Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 2 - Chapitre 32

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XXXII La maison vide[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 12 et du 13 février 1870.

Jacques Mérey ne s’était pas trompé[Par GaelleGuilissen] [Jacques Mérey ne s'était pas trompé] "Jacques Mérey ne s'était point trompé". Mademoiselle de Chazelay était bien venue à Argenton, et, comme il était impossible d’aller en voiture au château, elle avait loué trois chevaux à la seule auberge de la ville, et s’était fait conduire à Chazelay par des hommes conduisant les trois montures au pas.

Les trois femmes y avaient passé une nuit, et le lendemain elles étaient revenues.

Puis on avait remis les chevaux de poste à la voiture, et cette fois on était parti pour[Par GaelleGuilissen] [on était parti pour] "on était parti par" La Châtre, Saint-Amand, Autun, la Bourgogne, etc., etc.

Or, comme mademoiselle de Chazelay avait cinq jours d’avance sur Jacques Mérey ; comme, n’ayant pas reçu la dernière lettre de son frère qui lui annonçait son exécution, elle n’avait pu qu’obéir à l’avant-dernière lettre dans laquelle il lui ordonnait sans doute de le rejoindre ; comme les eaux de Baden-Baden ou de WeisbadenWiesbaden n’étaient qu’un moyen d’ouvrir aux trois fugitives les portes de l’Allemagne, Jacques Mérey, brisé de fatigue, ayant fait plus de six cents lieues par de mauvaises routes, ne jugea point urgent de se remettre en voyage, et se fit descendre à la porte de sa maison, si longtemps appelée la maison mystérieuse, et qui n’était plus que la maison vide.

Il y avait un peu plus de deux mois qu’il l’avait quittée.

Au bruit de la voiture s’arrêtant devant la porte, la vieille Marthe accourut et jeta un grand cri.

Elle avait cru ne jamais revoir son maître.

Lorsque Jacques Mérey fut entré et que la porte se fut refermée, il s’arrêta au bas de l’escalier, ne sachant où aller d’abord et tiré de tous côtés par ses souvenirs.

Sa mémoire réunissait dans un seul embrassement ces sept années qui, aujourd’hui qu’elles étaient écoulées, semblaient n’avoir eu que la durée d’un jour.

Il voyait Éva depuis le moment où il l’avait déroulée sur le tapis aux yeux de Marthe, objet informe, être inachevé, jusqu’à celui où elle avait été si cruellement arrachée de ses bras par un homme que la mort avait arraché de la vie avec la même cruauté, la même impitoyable froideur.

Et, quoiqu’elle ne fût plus dans la maison, elle y flottait[Par GaelleGuilissen] [elle y flottait] "elle y flottait encore" comme flotte une ombre invisible, et perceptible cependant, aux lieux que son corps a habités.

Tout était comme Jacques Mérey l’avait laissé. Il monta d’abord à la chambre d’enfant d’Éva, et retrouva le berceau dans lequel elle était restée de sept à dix ans, c’est-à-dire à cette époque végétative de la vie où, chrysalide d’amour, la beauté et l’intelligence luttaient tout ensemble contre la laideur et le néant.

Puis à sa chambre de jeune fille, où elle commença devant le miroir magique à dérouler et à nouer ses longs cheveux en cambrant sa taille de roseau aussi onduleuse que ces beaux torses de Jean Goujon, dont les bras soutiennent des corbeilles tandis que le bas du corps se perd et se divinise dans les draperies[Par CharisseBabouche] "et se divinise dans les draperies". Jean Goujon (1510-1567) est un sculpteur et architecte français. Les nymphes de la fontaine des Innocents rappellent la sensualité des corps et la fluidité des drapés évoquées dans ce passage. .

Puis de là il monta dans l’atelier, où l’orgue était resté ouvert et muet ; il se rappela le jour où, à la suite d’une commotion électrique qui l’avait enveloppée d’un fluide vivifiant, elle était allée d’elle-même au piano, et, à son éternel étonnement, avait joué les mesures indécises, mais reconnaissables, d’un air entendu la veille. Là étaient les livres où ses yeux avaient déchiffré le premier mot, et lorsqu’il s’approcha sans le voir du haut de l’armoire où il était couché, le chat inapprivoisable bondit sur la fenêtre par laquelle il avait l’habitude de fuir.

Là, pêle-mêle sur les chaises, étaient les livres dans lesquels elle avait étudié la chimie, l’astronomie, la botanique ; le dernier qu’elle avait ouvert, encore à l’endroit où la lecture s’était arrêtée.

Je ne connais pas d’endroits sous le vaste dôme des cieux où tombe du passé une mélancolie plus douce que dans une chambre devenue vide par une longue absence ou par la mort, après avoir été habitée, vivifiée, animée par une belle créature de quinze ans ; son essence juvénile a passé dans tout ; son haleine, l’émanation qui flotte autour de toute sa personne, composent une atmosphère à part qui vous fait amoureux avant qu’on ne sache même ce que c’est que l’amour.

Et qu’est-ce alors, quand on le sait !

Les bras tendus, car un voile flottait devant ses yeux, Jacques Mérey, ne la voyant plus au milieu de cette vapeur qui semblait, comme le nuage de Virgile, cacher une déesse[Par CharisseBabouche] "comme le nuage de Virgile, cacher une déesse". Dans l'Énéide, Virgile utilise à plusieurs reprises le motif du nuage qui voile et dévoile les personnages. Vénus enveloppe son fils Énée et son compagnon Achate d'un brouillard afin qu'ils puissent explorer Carthage. Anchise apparaît alors à Didon, reine de Carthage, derrière un nuage. Pour Philippe Heuzé, Virgile a « la maîtrise avec laquelle l'artiste (et le penseur) dispose les nuages et manie cet objet fascinant qui oscille entre le réel impalpable et l'illusion » (« Per nubila lunam », effets de nuages chez Virgile http://books.openedition.org/pur/38571). Cependant, Alexandre Dumas opère une inversion. Dans ce passage, c'est Éva, comparée à une déesse, qui est cachée aux yeux de Jacques Mérey par un voile de brouillard.

Jacques Mérey alla instinctivement à l’orgue et posa au hasard, on l’eût cru du moins, ses deux mains sur les touches.

Un frémissement sonore s’échappa de l’instrument divin ; pendant dix minutes, Jacques Mérey n’en tira que des harmonies, au milieu desquelles une plainte revenant sans cesse laissait tomber une larme sur le cœur, éveillant la même sensation que, dans un caveau sombre, fait éprouver la goutte d’eau qui tombe régulièrement dans un bassin de cristal.

Au bout de quelques instants cette plainte mélodieuse fut insuffisante, elle se traduisit par le nom d’Éva ; mais, à peine Jacques Mérey l’avait- il prononcé trois fois, qu’il ne put supporter[Par GaelleGuilissen] [qu'il ne put supporter] "qu'il ne put point supporter" ce crescendo de douleur et que son cœur éclata en sanglots.

Le docteur s’élança hors de la chambre sans avoir rien vu de ses anciens instruments de chimie : creusets à poussière de mercure, cornues impuissantes et oubliées, matrice rouge de cinabre, aux rebords de laquelle s’est figée une écume d’argent vermeil, vase dans lequel le carbone pur a commencé de se transformer en diamant, il oublia tout. Ce nom d’Éva était le glas funèbre qui mettait au tombeau tous ces rêves que la science avait caressés, comme Ixion la nuée de laquelle naquit le peuple fabuleux des Centaures[Par AnneBolomier] [comme Ixion la nuée de laquelle naquit le peuple fabuleux des Centaures] : dans le Dictionnaire de la fable, François Noël raconte que Jupiter reçut Ixion dans le ciel, et l'admit à la table des dieux. Ébloui des charmes de Junon, Ixion eut l'insolence de lui déclarer sa passion. Offensée de sa témérité, la déesse alla se plaindre à Jupiter, qui forma d'une nuée un fantôme semblable à son épouse, et cette union imaginaire donna le jour aux Centaures, créatures mi-hommes, mi-chevaux. .

En deux bonds il franchit l’escalier, et du troisième il se trouva dans le jardin.

Là ses souvenirs étaient non moins pressés, non moins vivants, non moins tendres, et, par conséquent, non moins douloureux.

Là était le ruisseau dans lequel, pour la première fois, elle se regarda en buvant ; la tonnelle où elle écoutait chanter le rossignol jusqu’à une heure du matin ; l’arbre où, pour la première fois, en se dressant pour cueillir la pomme vermeille, elle s’aperçut qu’elle était nue et rougit de pudeur.

Et Jacques Mérey allait du ruisseau à la tonnelle, de la tonnelle à l’arbre de la science, se disant que son espoir était insensé, et n’en espérant pas moins voir tout à coup apparaître Éva à l’angle de quelque buisson, au détour de quelque allée.

Mais ce fut surtout en s’approchant de la grotte que le cœur lui battit ; c’était là, au murmure de cette source, qui, avec le ruisseau échappé du pied de l’arbre de la science, alimentait la petite rivière du jardin, qu’appuyés tous deux à la roche moussue, Éva lui avait dit pour la première fois qu’elle l’aimait.

Cette voix chérie, cet accent mélodieux qui pénètre jusqu’au fond du cœur, ce mot pour lequel toutes les langues de la terre ont choisi leurs plus douces voyelles, leurs consonnes les plus euphoniques, ne l’entendrait-il plus ?

Pour lui seul n’y aurait-il plus de printemps, plus de soleil, plus d’amour ?

Dans quelle erreur profonde était-il lorsque, jeté dans ces débats solennels de la tribune qui faisaient et qui défaisaient des monarchies, dans ces grandes luttes de la guerre qui chassaient la terreur d’un camp dans l’autre et qui renvoyaient éclater sur l’Allemagne l’orage qui grondait sur la France, dans quelle erreur profonde était-il quand il avait espéré donner tout cela en pâture à son cœur, à la place de son amour ?

Oh ! son amour, il était, certes, depuis son départ d’Argenton, demeuré au fond de toute chose ; pas un jour, pas une heure, pas un instant, il n’avait cessé d’y songer, et voilà que, depuis qu’il était rentré dans cette maison, pas une seconde il n’avait pensé à ces grandes catastrophes au milieu desquelles il avait déjà joué et allait encore jouer un rôle.

Voilà qu’il avait oublié, comme si jamais ils n’eussent existé, Danton, Dumouriez, Kellermann, Valmy, le roi de Prusse, Brunswick, la Montagne, la Gironde, l’éloquent Vergniaud, madame Roland la sainte, madame Danton la martyre, l’immonde Marat laissant derrière lui chez Talma sa trace fétide, et le faible roi prisonnier au Temple, avec une femme coupable, deux enfants innocents, une sœur angélique.

Où retrouver Éva ? Vivre tous les jours qui lui restaient à vivre sans jamais entendre parler de princes ou de rois, sans jamais voir reluire au soleil l’or d’une épaulette ou la lame d’un sabre, sans savoir s’il y avait un monde autour de cette maison et de ce jardin qui étaient son univers, voilà le seul bonheur qu’il eût demandé à Dieu, s’il n’eût placé Dieu si haut[Par GaelleGuilissen] [s'il n'eût placé Dieu si haut] "s'il n'eût pas placé Dieu si haut", que nos douleurs les plus poignantes, comme nos joies les plus sublimes, ne pouvaient, partant de si bas, monter jusqu’à lui.

Nous avons raconté les rêves du jour, nous n’essayerons pas de peindre ceux de la nuit.

Le premier bruit qu’entendit Jacques Mérey dans la maison fut celui d’Antoine ouvrant sa porte et frappant du pied en criant :

– Cercle de vérité, centre de justice ![Par GaelleGuilissen] [Cercle de vérité, centre de justice !] Fin de la partie du chapitre publiée dans Le Siècle du 12 février.

Jacques Mérey eut du bonheur à revoir celui à qui il avait rendu un éclair de raison, n’ayant pas pu lui rendre sa raison tout entière.

Derrière lui monta Baptiste, qu’il reconnut à son tour au bruit que faisait sa jambe de bois frappant chaque marche de l’escalier.

Si Antoine lui devait une partie de sa raison, celui-là lui devait une partie de son corps.

C’étaient deux hommes à qui Jacques Mérey eût pu dire : « Mourez pour moi », et qui seraient morts sans demander pour quelle cause il demandait leur vie.

Au reste, toute la ville d’Argenton était rassemblée devant la porte de la maison mystérieuse. Seulement, comme on savait Jacques Mérey triste, on avait banni toute gaieté de la réception qu’on voulait lui faire.

C’étaient des électeurs qui venaient remercier leur mandataire d’avoir déjà illustré son mandat.[Par GaelleGuilissen] [avoir déjà illustré son mandat.] On ne trouve pas de retour à la ligne dans le journal.

Et, en effet, on avait appris à Argenton la conduite que Jacques Mérey avait menée à Verdun. On savait qu’il s’était chaudement battu à Grand-Pré, et que c’était lui enfin qui avait rapporté à la Convention les trois drapeaux conquis dans la campagne.

Ils avaient lu dans le journal[Par GaelleGuilissen] [dans le journal] "sur le journal" la mort du seigneur de Chazelay ; il était peu regretté dans le pays : on savait tout le mal qu’il avait fait à Jacques Mérey. Et cependant, comme on connaissait l’amour immense qu’il avait pour sa fille, toute cette foule, toute vulgaire qu’elle fût, qui attendait Jacques pour le remercier du passé et le prier de se continuer dans l’avenir, eut la délicatesse de ne pas lui dire un mot du père ni de la fille.

Mais ce fut à qui lui parlerait, obtiendrait un mot de lui, lui toucherait la main, lui jetterait son vœu de bonheur. Si l’on eût osé, pour gagner sa voiture, Jacques Mérey eût marché sur des jonchées de feuilles et de fleurs.

Les chevaux arrivèrent ; au bruit des grelots, chacun s’écarta.[Par GaelleGuilissen] [au bruit des grelots, chacun s'écarta.] Il y a ici un retour à la ligne dans le journal. Au moment de monter en voiture, Jacques Mérey fit signe qu’il voulait parler.

Aussitôt il se fit un grand silence.

– Mes amis, dit-il, nous allons entrer dans une série de luttes terribles. Peut-être y laisserai-je ma vie, mais à coup sûr je n’y laisserai pas mon honneur, et vous serez toujours non seulement contents, mais fiers de votre élu.

» Si je viens à succomber dans la lutte, je vous recommande ma vieille Marthe et mes deux bons amis Antoine et Baptiste, c’est tout ce que je laisserai sur la terre après moi.

Puis, comme la voiture s’ébranlait pour partir, il n’y put résister plus longtemps, et ce cri échappa de son cœur :

– Si elle revient, n’est-ce pas, vous me le ferez savoir ?

Et, de toutes ces bouches qui semblaient attendre cette confidence pour parler, de tous ces cœurs qui semblaient attendre cet appel pour s’ouvrir, s’échappa cette promesse unanime :

– Oh oui ! oui ! Oui !

– Pas une voix n’avait nommé Éva, et tous savaient que c’était d’elle qu’il avait voulu parler.


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