Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 1 - Chapitre 24

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XXIV Les Thermopyles de la France[Par AnneBolomier] [Les Thermopyles de la France] : dans plusieurs chapitres se développe une métaphore filée, comparant la situation militaire de la France dans la forêt d'Argonne à celle des Grecs qui se sont opposés, dans les guerres médiques au début du Ve siècle av. J.-C., aux Perses. Les Thermopyles est le nom d'une bataille célèbre perdue par les Grecs.

[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 30 janvier et du 2 février 1870.

Lorsque Jacques Mérey, le corps convenablement frotté par le valet de chambre du général et les habits convenablement époussetés par son hussard, entra[Par GaelleGuilissen] [entra] "rentra" dans la salle à manger, Dumouriez y était seul et attendait[Par GaelleGuilissen] [attendait] "l'attendait".

Citoyen, dit-il à Jacques Mérey, je ne suis point étonné que Danton me soupçonne et multiplie autour de moi ses agents ; d’un mot, je vais le rassurer, et vous aussi.

Jacques Mérey s’inclina.

La situation est mauvaise, continua Dumouriez, mais telle que pouvait la désirer un homme de ma trempe. La bataille que je vais livrer sauvera ou perdra la France. Je suis ambitieux et je veux attacher mon nom à la victoire[Par GaelleGuilissen] [à la victoire] "à une victoire". Je veux qu’on dise : « Les Prussiens n’étaient plus qu’à cinq journées de Paris ; Dumouriez, un homme inconnu, a sauvé la nation. » Remarquez que je dis la nation. – D’autres, Villars à Denain, le maréchal de Saxe à Fontenoy, ont sauvé le royaume ; Dumouriez, à l’Argonne, aura sauvé la nation. La forêt d’Argonne, c’est les Thermopyles de la France. Je les défendrai et serai plus heureux que Léonidas[Par AnneBolomier] [Je les défendrai et serai plus heureux que Leonidas] : Dumouriez compare la situation militaire de ses troupes dans la forêt d'Argonne à celle de l'alliance des cités grecques défendant l'entrée du défilé des Thermopyles. Plusieurs points lui permettent de faire cette analogie. Tout d'abord la configuration géographique, ce passage des Thermopyles qui commande l'accès à la Grèce centrale représentait une position défensive forte, comme l'est la forêt d'Argonne pour la France. Enfin l'infériorité numérique des Français rappelle celle des Grecs. Mais Dumouriez parie sur la victoire en assurant qu'il ne sera pas comme le roi Léonidas, commandant d'une troupe spartiate massacrée sur ordre de Xerxès, qui se sacrifia pour laisser le temps aux Grecs d'organiser leur défense.. Déjeunons !

Puis, en s’asseyant, il frappa sur un timbre.

Appelle Thévenot et mes deux officiers d’ordonnance, dit Dumouriez, montrant en même temps un fauteuil à Jacques Mérey.

Quelques secondes après, un jeune homme portant l’uniforme de chef de brigade entra. Il pouvait avoir trente à trente-deux ans, avait l’œil ferme et intelligent, était de grande taille, et salua Dumouriez, qui lui tendit familièrement la main.

Le chef de brigade Thévenot, dit Dumouriez ; mon premier aide de camp toujours, mon conseiller quelquefois.

Puis, indiquant le docteur :

Le citoyen Jacques Mérey, docteur médecin, dit-il en souriant d’une certaine façon, pour le moment représentant du peuple attaché à ma personne.

Puis, comme deux jeunes gens vêtus en officiers de hussards, paraissant quinze ou seize ans, entraient, il continua :

Messieurs de Fernig, qui font sous moi leurs premières armes, et que j’aime comme mes enfants.

Et, en effet, l’œil plein d’expression et même un peu dur de Dumouriez devint, en regardant les deux jeunes gens, d’une douceur extrême.

Tous deux s’approchèrent de lui, il réunit leurs quatre mains dans les deux siennes en leur souriant paternellement.

Eux l’embrassèrent tour à tour au front.

Jacques Mérey, qui s’était soulevé sur son siège pour Thévenot, se leva tout à fait pour les deux frères, ou plutôt pour les deux sœurs, dont il reconnut à l’instant même le sexe.

Nous allons nous battre, et rudement, selon toute probabilité, reprit Dumouriez ; s’il arrivait malheur à l’un ou l’autre de ces enfants, je vous le recommande, docteur.

Et, presque malgré lui, sa bouche laissa échapper un soupir.[Par GaelleGuilissen] [sa bouche laissa échapper un soupir.] Il n'y a pas de retour à la ligne ici dans le journal.

Le citoyen Mérey, qui avait été envoyé par notre ami Danton à Verdun (et Dumouriez souligna par son sourire et par son intonation le mot ami), est arrivé nous annonçant que, comme Longwy, la ville s’est rendue aux premiers coups de canon.

Est-ce que Beaurepaire n’était pas là ? demanda Thévenot.

Beaurepaire, forcé de capituler par la municipalité, s’est brûlé la cervelle pour ne pas signer la capitulation, dit Jacques Mérey.

Mais ce n’est pas le tout, dit Dumouriez ; le docteur, qui a quitté Paris il y a trois jours seulement, prétend qu’il va s’y passer des choses terribles.

Dans quel genre ? demanda Thévenot.

Les deux jeunes hussards étaient muets, mais leur regard parlait pour eux.

Ce que j’ai cru deviner dans les quelques mots que Danton m’a dits, reprit le docteur, c’est qu’il était important de compromettre Paris tout entier en le trempant jusqu’au cou dans la révolution, afin que les Parisiens, n’attendant point de pardon des souverains alliés, s’ensevelissent sous les ruines de la capitale.

Et de quelle façon Danton s’y prendra-t-il ?

On a parlé du massacre des prisons. On ne peut, dit-on, envoyer les volontaires à la frontière en laissant derrière eux un ennemi plus dangereux que celui qu’ils vont combattre.

En effet, dit Dumouriez, que la nouvelle n’étonna ni ne révolta, c’est peut-être un moyen.

Les deux jeunes gens avaient échangé un regard avec Thévenot, qui leur répondit par un mouvement d’épaules.

Leur regard disait compassion, le mouvement d’épaules de Thévenot signifiait nécessité.

En ce moment, le bruit d’un cheval entrant au galop dans la cour se fit entendre. Les deux jeunes filles firent un mouvement pour se lever, Dumouriez les arrêta d’un regard.

Puis, à Thévenot :

Voyez ce que c’est, dit-il.

Thévenot alla à la fenêtre, qu’il ouvrit. Il se trouvait à la hauteur du courrier qui arrivait[Par GaelleGuilissen] [Il se trouvait à la hauteur du courrier qui arrivait] "Il se trouvait ainsi à la hauteur du courrier qui arrivait".

De quelle part ? demanda Thévenot.

Le général verra, répondit le courrier en tendant son pli au chef de brigade.

Dépêche pour vous seul, à ce qu’il paraît, dit Thévenot.

Et il remit la dépêche au général, en criant aux gens de la maison qui aidaient le courrier à mettre pied à terre, brisé qu’il était par la route :

Ayez soin à ce que cet homme ne manque de rien.

Pour moi seul, mon cher Thévenot, répéta Dumouriez. Vous savez que je n’ai pas de secrets pour vous ni pour personne, ajouta-t-il en se tournant du côté du docteur.

Et brisant le cachet :

Ah ! c’est du prince, dit-il ; pardon, je ne pourrai jamais m’habituer à l’appeler Égalité[Par AudeHerbert] "Egalité" : Renvoie à Louis-Philippe d’Orléans, duc de Chartres, puis duc d’Orléans (1785-1793), dit Philippe Égalité après 1792. Surnom qu'il gagne, lors de son élection comme député à la Convention aux côtés des Montagnards, ayant renoncé à ses titres et à sa noblesse.. Que voulez-vous, mon cher Thévenot, je suis un aristocrate, c’est connu.

Puis, se tournant vers Jacques Mérey, et lisant au fur et à mesure :

Vous aviez raison, docteur, lui dit-il, cela a commencé avant-hier par des voitures de prisonniers que l’on amenait à l’Abbaye. La moitié des prisonniers ont été tués dans les voitures, l’autre moitié dans la cour de l’église où on les avait fait entrer. De là le massacre s’est étendu à l’Abbaye et va probablement s’étendre aux autres prisons. C’est Marat et Robespierre qui ont fait le coup. Danton n’a point paru ; il était au Champ de Mars passant la revue des volontaires.

Puis s’interrompant :

Ah ! par ma foi, dit-il, il y en a trop long, et puis c’est une affaire entre bourgeois, qui ne nous regarde pas, nous autres militaires. Lisez, docteur, lisez.

Et il jeta la lettre du duc d’Orléans de l’autre côté de la table, avec une expression de mépris indiquant combien il se trouvait heureux d’être général en chef sur le théâtre de la guerre au lieu d’être ministre à Paris[Par GaelleGuilissen] [au lieu d'être ministre à Paris.] Fin de la partie du chapitre publiée dans Le Siècle du 30 janvier..

Jacques Mérey la prit avec un calme prouvant qu’il n’avait rien à faire avec le mépris de Dumouriez, et la lut d’un bout à l’autre.

Ah ! dit-il, l’Assemblée a réclamé l’abbé Sicard et l’a sauvé.

Cette bonne Assemblée ! s’écria Dumouriez, elle a osé ! Mais elle va se faire donner le fouet par la Commune.

Manuel, continua Jacques, a sauvé de son côté Beaumarchais.

Par ma foi ! dit Dumouriez, il eût pu mieux choisir.

Le duc continue, dit Jacques Mérey, en vous annonçant qu’il vous enverra un courrier tous les jours, et en demandant si vous voulez ses deux fils aînés pour aides de camp.

Et Jacques Mérey posa la lettre sur la table.

Diable ! fit Dumouriez, voilà de ces demandes auxquelles il faut songer avant d’y répondre[Par GaelleGuilissen] [avant d'y répondre] "avant que d'y répondre". Comme il y va, monseigneur ! deux princes dans mon armée ! On verra.

Chacun demeura sérieux ou tout au moins pensif pendant le reste du repas. Seules les deux sœurs échangèrent quelques mots tout bas, puis Dumouriez se leva, et, s’adressant à Thévenot et à Jacques :

Citoyens, leur dit-il, faites-moi le plaisir de me suivre dans mon cabinet.

Tous deux se levèrent et suivirent Dumouriez.

Eh bien ! demanda Thévenot, qu’a-t-on décidé au conseil ?

Rien de bon. Dillon a proposé une pointe en Flandre. C’était bon il y a quinze jours. L’ennemi serait à Paris avant que nous fussions à Bruxelles. Les autres veulent se retirer derrière la Marne. Laisser l’ennemi faire un pas de plus en France serait une honte ; il n’y est déjà entré que trop avant.» Alors, continua Dumouriez, j’ai répondu que je réfléchirais ; mais déjà mon plan était fait. J’ai dit tout à l’heure à notre cher hôte que les bois de l’Argonne seraient les Thermopyles de la France. Je tiendrai parole. Voici, sur la plus grande échelle où j’ai pu le trouver, un plan de la forêt d’Argonne qui s’étend, vous le voyez, de Semuy à Triaucourt. Maintenant il nous faudrait un homme pratique, un garde de la forêt ; nous n’en sommes qu’à sept ou huit lieues ; faites monter à cheval un hussard qui prenne un cheval en main, et qu’il nous amène le premier garde venu.

Inutile, citoyen général, dit Jacques Mérey.

Pourquoi inutile ? demanda Dumouriez.

Mais parce que je suis de Stenay, parce que pendant dix ans j’ai herborisé, chassé et pêché même dans la forêt d’Argonne, qui est en quelque sorte enfermée par deux rivières, l’Oise et l’Aisne, et que je connais ma forêt mieux qu’aucun garde.

Alors, dit Dumouriez, le citoyen Danton nous a rendu un double service.» Vois-tu, Thévenot, dit Dumouriez s’animant, vois-tu tous les avantages de mon plan ? Outre que l’on ne recule pas, outre que l’on ne se réduit pas à la Marne comme dernière ligne de défense, on fait perdre à l’ennemi un temps précieux, on l’oblige à rester dans la Champagne pouilleuse, sur un sol désolé, fangeux, stérile, insuffisant à la nourriture d’une armée ; on ne lui cède pas un pays riche et fertile où il pourrait hiverner. Si l’ennemi, après avoir perdu quelques jours devant la forêt, veut la trouver, il y rencontre Sedan et toute la ligne des places fortes des Pays-Bas ; remonte-t-il du côté opposé, il trouve Metz et l’armée de Kellermann. Kellermann, moi et Galbaud réunissons alors cinquante mille hommes, et à la rigueur nous pouvons livrer bataille ; d’ailleurs ne vois-tu pas que le ciel est d’intelligence avec nous : une pluie constante, infatigable, tombe sur les Prussiens et les mouille à fond ; ils ont déjà trouvé la boue en Lorraine ; vers Metz et Verdun, la terre, d’après les rapports qui me sont faits, commence à se détremper : la Champagne sera pour eux une véritable fondrière ; les paysans émigrent, les grains disparaissent comme si un tourbillon les avait emportés ; il ne restera plus pour l’ennemi que trois choses sur la route : les raisins verts, la maladie et la mort.

Bravo, général, cria Thévenot. Ah ! voilà où je vous reconnais.

Jacques Mérey lui tendit la main. Il n’y avait point à se tromper à l’enthousiasme qui brillait dans ses yeux.

Général, lui dit-il, disposez de moi comme garde, comme soldat[Par GaelleGuilissen] [comme garde, comme soldat] "comme garde, comme guide, comme soldat", mais associez-moi d’une façon ou de l’autre à cette grande action qui va sauver la France. Soyons vainqueurs d’abord, et je me charge d’être le Grec de Marathon[Par AnneBolomier] [le Grec de Marathon] : Dumas fait encore une fois référence aux guerres médiques, ici à la bataille de Marathon, localité située non loin d'Athènes où les Perses débarquèrent afin de se rendre maîtres de la capitale. Le Grec de Marathon auquel s'identifie Jacques Mérey est certainement Phidippidès, un coureur messager. Or l'association opérée par Dumas entre ces deux personnages semble plutôt inappropriée puisque Phidippidès est envoyé par les Grecs pour demander des renforts à Sparte avant la bataille alors que Jacques Mérey est chargé d'annoncer à deux reprises la victoire des Français. .

Eh bien ! fit Dumouriez, dites-nous vite ce que vous pensez des passages qui traversent la forêt d’Argonne ? Il n’y a pas un instant à perdre, les fers de nos chevaux sont rouges.

Jacques Mérey se pencha sur la carte.

Écoutez, Thévenot, dit Dumouriez, et ne perdez pas un mot de ce qu’il va dire.

Soyez tranquille, général.

Il y avait quelque chose de solennel, presque de sacré, dans ces trois hommes qui, inclinés sur une carte, conspiraient l’honneur de la France et le salut de trente millions d’hommes[Par GaelleGuilissen] [trente millions d'hommes] "trente cinq millions d'hommes" !

Il y a, dit Jacques Mérey au milieu du plus profond silence, cinq défilés dans la forêt d’Argonne. Suivez-les sous mon doigt. Le premier, à l’extrémité du côté de Semuy, appelé le Chêne-Populeux ; le second, à la hauteur de Sugny, appelé la Croix-au-BoisPar GaelleGuilissen] [la Croix-au-Bois] L'orthographe adoptée dans le feuilleton est "la Croix-aux-Bois". ; le troisième, en face Brécy, appelé Grand-Pré ; le quatrième, en face Vienne-la-Ville, appelé la Chalade ; le cinquième, enfin, qui n’est autre que la route de Clermont à Sainte-Menehould, appelé les Islettes. Les plus importants sont ceux de Grand-Pré et des Islettes.

Malheureusement aussi les plus éloignés de nous ; aussi à ceux-là je me porterai moi-même avec tout mon monde.

Maintenant, dit Jacques Mérey, pour accomplir cette opération, vous avez deux routes : l’une qui passe derrière la forêt et qui dérobe votre marche à l’ennemi, l’autre qui passe devant et qui la lui révèle.

Dumouriez réfléchit un instant.

Je passerai devant, dit-il ; en nous voyant faire ce mouvement, je connais Clerfayt, c’est M. Fabius en personne ; il croira qu’il m’est arrivé des renforts et que j’attaque séparément Autrichiens et Prussiens ; il se retirera derrière Stenay, dans son camp fortifié de Brouenne. Mettez-vous là, Thévenot.

Thévenot s’assit, et, tout fiévreux de la même fièvre qui brûlait le général en lutte avec son génie, tira à lui plume et papier, et attendit.

Écrivez, dit Dumouriez. Donnez ordre à Dubouquet de quitter le département du Nord et de venir occuper le Chêne-Populeux ; – à Dillon, de se mettre en marche entre la Meuse et l’Argonne. Je le suivrai avec le corps d’armée. Il marchera jusqu’aux Islettes, qu’il occupera, ainsi que la Chalade, forçant tout devant lui. Vous m’avez prié de vous employer, docteur ; je ne sais pas refuser ces demandes-là aux bons patriotes. Je vous mets au poste du danger ; vous serez son guide.

Merci[Par GaelleGuilissen] [Merci] "Merci !", dit Jacques, tendant la main à Dumouriez.

Moi, continua Dumouriez, je me charge de la Croix-aux-Bois et de Grand-Pré[Par GaelleGuilissen] [de la Croix-aux-Bois et de Grand-Pré] Les deux toponymes sont en italique dans le feuilleton.. Y êtes-vous ?

Oui, dit Thévenot qui, sous la dictée du général, avait pris l’habitude d’écrire aussi vite que la parole.

Maintenant, ordre à Beurnonville de quitter la frontière des Pays-Bas, où il n’a rien à faire, et d’être à Rethel le 13 avec 10 000 hommes.

Et maintenant, faites battre le départ et sonner le boute-selle.

Ce dernier ordre fut donné par Dumouriez aux deux frères ou aux deux sœurs Fernig, qui s’élancèrent au grand galop dans la ville.

Un quart d’heure après, l’ordre de Dumouriez était exécuté, et l’on entendait, dominant le brouhaha qu’il occasionnait, les fanfares éclatantes de la trompette et les sourds roulements du tambour.


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