dramatisation de l'entrée d'Arthur est mise en avant par un procédé très répandu : à la foule s'oppose le personnage saillant, et au bruit succède le silence, ce qui crée une forte tension au sein du récit., on entendait distinctement le bruit de la pluie qui battait la porte d'entrée, et le souffle du vent qui en ébranlait les ais[Par VincentBierce] Ais : planches de bois utilisées dans le charpentage d'un bateau, d'une maison, d'un pont, dans la construction des escaliers, portes et fenêtres, et en menuiserie dans la fabrication de meubles, de coffres et de cercueils. mal attachés. Peut-être un peintre flamand, un de ces vieux maîtres consciencieux qui se sont complu dans les détails de la vie rustique, eut-il trouvé là un motif de tableau, et son pinceau se fût inspiré à la contemplation de tous ces accessoires mélangés d'ombre et de lumière, et de ces personnages si pittoresquement groupés[Par VincentBierce] Nouvelle référence picturale qui désigne de manière métalittéraire l’esthétique qui préside à la description : il s’agit bien de donner à lire un tableau pittoresque d’une scène de la vie de campagne. Après Rubens, le narrateur cite l'école flamande, qui renvoie aux scènes d'intérieur, à la méticulosité des détails et au clair-obscur.. À l'aspect d'Arthur Raimbaut, dont la silhouette imposante se découpait sur un fond obscur, comme une incrustation de diamant sur une marqueterie d'ébène, une sorte de stupeur s'était peinte sur tous les visages, et sa chaîne d'or, qui chatoyait sous le rayon tremblant de la lumière, apparaissait comme quelque broderie brillante sur une étoffe usée et terne ; l'or a des effets prestigieux qu'on ne saurait expliquer, et en certains moments, on croirait presque à cette mystérieuse fascination que la sombre poésie d'Hoffmann[Par VincentBierce] Les années 1830 coïncident en effet avec la vogue des contes fantastiques imités d'Hoffmann, dont les thématiques principales (la folie, le rapport entre le réel et l'imaginaire, la musique démonique) sont reprises par de très nombreux auteurs. a rendue populaire[Par VincentBierce] Si la description insiste sur la fascination exercée par l'or sur les villageois, la mention de la chaîne permet surtout d'annoncer l'offrande d'Arthur à Marguerite à la fin du chapitre. .
La figure d'Arthur Raimbaut était immobile et calme ; d'un seul coup d 'œil il avait embrassé tous les détails du tableau que nous avons essayé d'esquisser. Pourtant une sorte d'étonnement se manifesta dans ses traits, lorsque, dans un des angles obscurs de l'étable, il aperçut un jeune homme et une jeune femme assis côte à côte, et qui fixaient sur lui des yeux étonnés.— Est-ce donc vous, Henri ? dit-il en s'avançant vers le jeune homme qui se leva en tressaillant. Vous, ici ? j'avoue que si je m'attendais à une rencontre, ce n'était assurément pas à celle-là !"
La jeune femme assise à côté d'Henri s'était levée à son tour. Il y avait dans sa toilette une coquetterie plus facile à sentir qu'à exprimer ; encadrés par un double bandeau de cheveux noirs et lissés, les tons chauds de son front se détachaient avec vigueur sous les papillons blancs de son bonnet rond qui retombaient derrière le cou, et se jouaient sur le fond rouge d'un mouchoir à palmes attaché en cœur sur la poitrine. Ses yeux noirs s'abaissaient sous la double ligne d'un sourcil luisant, dont la courbe gracieuse atteignait la naissance des tempes et faisait ressortir la correction d'un ovale finement modelé. Sa bouche était petite, doucement pincée vers les angles, avec cette expression de fierté tempérée, d'orgueil à demi brisé, qui donne à la beauté villageoise le caractère d'une royauté malheureuse et déchue. Sous un corsage de drap noir et à trois rangs de boutons sur le devant comme une amazone, la taille de la jeune femme rebondissait vers les hanches ; et son pied, étroitement contenu dans un petit sabot noir effilé par le bout, débordait capricieusement l'extrémité d'une jupe courte qui s'arrêtait à la cheville. Dans ce type[Par VincentBierce] Le mouvement du particulier vers le général caractérise l'ensemble de la description, et la volonté de donner à lire une scène typique de la vie campagnarde passe par la mise en scène de types : au type particulièrement érotisé de la "beauté villageoise" succède quelques lignes plus bas le type de la vieille femme représenté par la mère Simone. , il y avait à la fois de l'élégance et de la vigueur ; sans être frêle et délicat, le cou était flexible et heureusement coupé par une nervure déliée dont les différents linéaments s'agençaient avec grâce ; et les formes arrondies de la gorge attestaient cette chaleur de sang, cette plénitude d'existence que les artistes de l'école vénitienne ont excellé à reproduire[Par VincentBierce] Nouvelle référence picturale: la peinture vénitienne renvoie ici au travail particulier de la couleur, à la célébration des corps et au sensualisme éclatant des portraits érotisés..
À la vue d'Arthur Raimbaut, une rougeur presque imperceptible avait couru sur son visage ; immobile, elle le contemplait avec cette sorte d'étonnement d'une femme naïve et qui cherche le sens d'un spectacle incompris, le dernier mot d'un mystérieux roman. Celui-ci fixa un instant les yeux sur elle, et s'inclinant respectueusement :— Madame, dit-il, j'ai des remerciements à vous faire.
La fermière entendant ces mots balança le cou par un mouvement significatif ; et posant, par une nonchalance affectée, comme elle l'avait fait déjà dans la scène de la prairie, l'index sur ses lèvres fermées :— Silence, lui répéta-t-elle dans son langage muet.
Arthur Raimbaut s'étonna de la discrétion qu'on lui imposait avec tant d'opiniâtreté. Une seconde fois il leva les yeux sur madame Évon, et les reporta aussitôt sur Henri :— Eh bien ! jeune homme, dit-il à la fin, me direz-vous ce que vous faisiez ici ?
- Ce que vous y faites vous-même, murmura Henri, qui pour la première fois rompait son silence obstiné. Comme vous, j'ai entendu en passant du bruit à cette porte, et j'ai voulu contempler le spectacle que vous contemplez maintenant.
En disant ces mots, il avait jeté sur la fermière un regard oblique et timide ; c'était, pour ainsi dire, le regard d'une femme en présence et sous la domination d'un mari[Par VincentBierce] Cette discrète allusion, qui associe Henri au mari, et donc à l'opposant de la liaison amoureuse entre Marguerite et Arthur, va trouver son actualisation à la fin du chapitre avec l'arrivée de Guillaume Evon. ; regard curieux, rêveur et craintif à la fois, où se reflète une espérance à demi cachée sous un voile de doute et d'incertitude, ainsi qu'un pâle rayon de soleil sous une enveloppe de brouillard. La veillée avait changé de face ; un intérêt silencieux et concentré se peignait sur toutes les figures ; tous les spectateurs considéraient avec une expression différente, mais tous avec une avidité intense, les trois personnages qui se trouvaient subitement mis en contact, comme si de ce rapport forcé, de cette situation imprévue, ils eussent espéré voir sortir un de ces drames saisissants que la foule, toujours avide d'émotions, attend avec bonheur[Par VincentBierce] On retrouve ici le schéma traditionnel du triangle amoureux, à l'origine de nombreux "drames" : le roman de Jules David ne fera pas exception.. Arthur Raimbaut comprit peut-être cette prédisposition inquiète, car d'un mot il en arrêta l'essor en ramenant tous les esprits au sentiment d'une position plus naturelle. Il prit un escabeau, et s'asseyant au centre de l'étable, en face d'une vieille femme qui dans sa surprise faisait machinalement tourner son rouet et avait renversé sa quenouille :— Eh bien! la mère, dit-il, est-ce ma présence qui interrompt vos travaux et vos jeux ?
La vieille femme releva la tête ; c'était un de ces types qu'on ne rencontre guère que dans les villages ; son front était jaune et plissé ; des mèches de cheveux grisonnants tombaient sur ses tempes et se retroussaient sur des oreilles droites et tendues par les habitudes constantes d'une active curiosité. Sa figure s'allongeait par le bas et s'effilait, comme on dit, en lame de couteau ; et si vous ajoutiez à cela cette espèce de clignotement dans les yeux qui donne aux vieilles femmes de nos campagnes un air malicieux et railleur, peut-être comprendrez-vous pourquoi Arthur Raimbaut lui avait adressé la parole de préférence à tout autre.
Ainsi interpellée, la mère Simone essaya de prendre ce ton dégagé qui, dans toutes les assemblées, atteste la supériorité de certains personnages.— Êtes-vous venu, monsieur, pour veiller avec nous ?— Oui, la mère, dit Arthur Raimbaut sans hésiter. Je veux être de tous vos plaisirs.— À la bonne heure ! dit la mère Simone, voilà parler ! Vous n'êtes pas un de ces godelureaux parisiens qui viennent ici pour se moquer de nous et faire des gorges chaudes à nos dépens[Par VincentBierce] L'affirmation de la mère Simone se trouve ironiquement contredite par le récit, puisque c'est justement l'apparition d'Arthur dans la petite société du village qui conduit au drame. ! Allons, mes enfants, plus de travail pour aujourd'hui, et en place pour les jeux.
Ces paroles effacèrent complètement l'impression de froideur, produite dans tous les esprits par l'arrivée inattendue d'Arthur Raimbaut. Les jeux commencèrent et la gaieté éclata bientôt en folles exclamations et en gaudrioles salées. Les jeux d'une veillée sont nombreux et variés. Plus l'imagination est simple, plus elle est féconde ; et qui ne sait d'ailleurs comment, dans un petit cercle d'hommes, les souvenirs se perpétuent d'âge en âge et de bouche en bouche ?
Au signal donné, tout le monde s'assit en rond sur la paille autour de la mère Simone ; et de main en main, on commença à se passer un sabot en répétant, avec le plus grand flegme du monde, ces mots : Portez la mouche au porche sans rire ni parler[Par VincentBierce] Si l'on ne trouve nulle part trace d'un jeu portant ce nom, il est toutefois possible d'en rapprocher le fonctionnement du jeu lié à la comptine populaire "Je te tiens par la barbichette", dont "Portez la mouche au porche sans rire ni parler" serait une version collective. Ce jeu venait d'un jeu de société appelé le "Je vous pince sans rire", qui était en effet collectif. Puisqu'Arthur est un maître dans ce jeu, comme le dit la vieille, le narrateur semble malicieusement suggérer qu'il est un "pince-sans-rire".. Et quand par hasard un des joueurs se laissait aller à son hilarité, quand un mot entrouvrait ses lèvres, quand un soupçon de sourire pinçait sa bouche, alors la mère Simone, un sabot à la main, caressait rudement les genoux du délinquant, et tout le monde de rire aux éclats.
Arthur Raimbaut était assis auprès de la fermière ; et chaque fois que le sabot décrivait son cercle, il sentait l'extrémité d'une main potelée et ferme effleurer sa main ; chaque fois qu'à son tour il répétait à sa voisine le mot sacramentel : Portez la mouche au porche sans rire ni parler, il se plaisait à contempler ce doux et éclatant visage qui se découpait en relief au milieu de tous ces visages vulgaires et grossièrement dessinés. Il y a, dans les joies naïves, dans les distractions les plus puériles, un charme trivial mais réel, auquel peut-être Arthur Raimbaut n'était pas insensible.
Pour Henri, placé vis-à-vis d'Arthur Raimbaut, il semblait plongé dans une rêverie profonde, et regardait sans voir ce qui se passait devant lui. Quelquefois seulement, il fixait les yeux sur la jeune fermière avec une expression d'incertitude à la fois et d'extase, comme s'il eût essayé, à l'aide d'une superposition mentale, de recomposer une image à demi effacée, à l'aide de quelques traits distincts et caractéristiques, et de rattacher les deux bouts d'une chaîne brisée[Par VincentBierce] La métaphore de la chaîne n'est évidemment pas choisie au hasard, puisqu'elle renvoie à la chaîne d'or d'Arthur, celle-là même qu'il va offrir, quelques lignes plus bas, à Marguerite.. C'était lui qui faisait en grande partie les frais de la gaieté publique ; son air était si empêché, ses gaucheries si nombreuses, que la mère Simone n'était occupée qu'à lui donner des avertissements et des corrections.— Savez-vous, dit la vieille femme à Arthur Raimbaut, que pour un monsieur, vous entendez le jeu aussi bien que pas un de nous !— On n'oublie jamais, dit Arthur, ce qu'on a appris dans l'enfance. Je suis un enfant de la Normandie, voyez-vous ; et la Normandie, c'est le pays des pommes et des jeux innocents.
Arthur avait dit ces mots avec ce laisser-aller et cette aisance familière qu'il affectait quelquefois.— Vous êtes Normand, monsieur ? demanda madame Évon d'une voix basse et presque émue.
C'étaient les premiers mots que la fermière prononçait. Les yeux d'Arthur Raimbaut et de Henri se portèrent en même temps sur elle, comme pour chercher, dans la disposition de ses traits, la signification précise de la question qu'elle venait de faire. Mais la mère Simone, qui voyait avec regret le rôle principal qu'elle s'était fait prêt à lui échapper, ne laissa pas à Arthur le temps d'engager plus avant la conversation.— Jouons à un autre jeu ! dit-elle en donnant à sa voix l'expression de triomphe d'un orateur qui lance à la foule une proposition capitale.
Un cri unanime suivit ces mots, et du conflit des exclamations mêlées jaillirent à la fin ces paroles qui résumaient les vœux de l'assemblée: Jouons à taratata, qu'est-ce qui baisera ça ?
Alors une jeune fille joufflue et colorée, dont les grands yeux bleus reflétaient une joie expansive, s'assit sur un escabeau et désignant le plus jeune gars du cercle, lui mit la tête sur ses genoux et le couvrit de son tablier.— Taratata, qu'est-ce qui baisera ça ? dit la mère Simone en caressant avec sa main le cou nerveux d'une des vaches qui grignotait paisiblement à son râtelier quelque brin de luzerne.— Monsieur Henri, dit le jeune garçon sans hésiter.
Un éclat de rire crispa toutes les figures, et fit tressaillir les voûtes mansardées de la vieille masure. Les deux vaches levèrent simultanément la tête, et jetèrent sur l'assemblée bruyante un regard hébété et fixe, comme si ce bruit insolite les eût réveillées de leur apathie.— Allons, monsieur Henri, dit la mère Simone en riant, voilà votre amoureuse qui vous appelle[Par VincentBierce] L'ensemble du chapitre, intéressant du point de vue de l'esthétique du tableau, vaut aussi pour son intérêt dramatique, puisqu'il permet d'attribuer des places précises au quatuor actantiel : le chapitre V est de ce point de vue le chapitre de l'explicitation dramatique, et les multiples gaucheries d'Henri vont conduire à la révélation par la mère Simone, de son amour pour Marguerite. !
Le jeune homme ne répondit pas. Ainsi qu'une jeune fille innocente et douce qui se trouverait tout d'un coup transportée, au sortir de son virginal et frais appartement, dans un de ces routs[Par VincentBierce] Rout : plus souvent orthographié raout, désigne une fête mondaine. bruyants où les pieds heurtent les pieds, où les mains pressent les mains, où les haleines se confondent, où les regards audacieux effrayent de toutes parts les regards timides, il était troublé, rougissant, et sa physionomie inquiète interrogeait la physionomie d'Arthur Raimbaut, comme pour en obtenir conseil ou assistance.— Je demande grâce pour lui ! dit celui-ci. C'est un apprenti, et il serait injuste de lui faire payer trop cher son apprentissage.
Le jeu recommença, et ce fut Henri qui, cette fois, la tête couverte du tablier, attendit la question qu'on allait lui faire.— Taratata, qu'est-ce qui baisera ça ? dit encore la mère Simone en effleurant du plat de ses doigts la joue veloutée de madame Évon.— Monsieur Raimbaut, dit Henri, et il se retourna.
La jeune fermière avait rougi ; par un tressaillement involontaire, les veines de son cou s'étaient légèrement gonflées, comme si le sang eût afflué au cœur et remonté au visage. Ses yeux se promenaient avec une sorte d'égarement dans l'espace, semblables à ceux d'une biche effarouchée qui entend au loin le joyeux hallali des chasseurs. Henri comprit en la regardant la cause de son trouble, et par une commotion sympathique, la rougeur de la jeune femme passa sur le front du jeune homme. En le voyant immobile et presque tremblant, on eût pu croire à ces effets du magnétisme qui relie deux âmes sœurs par un nœud invisible, et transmet subitement à l'une les affections de l'autre[Par VincentBierce] Le magnétisme, mis au goût du jour par Mesmer lors de son arrivée à Paris en 1778, est très à la mode dans les années 1830 : il fascine de nombreux écrivains, de Hugo à Gautier en passant par Balzac qui, dans Ursule Mirouët, met en scène la conversion au catholicisme d'un médecin athée par le biais d'un magnétiseur. Voir à ce sujet l'introduction..
Arthur s'approcha de la fermière, lui prit la main, et lui posant ses deux lèvres au front :— Un baiser en échange de la vie, c'est bien peu, lui dit-il à voix basse.
Il y avait dans cette double scène un charme doux et mélancolique qui contrastait avec les couleurs tranchées et l'encadrement général du tableau ; que si parfois, au milieu d'une orgie, vous avez entendu les sons fugitifs d'une mélodie invisible, vous comprendrez le contraste que nous renonçons à analyser ! que si, sur un refrain de bacchanale, vous tous êtes complu à suivre le dessin gracieux d'une fraîche villanelle[Par VincentBierce] D'origine italienne, la villanelle, de l'italien villanella dérivant du latin villanus (paysan), est, en littérature, une sorte de petite poésie pastorale à forme fixe et divisée en couplets qui finissent par le même refrain., vous sentirez tout ce qu'il y avait d'émotion intime, de charmante et naïve poésie dans ce drame naissant qui se développait au milieu des cris et des rires forcés d'un plaisir inintelligent et grossier. La grâce résulte quelquefois de certaines discordances, aussi bien que de l'harmonie des accessoires et des prestiges bien assortis d'un ensemble habilement ménagé[Par VincentBierce] La fonction dramatique de la scène, qui consiste à décrire l'origine du "drame naissant", a tout à voir avec sa fonction esthétique, qui correspond très exactement au tableau romantique tel que le définit Chateaubriand, et tel qu’il sera repris par Balzac, en se fondant sur les effets de contrastes (les "discordances") et "l'harmonie" générale. .
Quand le moment fut venu de tirer les gages, l'intérêt devint plus vif encore qu'il n'avait été jusque-là. Henri, comme le plus maladroit, avait apporté la plus large part à la masse, et ce fut lui qui eut à subir les plus nombreuses pénitences. Alors ce furent des baisers sans nombre, tantôt retentissants et clairs, tantôt mystérieux et doux. Henri lui seul n'embrassa pas madame Évon.
La fermière avait été constituée trésorière, et c'était à elle de rendre à chacun les gages déposés.— À qui cela ? demanda-t-elle en tirant de la poche de son tablier une chaîne d'or fin dont les mailles tailladées scintillaient sous les rayons de la lumière.
Tous les assistants répondirent à la fois du geste et du regard, et comme attirés par l'éclat de l'or, se pressèrent autour de la fermière pour contempler le magnifique et prestigieux spectacle.
Arthur prit la chaîne des mains de la fermière, et la lui posant autour du cou :— Elle vous irait mieux qu'à moi! dit-il, gardez-la en mémoire du service que vous m'avez rendu ; gardez-la comme un gage de reconnaissanceL'ensemble de cette scène se fonde entièrement sur un habile jeu lexical et une syllepse sur le sens de "gage", qui, du "gage" dans le cadre du jeu collectif, devient d’abord un "gage de reconnaissance" dans la bouche d’Arthur, puis évidemment le gage d’un amour réciproque et engagé – c’est du moins ainsi que l’entend Mme Evon, qui s’empresse, dans sa réplique suivante, de ramener le dialogue sur le seul plan du jeu. La scène traditionnelle de l'amour courtois, où l’on fait un don, symbole de la passion partagée et des services que l’homme-lige entend rendre à sa dame, se trouve ainsi réinvesti, ce que ne manquera pas de comprendre Guillaume Evon, qui dénoncera dès son arrivée une "mauvaise comédie". !
Les joues de madame Evon étaient devenues pourprées, et sa gorge en se gonflant faisait capricieusement chatoyer les rayons lumineux de la spirale d'or.
En ce moment une voix rude et enrouée se fit entendre :— Marguerite, dit un homme debout sur les marches qui descendaient au niveau du sol, faut-il que je vous vienne chercher à minuit comme un maître d'école son élève ?
Arthur Raimbaut se retourna, et aperçut la figure sévère du fermier Guillaume Évon.
Celui-ci descendit une marche de plus, et fixant un regard inquiet et investigateur sur la belle et rougissante figure de la fermière :— Marguerite, ajouta-t-il, finissez-en ! aussi bien c'est une mauvaise comédie que vous jouez la, et avec votre chaîne au cou, vous avez l'air d'une de ces danseuses que nous avons vues, l'an dernier, à la foire de Corbeil !
Madame Évon, de rouge qu'elle était, devint pâle ; une secrète indignation, déguisée sous l'apparence d'une docilité muette, crispa un instant les angles de sa bouche et veina la surface unie de son front.— Monsieur, dit-elle d'une voix émue en remettant la chaîne à Arthur, je vous rends votre gage !
Et comme si elle eût craint qu'on ne se méprit sur le sens de ses paroles, elle ajouta :— Vous le voyez, je n'ai pas le temps de vous infliger une pénitence.
Quand elle fut sortie, Henri s'approcha de la mère Simone :— Madame, lui dit-il à voix basse, savez-vous comment celle qu'on nomme maintenant madame Évon, se nommait avant son mariage ?— Marguerite Tiphaine, dit la vieille femme en donnant sa voix une expression narquoise ; et, voulez-vous que je vous dise, mon petit, vous en êtes amoureux !
Henri passa la main sur son front, comme pour en écarter la trace d'une idée trop visible, et un instant après il quitta la veillée avec Arthur Raimbaut[Par VincentBierce] Ainsi s’achève une scène importante pour le schéma actantiel général du roman, puisqu’à un premier trio (Henri – Arthur –Marguerite) s’en superpose un second (Arthur-Marguerite-M. Evon) sur fond de sentiments amoureux et de jalousie réciproque..