Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 2 - Chapitre 33

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XXXIII Jacques Mérey perd la piste[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans Le Siècle du 13 février 1870.

En quittant Argenton, la voiture prit la route de Saint-Amand. C’était le même postillon qui avait conduit mademoiselle de Chazelay qui conduisait Jacques Mérey.

À la première poste, c’est-à-dire à La Châtre, de nouvelles informations furent prises, et de postillon à postillon on eut encore une certitude.

À Saint-Amand, les renseignements commencèrent à être plus difficiles ; il fallut consulter les livres de poste, très exactement tenus à cette époque à cause des lois contre les émigrés.

À Autun, on perdit la trace. Probablement les voyageuses avaient passé pendant la nuit, et le maître de poste n’avait pas jugé à propos de se lever pour inscrire les chevaux sur son registre.

À Dijon, comme on dit en termes de chasse, on en revit, puis on continua, sur des indices plus ou moins certains, la route jusqu’à Strasbourg.

À Strasbourg, on se retrouva dans l’incertitude. Les trois dames avaient logé à l’hôtel du Corbeau. Le nom de mademoiselle de Chazelay, voyageant avec une femme de chambre, était écrit sur les registres, et le maître de l’hôtel avait été faire virer le passeport au comité, qui avait envoyé un de ses membres accompagné d’un médecin pour s’assurer si véritablement une des dames était malade et avait besoin de prendre les eaux.

Le médecin trouva, en effet, la plus jeune des trois voyageuses si faible, si pâle, si souffrante, qu’il ne fit aucune difficulté pour lui laisser continuer son voyage.

Mademoiselle de Chazelay[Par GaelleGuilissen] [Mademoiselle de Chazelay] Il y a une erreur dans le journal, qui parle de Madame au lieu de Mademoiselle. avait passé le Rhin à Kehl[Par GaelleGuilissen] [Kehl] Le nom est écrit "Kell" dans le journal, ce qui semble être une orthographe correcte à l'époque de Dumas, comme on peut le voir par exemple dans le Nouveau dictionnaire universel de géographie ancienne et moderne de François D. Aynès., et s’était arrêtée à Baden[Par GaelleGuilissen] [Baden] On lit "Bade" dans le journal., à l’hôtel des Ruines.

Là, elle avait annoncé qu’elle comptait rester un mois tandis que sa nièce prendrait les eaux ; elle avait fait son prix avec le maître de l’hôtel, puis tout à coup, à la lecture d’un journal, la plus âgée des voyageuses était tombée dans une attaque de nerfs et[Par GaelleGuilissen] [une attaque de nerfs et] Dans le journal, la conjonction "et" est remplacée par une virgule. avait déclaré qu’elle voulait partir à l’instant pour Mayence.

Mais la plus jeune des voyageuses était si souffrante, que le médecin des eaux, qui l’avait déjà visitée, avait déclaré qu’elle ne pouvait supporter la voiture.

On avait alors, comme faisaient les voyageurs à cette époque, frété une jolie barque, et l’on avait pris la voie du Rhin.

Il n’y avait dans tout cela aucun doute pour Jacques Mérey, ces dames étaient venues à Baden-Baden, en effet, avec l’intention d’y prendre les eaux, puis mademoiselle de Chazelay avait lu dans un journal, tombé par hasard entre ses mains, l’exécution de son frère.

De là l’attaque de nerfs et la résolution de partir à l’instant pour Mayence.

Mais Jacques Mérey savait d’avance que mademoiselle de Chazelay ne trouverait sur l’exécution de son frère que les renseignements vagues qu’il eût trouvés lui-même s’il n’avait pas eu une mission spéciale à ce sujet.

Les voyageuses seraient donc forcées d’aller jusqu’à Francfort. Mais à Francfort aucune pièce ne leur serait communiquée, si ce n’est une copie de l’interrogatoire et le procès-verbal d’exécution pour servir d’extrait mortuaire.

Maintenant Custine serait-il toujours à Francfort ? Dans ce temps de rapides conquêtes, on ne savait jamais où retrouver les généraux.

Il s’informerait en passant par Mayence.

Le hasard servit Jacques Mérey à merveille ; depuis la veille le général Custine avait établi son quartier à Mayence, laissant garnison à Francfort, qui était encore fortifié à cette époque.

C’était un jour de voyage de moins, et, on se le rappelle, le docteur n’avait que quinze jours de congé.

Il arriva le 2 novembre à Mayence.

Il alla serrer la main du général, qui paraissait fort triste. Il était question de faire le procès de Louis XVI.

La Convention le jugerait.

Louis XVI, jugé par la Convention, était d’avance condamné à mort.

M. de Custine, homme de vieille race, pouvait-il rester au service d’un gouvernement qui aurait condamné son roi ?

Toutes ces choses ne furent pas dites mais devinées, après quoi Jacques demanda s’il pourrait revoir son jeune ami Charles André ?

Le général sonna.

– Voyez dans les bureaux, dit-il, si le citoyen Charles André s’y trouve.

Puis, se tournant vers le docteur :

– À propos, lui dit-il, n’oubliez pas de lui demander une lettre arrivée pour vous le lendemain ou le surlendemain de votre départ. Charles André, ne sachant où vous l’envoyer, l’aura gardée.

Les deux hommes se quittèrent poliment, mais sans regrets. Ces deux natures opposées s’emboîtaient mal l’une avec l’autre.

Quelle différence avec Charles André ! Les deux jeunes gens n’avaient eu besoin que d’un regard pour lire au fond du cœur l’un de l’autre ; aussi fut-ce les bras ouverts qu’ils s’abordèrent.

En deux mots, Jacques lui expliqua la cause de son retour.

– Je les ai vues, dit Charles André ; c’est à moi qu’elles se sont adressées.

– Éva était bien souffrante ? demanda Jacques.

– Bien souffrante, mais bien belle.

Jacques hésita un instant ; il avait les timidités d’un premier amour.

– Vous lui avez parlé ? demanda-t-il en hésitant.

– Oui, j’ai eu le bonheur de rester seul avec elle, elle qui semblait muette ou trop faible pour parler. Je m’approchai d’elle et lui dis :

» – Mademoiselle, je l’ai vu.

» Elle bondit.

» – Vous avez vu Jacques Mérey ? dit-elle.

» Elle avait deviné que c’était de vous que je voulais parler.

» – J’ai vu Jacques Mérey, repris-je ; j’ai vu l’homme qui vous aime plus que sa vie.

» Elle poussa un cri et me jeta les bras au cou.

» – Vous êtes mon ami pour toujours, dit-elle.[Par GaelleGuilissen] [Vous êtes mon ami pour toujours, dit-elle.] Il n'y a pas de retour à la ligne ici dans le journal.

Oh ! moi aussi je l’aime ! je l’aime ! je l’aime !

» Et elle ferma les yeux comme si elle allait mourir.

» – Mademoiselle, lui dis-je, votre tante peut revenir d’un moment à l’autre ; laissez-moi vous dire.

» – Oui, dites, dites.

» – Une lettre que vous lui aviez écrite se trouvait dans les papiers de votre père.

» – Comment cela ?

» – Je l’ignore. Mais, en visitant les papiers, il a reconnu l’écriture et m’a demandé de copier cette lettre.

» – Oh ! cher Jacques !

» – Puis, la lettre copiée, j’ai pris la copie et lui ai laissé l’original.

» – Vous avez fait cela ? s’écria la belle enfant folle de joie.

» – Oui. Ai-je eu tort ?

» – Comment vous appelez-vous, monsieur ?

» – Charles André.

» – Votre nom est là, dit-elle en mettant la main sur son cœur.

» Je m’inclinai.

» – Ah ! lui dis-je, mademoiselle, c’est trop de reconnaissance.

» – Vous ne savez pas tout ce que je lui dois, à cet homme, à ce génie, à cet ange du ciel ! J’étais une pauvre créature, dénuée, abandonnée, ne connaissant rien à sept ans qu’un chien, Scipion ; c’était mon seul ami. Je ne parlais pas, je ne voyais pas, je ne pensais pas. Il m’a donné la voix[Par GaelleGuilissen] [Il m'a donné la voix] "Il m'a donné la voix ; il m'a ouvert les yeux" ; il m’a soufflé la pensée pendant sept ans, comme le sculpteur florentin penché sur les portes du baptistère de Notre-Dame-des-Fleurs[Par CharisseBabouche] "les portes du baptistère de Notre-Dame-des-Fleurs". Les portes du baptistère de la cathédrale Notre-Dame-des-Fleurs (Santa Maria del Flore) à Florence sont l'oeuvre de Lorenzo Ghiberti. L'oeuvre de Ghiberti traverse toute la première moitié du XVème siècle. C'est un travail minutieux et long, tout comme l'éducation d'Eva par Jacques Mérey dont l'oeuvre est une fois de plus comparée à une création artistique. . Il a ciselé mon corps, mon cœur, mon esprit ; tout ce que je sais, je le lui dois ; tout entière je suis à lui. Pourquoi me trouvez-vous froide à la mort de mon père ? c’est que je ne connais mon père que pour nous avoir séparés. Je n’avais jamais pleuré, je ne savais pas ce que c’était que les larmes : mon père m’est apparu et j’ai manqué mourir de douleur !

» En ce moment, sa tante rentra.

» – Si vous le revoyez jamais, me dit-elle en me serrant la main, dites-lui que je l’aime.

» Mademoiselle de Chazelay entendit ces derniers mots.

» – Qui aimez-vous si fort ? demanda-t-elle sèchement.

» – Jacques Mérey, madame, répondit la jeune fille.

» – Vous êtes folle, dit mademoiselle de Chazelay.

» – Je le serai peut-être un jour, répondit la jeune fille ; mais qui m’aura rendue folle ? vous le savez.

» – Dans tous les cas, à partir d’aujourd’hui, dites-lui adieu pour toujours ; jamais nous ne rentrerons en France. Venez.

» Mademoiselle de Chazelay suivit sa tante, et je ne les ai pas revues.

– Merci, mon ami, merci, s’écria Jacques Mérey au comble de la joie. J’en sais tout ce que je pouvais espérer de savoir. Elles vont ou à Vienne ou à Berlin. Elles émigrent.

Un soupir passa à travers ses lèvres.

– Je ne puis les suivre à l’étranger, et d’ailleurs le général m’a dit que vous aviez une dépêche à me remettre.

– Ah ! c’est vrai, dit Charles André.

Et il tira d’un portefeuille une lettre portant le grand cachet de la République et le timbre du ministère de l’Intérieur.

Jacques Mérey décacheta la lettre et la lut.

Lecture faite, il tendit la main au jeune officier.

– Adieu, lui dit-il, je pars.

– Vous partez ainsi, à l’instant même ?

– Quel jour du mois sommes-nous ? depuis huit ou dix jours que je cours la poste, je suis brouillé avec les dates.

– Nous sommes le 2 novembre, répondit le jeune officier.

Jacques calcula de tête.

– Je serai le 5, dans la journée, près de Dumouriez, dit-il.

– Près de Dumouriez ? fit Charles André avec étonnement.

– La Convention m’attache à lui dans sa campagne de Belgique, comme elle m’a attaché à lui dans sa campagne de Champagne.

– Est-ce que vous avez confiance dans cet homme ? demanda le jeune officier.

– Dans son génie, oui ; dans sa moralité, non. Mais quels que soient ses projets, il a besoin d’une grande victoire. Attendez-vous à un second Valmy.

– Par où allez-vous le rejoindre ?

– Ma route est toute tracée : Hombourg, Trèves, Mézières. À Mézières, je saurai où rejoindre Dumouriez.

Les deux jeunes gens se dirent adieu, et, comme Jacques Mérey avait fait renouveler les chevaux de poste pendant sa visite chez le général, il n’eut qu’à monter en voiture et à crier au postillon :

– Route de France, par Hombourg et Mézières !


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