Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 2 - Chapitre 29

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XXIX

Une soirée chez Talma[Par CharisseBabouche] "Une soirée chez Talma". Pour ce chapitre, Alexandre Dumas s'est inspiré de l'Histoire de la Révolution de Michelet. Michelet rapporte les mêmes faits : la soirée au théâtre et le quiproquo dans la loge des Roland ainsi que l'intrusion de Marat lors de la fête organisée en l'honneur de Dumouriez. Cependant, Michelet indique que la soirée s'est déroulée chez Julie Candeille et non chez Talma, ce que rectifie Dumas. Jules Michelet, Histoire de la Révolution Française. Tome 2. Paris, Gallimard, 1952. P.1216-1218. [Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans Le Siècle du 9 février 1870.

Le 25 octobre de la même année[Par CharisseBabouche] "25 octobre". La soirée chez Talma eut lieu le 16 octobre 1792 et non le 25 octobre comme Dumas l'indique. Dumas apporte quelques modifications afin d'ancrer son récit à la fois dans la fiction romanesque et dans l'histoire. Le décalage temporel réintroduit la fiction dans la partie historico-politique du roman, tout comme l'évocation du Seigneur de Chazelay à la fin du chapitre quipermet à Dumas de donner une suite à la fable d'Éva, jusque là en suspens. il y avait double fête, au théâtre des Variétés du Palais-Royal[Par CharisseBabouche] "théâtre des Variétés du Palais-Royal". Ouvert en 1785, il fut dirigé par Julie Candeille et Monvel. En 1791, la scission entre les acteurs monarchistes et les acteurs républicains de la troupe de la Comédie-Française pousse Talma et d'autres acteurs à s'installer au théâtre des Variétés. Le 22 septembre 1792, lendemain de la proclamation de la république, le théâtre des Variétés devient le Théâtre de la République. Depuis 1799, le Théâtre de la République est remplacé par la Comédie-Française. Monvel[Par CharisseBabouche] Jacques-Marie Boutet de Monvel (1745-1812). Acteur et dramaturge français. Il écrit de nombreuses pièces pour le Théâtre de la République qu'il dirige en partie. avait engagé nos meilleurs artistes, un peu effarouchés par les premiers événements de la révolution.

Mademoiselle Amélie-Julie Candeille[Par CharisseBabouche] Amélie-Julie Candeille (1767-1834). Compositrice, musicienne, actrice et dramaturge. Ses pièces, représentées au théâtre des Variétés du Palais-Royal puis au Théâtre de la République connurent un grand succès. Sur le plan politique, elle est proche des girondins comme Vergniaud dont elle est la maîtresse. , qui était la maîtresse de Vergniaud, donnait la première représentation de sa pièce de La Belle Fermière[Par CharisseBabouche] Catherine ou la belle-fermière (1792) est une comédie en prose et en trois actes de Mademoiseille Candeille. La première représentation de la pièce n'eut pas lieu le 25 octobre 1792, comme Alexandre Dumas l'indique mais le 27 novembre 1792 au Théâtre de la République. Cela explique pourquoi il n'y a aucune référence à cette pièce dans les récits qui relatent la soirée au théâtre puis chez Talma. Cette comédie connut un grand succès. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5772693z?rk=42918;4, où elle jouait le rôle principal, et Dumouriez, le vainqueur de Valmy, devait venir au théâtre.

Enfin, après la représentation, artistes, comédiennes, auteurs et hommes politiques devaient se rencontrer chez Talma[Par CharisseBabouche] François-Joseph Talma (1763-1826). Acteur le plus reconnu de son temps et dont la postérité est très importante. Il débute à la Comédie Française en 1787 et connaît vite le succès. En 1792, il apparaît sur scène dans le costume de Brutus. Cette adaptation du costume de l'acteur au rôle et à l'époque représentés est une innovation importante dans le jeu théâtral. Dans l'article parût le lendemain de la soirée, Marat dit que Talma est en « costume d'histrion ». Un histrion est un acteur romain qui joue des farces et des « bouffonneries grossières » (Littré). Sur le plan politique, il s'engage de plus en plus dans le camp révolutionnaire et en particulier auprès des girondins. Talma intéresse beaucoup Dumas qui publie en 1849 François-Joseph Talma. Mémoires de J.-F. Talma écrits par lui-même et recueillis et mis en ordre sur les papiers de sa famille par Alexandre Dumas. http://www.alexandredumasetcompagnie.com/images/1.pdf/MemoiresDeTalma.PDF dans la petite maison de la rue Chantereine[Par CharisseBabouche] "Rue Chantereine". Actuellement rue de la Victoire dans le IXème arrondissement de Paris qu'il venait d'acheter, et où il donnait une de ces soirées, moitié bal, moitié bel esprit, où l'on dansait et où l'on disait des vers[Par CharisseBabouche] "et où l'on disait des vers". Le salon a une fonction sociale et une fonction politique. il réunit des personnalités du "beau monde" : artistes, intellectuels, hommes politiques... C'est un moment de débats sur les grands sujets de l'époque mais aussi de divertissement. Au premier plan, la fonction politique est ici incarnée par le rapprochement souhaité entre Danton et Dumouriez et entre la Montagne et la Gironde. La soirée n'est donc plus un but en soi mais un moyen, le moyen de réconcilier les différents partis. Le jeu politique se substitue au divertissement annoncé par le titre du chapitre.. Dumouriez était arrivé depuis quatre jours à Paris avec Jacques, chez lequel il avait trouvé un homme qui lui convenait sous tous les rapports.

L’œil loyal et profond du docteur l’inquiétait bien de temps en temps, en ce qu’il plongeait jusqu’au fond de sa poitrine, comme s’il n’était pas entièrement convaincu du dévouement de Dumouriez à la République ; mais sous ce rapport il avait affaire à forte partie ; d’ailleurs les faits étaient là pour démentir les soupçons.

On accusait Dumouriez d’avoir été un peu trop courtois pour les Prussiens en retraite ; mais Jacques Mérey savait d’où lui en était venu l’ordre, puisque cet ordre c’était lui-même qui l’avait transmis.

Dumouriez, sous prétexte de présenter au ministère son plan favori de l’invasion belge, était revenu à Paris étudier de son œil intelligent la situation. La royauté abolie, la république proclamée, venaient mettre un obstacle à son plan favori : faire du Duc de Chartres[Par CharisseBabouche] Louis-Philippe d'Orléans aussi appelé Louis-Philippe Ier (1773-1850). Duc de Chartres de 1785 à 1793, il devient Duc d'Orléans à partir de 1793. En 1793, le général Dumouriez organise un putsch pour tenter de mettre à la tête du pays Louis-Philippe mais celui-ci échoue. Il arriva tout de même au pouvoir en tant que second roi des français de 1830 à 1848 pendant la monarchie de juillet. un roi de France ; mais il savait combien facilement la France, bonne fille au fond, se laisse aller à ses haines et à ses enthousiasmes du moment.

Il pensait donc que tout espoir n’était point perdu et qu’il fallait laisser faire au temps.

À sa première entrevue avec madame Roland[Par CharisseBabouche] Manon Roland (1754-1793). Femme de Jean-Marie Roland de La Platière, le ministre de l'intérieur de mars 1792 à janvier 1793. Elle intervient dans la carrière politique de son mari dont elle est à l'origine et organise de nombreux salons avec les membres de la Gironde. , Dumouriez, qui n’avait pas encore changé les talons rouges de Versailles contre les bottes de Valmy, avait traité un peu trop lestement la sévère matrone qui disait d’elle-même : « Personne moins que moi n’a connu la volupté. » Madame Roland, qui était le véritable ministre, qui sentait sa supériorité sur Roland et qui craignait avant tout le ridicule pour son mari, lui avait plus gardé rancune de ses façons cavalières envers elle, que de sa chute du ministère. En tout cas, le ministère girondin avait été admirable pour Dumouriez. Il l’avait, dans la mesure de son pouvoir, soutenu physiquement, et, dans la mesure de sa popularité, soutenu moralement. C’était à Dumouriez vainqueur de reconnaître à son retour à Paris la part que ses loyaux ennemis avaient prise à sa victoire, et à amener, s’il était possible, un rapprochement entre la Montagne et la Gironde. La chose était d’autant plus facile qu’il y avait déjà eu rapprochement entre Dumouriez et Danton.

La première représentation de la Belle Fermière devait compléter ce raccommodement.

En arrivant à Paris, Dumouriez s’était présenté au ministère de l’Intérieur ; puis, en passant du cabinet du ministre au salon de madame Roland, il avait fait prendre dans sa voiture un magnifique bouquet qu’il lui avait offert. Madame Roland avait reçu en souriant cet emblème des choses frivoles et éphémères ; et, sur cette demande de Dumouriez :

– Voyons, que pensez-vous de moi ?[Par GaelleGuilissen] [que pensez-vous de moi ?] Il y a ici un retour à la ligne. Elle avait répondu :

– Je vous crois quelque peu royaliste.

Puis elle était entrée, en femme politique, dans les projets de son mari et de ses collègues ; elle avait reconnu la grande intelligence de Dumouriez ; mais plus cette intelligence était grande, plus il fallait s’en défier.

Plus vous avez de talent, lui dit-elle, plus vous êtes dangereux, et la République désormais se gardera bien de vous subordonner les autres généraux.

Dumouriez haussa les épaules :

– La défiance est le défaut des républiques ; c’est avec la défiance qu’elles tuent le génie ; c’est la défiance qui crée ces éternelles paniques, ces cris de trahison poussés au hasard, qui ôtent toute force morale à l’homme que vous employez, et qui l’envoient impuissant et désarmé devant l’ennemi. Si les autres généraux ne m’avaient pas été subordonnés, je n’eusse pas pu réunir les forces de Beurnonville aux miennes, je n’eusse pas pu tirer Kellermann de Metz et le conduire à temps à Valmy, et à l’heure qu’il est les Prussiens seraient à Paris et c’est moi qui serais prisonnier à Berlin.

Dumouriez quitta madame Roland pour se rendre à la Convention ; c’était là qu’on l’attendait.

Il y avait eu changement de gouvernement ; il y avait donc un nouveau serment à prêter.

Mais Dumouriez s’était avancé à la barre, avait écouté les compliments de Pétion[Par GaelleGuilissen] Le nom est écrit "Péthion".[Par CharisseBabouche] Jérôme Pétion de Villeneuve (1756-1794). Maire de Paris du 18 novembre 1791 au 6 juillet 1792 puis député girondin jusqu'en 1794. , et avait répondu :

– Je ne vous ferai pas de nouveaux serments[Par GaelleGuilissen] [Je ne vous ferai pas de nouveaux serments] Cette phrase est en italique dans le journal.. Je me montrerai digne de commander aux enfants de la liberté et de soutenir les lois que le peuple souverain va se faire par votre organe.

Le soir, il se présenta aux jacobins. La dernière fois, il n’avait pas marchandé avec la situation, et il avait mis le bonnet rouge[Par CharisseBabouche] Le bonnet rouge est le bonnet phrygien, symbole de la Révolution Française et de la liberté proclamée. ; cette fois, il y vint tout simplement avec son chapeau de général ; quoique ce fût le même qu’il portait à Valmy, il fut reçu très froidement.

Collot-d’Herbois[Par CharisseBabouche] Jean-Marie Collot-d'Herbois (1749-1796). Comédien, dramaturge et directeur de théâtre. Il est nommé député montagnard lors de la Convention. le comédien monta à la tribune, remercia le général de l’éminent service qu’il avait rendu à la patrie ; mais lui reprocha[Par GaelleGuilissen] [mais lui reprocha] "mais il lui reprocha" d’avoir reconduit le roi de Prusse avec trop de politesse.

Danton[Par GaelleGuilissen] [Danton] "Mais Danton" lui succéda à la tribune[Par CharisseBabouche] "Danton lui succéda à la tribune". Dans ce chapitre, Dumas fait un parallèle entre le monde politique et le monde artistique. Les deux univers s'entremêlent. Après le comédien Collot-d'Herbois, Danton prend la parole. Cela souligne d'une part l'hétérogénéité des membres de la Convention puisque la révolution française est l'espoir d'une union entre tous les hommes, milieux confondus. D'autre part, l'éloquence politique se rapproche de l'éloquence théâtrale. L'homme politique s'inspire du jeu de l'acteur pour produire un effet sur son public et devenir un véritable orateur. , et, après avoir expliqué les causes de cette conduite courtoise :

– Console-nous, lui dit-il, par des victoires sur l’Autriche, de ne pas voir ici le despote de Prusse.

On le voit[Par GaelleGuilissen] [On le voit] "Et, on le voit", à la coupe où Dumouriez croyait venir boire le vin enivrant de la victoire, l’ingratitude démocratique mêlait déjà son fiel.

Deux des plus grands généraux de la Révolution, deux des hommes à qui la République devait ses premières et ses plus belles victoires, devaient boire successivement à la coupe amère !

À peine vidée par Dumouriez, elle allait se remplir pour Pichegru.

Enfin, comme nous l’avons dit, cette fameuse soirée devait tout raccommoder, et c’était à l’œuvre innocente de mademoiselle Candeille que le baiser de paix devait se donner[Par CharisseBabouche] Le récit de ce quiproquo est présent chez Michelet mais aussi dans les Mémoires de Madame Roland. https://archive.org/stream/mmoiresdemadam02rola#page/278/mode/2up/search/loge.

Roland avait mis sa loge à la disposition de Dumouriez.

Madame Roland devait y venir ; puis, quand Roland aurait fini son labeur ministériel, il les rejoindrait.

Danton avait loué la loge à côté, pour lui, sa femme et sa mère.

Soit qu’il se trompât de loge, soit qu’il le fît exprès, il entra avec Dumouriez et sa femme dans la loge de Roland et s’y installa. Madame Roland et madame Danton ne se connaissaient pas. Madame Roland était un grand esprit, madame Danton était un grand cœur. Les deux femmes devaient se convenir ; les deux femmes liées rapprocheraient les deux maris.

Puis l’effet était admirable pour le public :

On avait vu, dans la même loge, Dumouriez et madame Roland, Danton et Vergniaud ! car Vergniaud avait promis de venir.

La maladresse d’une ouvreuse de loge fit manquer tout ce beau plan.

Lorsque madame Roland se présenta au bras de Vergniaud pour entrer dans sa loge :

– Pardon, madame, lui dit l’ouvreuse, mais la loge est occupée.

Madame Roland voulut savoir qui se permettait d’occuper une loge qui était louée au nom de son mari.

– Ouvrez toujours, dit-elle.[Par GaelleGuilissen] [Ouvrez toujours, dit-elle.] Il y a ici un retour à la ligne. La femme ouvrit.

Madame Roland jeta un coup d’œil rapide dans sa loge, reconnut Dumouriez, vit Danton avec une femme tenant la place qu’elle devait occuper.

Elle savait Danton peu soucieux de l’honorabilité des femmes avec lesquelles il se montrait en public ; elle prit madame Danton pour une femme près de laquelle elle ne pouvait pas s’asseoir.

– C’est bien, dit-elle.

Et elle repoussa la porte, qui se ferma seule.

Avant que Danton l’eût ouverte, elle avait gagné l’escalier.

D’ailleurs ce refus d’entrer dans une loge où se trouvait madame Danton était une insulte. Danton adorait sa femme, et d’autant plus en ce moment, qu’elle avait déjà le cœur brisé par les journées de Septembre[Par CharisseBabouche] "journées de Septembre". Du 2 au 6 septembre 1792, des massacres se produisent dans les prisons parisiennes. Ces journées sont la conséquence d'un climat de peur face à une possible invasion étrangère mais aussi face à un complot qui vise à renverser la Révolution. . Une violente palpitation la prit, à la suite de laquelle elle s’évanouit. Elle était déjà atteinte de la maladie dont elle mourut, d’une anémie. Une partie du sang versé le 2 septembre semblait être le sien.

Il avait un dernier espoir de revoir Roland chez Talma ; quant à sa femme, à coup sûr elle n’y viendrait pas.

Danton passa sa soirée dans la même loge que Dumouriez, qui fut fort applaudi, mais beaucoup moins que s’il eût apparu au public entre madame Roland et Vergniaud.

Dieu seul sait combien coûta de têtes cette vivacité de madame Roland à refermer[Par GaelleGuilissen] [cette vivacité de madame Roland à refermer] "cette vivacité à Mme Roland de refermer" la porte de sa loge.

La pièce de mademoiselle Candeille[Par GaelleGuilissen] [mademoiselle Candeille] "Mme Candeille" (les noms ne sont pas toujours respectés très précisément dans le feuilleton), quoique appartenant à cette littérature molle et insipide de l’époque, eut un grand succès et resta au répertoire. Quarante ans après cette première représentation, j’y vis débuter mademoiselle Mante[Par CharisseBabouche] Louise-Charles-Théophile dite Mademoiselle Mante (1799-1849). Actrice à la Comédie Française. Elle joue les rôles de la Marquise de Prie dans Mademoiselle de Belle-Isle (1839) et de Catherine de Médicis dans Henri III et sa cour (1842) d'Alexandre Dumas. .

Le spectacle fini, l’auteur nommé au milieu des applaudissements, Danton chercha inutilement son ami Jacques Mérey pour lui confier sa femme, dont la santé commençait à l’inquiéter ; mais Jacques Mérey, qui devait venir le joindre au spectacle, n’avait point paru.

Les deux hommes reconduisirent madame Danton chez elle, la laissèrent passage du Commerce[Par CharisseBabouche] Actuelle Cour du Commerce-Saint-André dans le VIème arrondissement. Danton s'y installe en 1787., et revinrent rue Chantereine, chez Talma.

La soirée était des plus brillantes. Talma était déjà à cette époque à l’apogée de sa réputation. Quoique appartenant par son opinion au club des Jacobins, quoique lié intimement avec David[Par CharisseBabouche] Jacques-Louis David (1748-1825). Peintre néo-classique et député montagnard à la Convention. Il est proche de Marat et peint, en son honneur, Marat assassiné (1793). https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques-Louis_David#/media/File:Death_of_Marat_by_David.jpg l’ami de Marat, il appartenait par l’esprit, par l’art, par la littérature, à la Gironde, le plus élégant de tous les partis. Il en résultait qu’il réunissait chez lui hommes d’État, poètes, artistes, peintres, généraux, de toutes les opinions et de tous les partis.

Lorsque Dumouriez et Danton entrèrent, mademoiselle Candeille avait eu le temps de changer de costume et de venir recevoir les félicitations de ses camarades.

Ces félicitations étaient d’autant plus sincères que c’était un talent, comme poète[Par GaelleGuilissen] [comme poète] "comme artiste et comme poète", qui ne portait ombrage à personne.

Les nouveaux venus joignirent leurs compliments à ceux que mademoiselle Candeille était en train de recevoir, et, comme on venait de lui offrir une couronne de laurier, elle força Dumouriez de l’accepter.

Dumouriez la prit et alla la déposer sur un buste de Talma, où elle se fixa définitivement.

Talma présenta à Dumouriez tous ces hommes portant déjà des noms célèbres ou qui devaient le devenir. Tous ces noms étaient connus de Dumouriez[Par GaelleGuilissen] [connus de Dumouriez] "connus à Dumouriez", l’un des généraux les plus lettrés de l’armée ; mais, éloigné par son état de la société parisienne, il ne connaissait que les noms.

Là étaient Legouvé, Chénier, Arnaud, Lemercier, Ducis, David, Girodet, Prud’hon, Lethière, Gros, Louvet de Couvray, Pigault- Lebrun, Camille Desmoulins, Lucile, mademoiselle de Keralio, mademoiselle Cabarrus, Cabanis, Condorcet, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Garat, mademoiselle Raucourt, Rouget de l’Isle, Méhul, les deux Baptiste, Dazincourt, Fleury, Armand Dugazon, Saint-Prix, Larive, Monvel, tout l’art, toute la politique du temps.[Par CharisseBabouche] Dans ce chapitre, les artistes et les politiques (hommes ou femmes) se mêlent étroitement. Beaucoup des artistes cités prennent une part active dans la révolution qui se joue. Cette scène regroupe des hommes de lettres (Legouvé, Chénier, Ducis, Louvret de Couvray, Pigault-Lebrun, Camille Desmoulins, mademoiselle de Keralio, Garat), des musiciens (Rouget de l'Isle, Méhul), des hommes politiques (Arnaud, Lemercier, Vergniaud, Guadet, Gensonné, les deux Baptiste, Saint-Prix), des peintres (David, Girodet, Prud'hon, Lethière, Gros), des acteurs (mademoiselle Raucourt, Dazincourt, Fleury, Armand Dugazon, Larive, Monvel), des personnalités influentes (Lucile, mademoiselle Cabarrus) et des savants (Cabanis, Condorcet).

Là enfin, Dumouriez, applaudi par tous, goûtait cette joie sans mélange du triomphateur au triomphe duquel ne se mêle pas la voix de l’esclave.

Il croyait du moins que la chose se passerait ainsi.

Tout à coup une rumeur sourde courut dans les salons ; une inquiétude vague sembla s’emparer de tout le monde, et le nom de Marat, vingt fois répété, tomba sur les conviés du grand artiste, non pas comme des langues de feu, mais comme des gouttes d’huile bouillante[Par CharisseBabouche] Voir l'illustration de cette scène dans l'Histoire des Montagnards d'Alphonse Esquiros. Paris, Librairie de la Renaissance, 1876. http://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details/collection_image_gallery.aspx?assetId=1450590001&objectId=3476868&partId=1.

Marat ! dit Talma, que vient-il faire ici ? Que l’on m’appelle deux domestiques, et qu’on me le mette à la porte !

Mais David s’y opposa.

– Laisse-moi d’abord voir ce qu’il veut, dit David, ensuite tu décideras.

Talma fit un signe d’assentiment. David s’avança jusqu’au vestibule.

– Que veux-tu ? demanda-t-il à Marat.

– Je veux parler au citoyen Dumouriez, répondit Marat.

– Ne pourrais-tu choisir un autre moment que celui où l’on donne une fête[Par GaelleGuilissen] [où l'on donne une fête] "où l'on lui donne une fête" ?

– Pourquoi donne-t-on des fêtes à un traître ?

– Un traître qui vient de sauver la patrie.

– Un traître ! un traître ! un traître ! te dis-je.

– Mais enfin que viens-tu demander ?

– Je viens demander sa tête.

– Avec combien d’autres ? demanda Danton qui parut à la porte.

– Avec la tienne, dit Marat, avec celle de tous ceux qui ont pactisé avec le roi de Prusse. Oui, ajouta-t-il en montrant le poing, on sait que vous avez reçu chacun deux millions.

– Laissez entrer ce fou afin que je le saigne ! Il voit rouge ! dit Cabanis.

Marat entra.

Mais déjà beaucoup avaient disparu ou avaient passé dans les pièces à côté[Par CharisseBabouche] "avaient passé dans les pièces à côté". Le récit de Dumas est très proche de celui de Michelet dans ce passage : "Ce fut un coup de théâtre. Plusieurs disparurent, et passèrent dans d'autres pièces. Plusieurs qui restaient pâlirent." (Michelet, 1850 p.1217). Le "coup de théâtre" souligne la théâtralité de la scène et la fuite des invités reflète la terreur qu'inspire Marat. .

Dugazon avait pris une pelle et l’avait mise à rougir au feu.

Marat était flanqué de deux jacobins, longs et maigres, ayant la tête de plus que lui.

Il venait demander compte à Dumouriez de l’épuration des volontaires de Châlons, dont il avait fait chasser les maratistes et ceux qui demandaient du sang.

Il comptait, le folliculaire[Par CharisseBabouche] "le folliculaire". Le folliculaire est un terme dépréciatif employé pour dénigrer un journaliste. Marat est le fondateur du journal révolutionnaire L'Ami du Peuple (1789-1792). Le 17 octobre 1792, au lendemain de la soirée chez Talma, il publie le récit de cette réunion qu'il définit comme "contre-révolutionnaire" et dénonce l'hommage fait à Dumouriez. https://books.google.fr/books?id=naMFAAAAQAAJ&pg=PA363&lpg=PA363&dq=l'ami+du+peuple+17+octobre+1792&source=bl&ots=5T_FvOm_RZ&sig=u-psRPw7P_M411yp-zbtuCjZc0g&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiMn5yes7XSAhVpAsAKHcppBjMQ6AEISzAH#v=onepage&q=l'ami%20du%20peuple%2017%20octobre%201792&f=false gonflé de fiel[Par CharisseBabouche] "gonflé de fiel". Le fiel désigne la haine. et de venin, épouvanter le général vainqueur comme il épouvantait les badauds de Paris.

Dumouriez l’attendit, calme, appuyé sur le pommeau de son sabre.

– Qui êtes vous ? demanda-t-il.

– Je suis Marat, répondit celui-ci, tordant sa bouche baveuse[Par CharisseBabouche] "sa bouche baveuse". C'est un portrait-charge de Marat que Dumas dresse dans ce passage. La "bouche baveuse" fait penser à un animal enragé, ce que corrobore son comportement haineux et impulsif. Dans le récit de Louise Fusil, actrice présente lors de cette soirée, Marat est ainsi caricaturé : "Il était en carmagnole, un mouchoir de Madras rouge et sale autour de la tête, celui avec lequel il couchait probablement depuis fort long-temps. Des cheveux gras s'en échappaient par mèches "(...). La carmagnole est à la fois une danse révolutionnaire et un vêtement "entre la veste et l'habit" (Littré). http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k627923/f286.item.r=marat.zoom .

– Je n’ai affaire ni à vous ni à vos pareils.

Et il lui tourna le dos avec un profond mépris.

Tous ceux qui entouraient le général, et particulièrement les militaires, éclatèrent de rire.

– Ah ! dit Marat, ce soir je vous fais rire, demain je vous ferai pleurer !

Et il sortit en montrant le point et en menaçant[Par CharisseBabouche] "en montrant le point et en menaçant". Dumas ne retranscrit pas fidèlement l'entrevue entre Dumouriez et Marat. Le récit en est fait dans les mémoires de l'actrice Louise Fusil. Dumas privilégie ici des répliques courtes et percutantes aux longs échanges entre les deux hommes. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k627923/f287.item.r=marat.zoom.

À peine fut-il sorti, que Dugazon tira du feu la pelle rouge, prit une poignée de sucre en poudre, et, sans dire une parole, partout où avait passé Marat, brûla du sucre.

Cet épisode grotesque[Par CharisseBabouche] "épisode grotesque". Dumas emploie l'adjectif grotesque pour qualifier cet épisode de ridicule. Cependant, ce passage qui est un règlement de compte politique est très théâtral. L'irruption inattendue de Marat, l'opposition de deux personnages et les menaces de mort sont autant d'actions dramatiques qui resserrent, de nouveau, le lien entre l'art et la politique. Or, ici, l'éloquence mais aussi l'homme politique sont tournés en ridicule. Les hommes politiques sont de mauvais acteurs. La tragédie devient comédie, bouffonnerie. rendit la gaieté qui avait disparu[Par CharisseBabouche] "la gaieté qui avait disparu". Dans le récit de Michelet, la gaieté ne revient pas. Au contraire, l'épisode de Marat a interrompu la réconciliation et les réjouissances : « Ils restèrent tristes, silencieux et ils s'isolèrent. » (Michelet, p.1218). Néanmoins, dans les deux récits, le rassemblement des partis, but de cette soirée, n'a pas lieu : « Le mélange amical cessa ; chacun, instinctivement, se rangea auprès des siens. Avant même de sortir, on retrouva les partis. » (Michelet, p.1218). Ce chapitre est le récit d'actes manqués. .

Mais le but de la réunion de la Gironde à la Montagne était manqué, aussi bien dans le salon de la rue Chantereine que dans la loge du théâtre des Variétés du Palais-Royal.

Danton, en rentrant chez lui, trouva Jacques Mérey qui l’attendait avec impatience.

Le docteur vint à lui, et, sans lui donner le temps de l’interroger :

– Ami, lui dit-il, je ne veux pas, quelques jours après mon entrée à la Convention, demander un congé, mais il faut, pour une affaire de la plus haute importance, que tu m’obtiennes une mission qui me laisse quinze jours de liberté appliqués à mes propres affaires.

– Diable ! fit Danton, à qui veux-tu que je demande cela ? Je suis mal avec Servan et Clavier. Ce qui vient d’arriver ce soir ne m’a pas mis au mieux avec Roland. Mademoiselle Manon Philippon, ajouta-t-il avec un accent de mépris, lui aura raconté la chose à sa manière. Il reste donc Garat[Par CharisseBabouche] Dominique Joseph Garat (1749-1833). Journaliste et élu député girondin du Labourd (Pays Basque) aux Etats Généraux de 1789. Il est ministre de la Justice du 9 octobre 1792 au 22 janvier 1793 avant de devenir ministre de l'intérieur jusqu'en août 1793. , le ministre de la Justice.

– Et comment es-tu avec celui-là ?

– Oh ! celui-là n’a rien à me refuser.

– C’est Garat justement qui a proposé, le 9 octobre dernier, la loi qui prononce la peine de mort contre les émigrés pris les armes à la main et leur exécution immédiate, n’est-ce pas ?

– C’est lui.

– Eh bien ! qu’il me charge de rechercher l’identité du seigneur de Chazelay, pris à Mayence le 21 et fusillé le 22[Par CharisseBabouche] Dumouriez repousse les armées prussiennes à Valmy, ce qui les oblige à reculer vers Mayence où le général Custine et ses troupes entrent le 22 octobre 1792. Quelques aristocrates émigrés sont poursuivis et arrêtés puis fusillés.. Bien entendu que la mission est tout honoraire, et que je ferai les recherches à mes frais.

– La chose a l’importance que tu lui donnes ?

– Il y va de mon bonheur.

– Tu auras ta mission demain.

Jacques Mérey avait lu le soir même dans le Moniteur[Par CharisseBabouche] Le Moniteur universel est un journal fondé en 1789. C'est un organe du gouvernement révolutionnaire qui publie les débats parlementaires et qui informe des actions politiques du gouvernement en place. Il annonçait également les exécutions. :

« Le chef d’une petite bande d’émigrés, après avoir combattu en Champagne avec ses hommes, voyant qu’il n’y avait plus rien à faire de ce côté-là, est venu vers les premiers jours d’octobre s’enfermer dans la ville de Mayence.

» Mais la ville de Mayence s’étant rendue le 21 octobre dernier, et aucune condition n’ayant été stipulée par le gouverneur en faveur des émigrés, M. de Chazelay a été pris les armes à la main et, en vertu de la loi du 9 octobre, fusillé dans les vingt-quatre heures.

» On dit que le seigneur de Chazelay possédait de grands biens dans le département de la Creuse, aux environs de la ville d’Argenton.

» Encore un bel héritage pour la République ! »

Le lendemain, Jacques Mérey avait sa mission signée Garat, mission à laquelle il pouvait consacrer depuis le 26 octobre jusqu’au 10 novembre inclusivement.

En conséquence, sans perdre un seul instant, il repartit pour Mayence avec une lettre de recommandation du général Dumouriez pour le général Custine.

La veille de son départ, sur la proposition de Garnier (de Saintes)[Par CharisseBabouche] Jacques Garnier dit Garnier de Saintes (1755-1818). Député montagnard à la Convention de 1792 à 1795. Il est à l'origine du décret qui bannit les émigrés à perpétuité et les condamne à mort s'ils reviennent. , la Convention avait rendu un décret qui bannissait les émigrés à perpétuité et qui punissait de mort ceux qui rentraient en France – sans distinction d’âge ni de sexe[Par CharisseBabouche] "sans distinction d'âge ni de sexe". Décret voté le 22 octobre 1792 par la Convention Nationale. .


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