Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 2 - Chapitre 34

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XXXIV La veille de Jemmapes[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 13 et du 15 février 1870.

Dumouriez, nous l’avons dit, était revenu à Paris pour concerter avec le gouvernement son plan de l’invasion de la Belgique[Par GaelleGuilissen] [l'invasion de la Belgique] "l'invasion de Belgique".

Dumouriez avait pris ses mesures pour avoir, dans chaque parti puissant, un ami puissant dans ce parti :

Il avait Santerre[Par AudeHerbert] Antoine-Joseph Santerre (1752-1809), est un général de brigade de la Révolution française. Dans la nuit du 9 au 10 août 1792, sous la menace du danger extérieur et la crainte d'une trahison de Louis XVI; la Commune de Paris est supprimée et c'est la commune insurrectionnelle qui prend sa place : Mandat, le commandant de la garde nationale de Paris, est remplacé par Santerre. à la Commune ; Il avait Danton à la Montagne ; Il avait Gensonné[Par AudeHerbert] Armand Gensonné (1758-1793), député de la Gironde à la Convention nationale. Armand Gensonné est un des plus modérés parmi les Girondins et on lui reprochera, au moment de son procès, un mémoire adressé au roi la veille du 10 août 1792 et ses relations avec Charles François Dumouriez. aux Girondins.[Par GaelleGuilissen] [Il avait Santerre à la Commune ; Il avait Danton à la Montagne ; Il avait Gensonné aux Girondins.] Dans le journal, chacune de ces trois phrases est suivie d'un retour à la ligne.

Ce fut d’abord Santerre, l’homme des faubourgs, qu’il fit agir.

Par Santerre, il obtint que l’idée du camp sous Paris serait abandonnée.

Que tous les rassemblements que l’on avait faits en hommes, tous les approvisionnements que l’on avait réunis en artillerie, en munitions, en effets de campement, seraient reportés en Flandre pour servir à son armée, qui manquait de tout ; qu’on y ajouterait des capotes, des souliers et six millions d’argent monnayé pour payer la solde des soldats jusqu’à leur entrée dans les Pays-Bas. Une fois là, la guerre nourrirait la guerre.

Dumouriez était un stratégiste. Quoique le premier il ait donné l’exemple des victoires remportées par masses, système qui fut adopté depuis avec tant de succès par Napoléon, c’était un calculateur à longues vues ; il préparait une bataille avec la même intelligence qu’un grand joueur d’échecs prépare son échec au roi et à la reine.

Donc son plan embrassait toute la frontière, depuis la Méditerranée jusqu’à la Moselle.

Montesquiou se maintiendrait le long des Alpes, tout en achevant la conquête de Nice et en conservant la neutralité suisse ; Biron, à qui on enverrait des renforts, garderait le Rhin depuis Bâle jusqu’à Landau. Douze mille hommes aux ordres du général Meunier soutiendraient Custine, qui s’était avancé comme un fou jusqu’à Francfort-sur-le-Mein ; Kellermann quitterait ses quartiers, passerait entre Luxembourg et Trèves, et, faisant ce que Custine aurait dû faire, il marcherait sur Coblentz ; quant à lui, Dumouriez, il prendrait l’offensive avec quatre-vingt mille hommes, et porterait la guerre en Belgique, qu’il adjoindrait au territoire français ; il attaquerait par sa frontière ouverte[Par GaelleGuilissen] [par sa frontière ouverte] "par la frontière ouverte", là où, comme le disait lui-même le téméraire aventurier, on ne pouvait se défendre qu’en gagnant des batailles.

En partant de Paris, Dumouriez avait dit à la Convention :

– Je serai le 15 à Bruxelles et le 30 à Liège.

« Il se trompa, dit Michelet ; il fut à Bruxelles le 14 et à Liège le 28. »[Par AudeHerbert] "Il [Dumouriez] écrivait à la Convention : Je serai le 15 à Bruxelles, et le 30 à Liège. Il se trompa, car il fut à Bruxelles le 14, à Liège le 28." Histoire de la Révolution, Livre VIII, chapitre V. - Jemmapes (6 novembre).

L’armée que commandait Dumouriez était une armée de volontaires ; quelques vieux soldats seulement de place en place, comme, après une coupe dans les forêts, restent debout[Par GaelleGuilissen] [restent debout] "restent de place" des échantillons de grands chênes.

Elle commença par un revers. Il y eût eu[Par GaelleGuilissen] [Il y eût eu] "Il y eut" de quoi décourager une vieille armée qui n’eût marché que selon les lois de la discipline.[Par AudeHerbert] "Cette jeune armée eut d'abord à supporter une épreuve que les vieilles armées les plus aguerries ne supportent pas toujours. Elle débuta par un revers." Histoire de la Révolution, Michelet, "Jemmapes". Celle- ci marchait à la loi de l’enthousiasme ; elle sentait la main de la France qui la poussait en avant ; elle n’en tint pas compte[Par GaelleGuilissen] [elle n'en tint pas compte] "elle n'en tint compte".

On avait mis des réfugiés belges à l’avant- garde ; c’était pour leur rendre une patrie qu’on faisait la guerre ; il était trop juste qu’ils missent les premiers le pied sur la terre de la patrie.

À peine furent-ils à la frontière que rien ne put les retenir ; ils s’élancèrent sur la terre natale et attaquèrent les avant-postes.[Par AudeHerbert] "Nos réfugiés belges n'arrivèrent pas plutôt à la frontière, qu'impatients de reprendre possession de la terre natale, sans rien attendre, ils attaquèrent. Ne pouvant les retenir, on leur donna des hussards pour les appuyer.", Histoire de la Révolution, Michelet. Les avant-postes reculèrent. Les Belges se crurent victorieux ; ils poursuivirent les Autrichiens et descendirent des hauteurs dans la plaine. Dumouriez vit la faute qu’ils commettaient, et il envoya quelques centaines de hussards, sous la conduite des deux sœurs Fernig, pour les soutenir.

Ce fut un bonheur. La cavalerie impériale les chargeait[Par GaelleGuilissen] [La cavalerie impériale les chargeait] "La cavalerie impériale les chargea" et allait les envelopper ; sans les hussards et les deux braves enfants[Par AudeHerbert] Pas de pareille description chez Michelet. Le rôle de ces "deux braves enfants" reste donc purement romanesque. qui les conduisaient, la terre natale s’ouvrait sous leurs pas[Par GaelleGuilissen] [La cavalerie impériale les chargeait et allait les envelopper ; [...] la terre natale s'ouvrait sous leurs pas] Les relations entre les propositions sont légèrement différentes : "La cavalerie impériale les chargea et allait les envelopper, sans les hussards et les deux braves enfants qui les conduisaient ; la terre natale s'ouvrait sous leurs pas" et se refermait sur eux.

Beurnonville et Dumouriez, leur lunette à la main, suivaient l’échauffourée.

Beurnonville voulait se replier et reformer toute cette troupe dispersée en désordre. Mais Dumouriez cria : « En avant ! » et, comme Beurnonville le regardait avec étonnement :

– Il faut, dit-il, garder à tout prix l’offensive ; le jour où, en face des impériaux, nous ferons un pas en arrière, nous serons perdus.

Les craintes de Beurnonville n’étaient pas sans raisons ; les impériaux cédaient si facilement, ils abandonnaient avec tant de courtoisie les meilleures positions, qu’il était évident qu’ils voulaient nous attirer sur un terrain connu d’eux et où ils pussent manœuvrer tout à leur aise.

– Ils veulent nous avoir à leur loisir, dit Beurnonville à Dumouriez.

– Je le sais bien, répondit celui-ci.

– Ils ont préparé leur champ de bataille, dit Beurnonville.

– Je le connais d’avance, répondit Dumouriez.

– Ils veulent une grande bataille, à votre avis ?

– Et au vôtre aussi, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien ! ils l’auront, et cette bataille s’appellera Jemmapes.

Et, en effet, les Autrichiens considéraient Jemmapes comme une position inexpugnable. C’était aussi l’avis du général Clerfayt, un des hommes les plus distingués de l’armée impériale. Beaulieu, qui se fit plus tard une si grande réputation en Italie, voulait, au contraire, prendre vingt-huit ou trente mille vieux soldats, tomber la nuit par surprise[Par GaelleGuilissen] [la nuit par surprise] "la nuit et par surprise" sur toute notre armée composée de recrues, l’écraser et la disperser. Mais de pareils coups de main n’étaient pas dans les habitudes de la vieille stratégie autrichienne : le duc de Saxe-Teschen, qui commandait l’armée en chef, préféra attendre l’armée française à Jemmapes et y combattre à l’abri de ses retranchements.

L’Europe avait les yeux sur la France ; elle voyait avec étonnement ses armées surgir du sol, non pas seulement pour défendre ses frontières menacées, mais pour envahir les frontières ennemies. On s’attendait toujours à quelque grande victoire de la part des coalisés : mais on avait entendu le canon de Valmy et l’on avait suivi les Prussiens dans leur retraite ; mais on avait vu Custine envahir le Palatinat et pousser une pointe téméraire jusqu’à Francfort-sur-le-Mein ; et voilà que l’on voyait Dumouriez pousser devant lui toute cette vieille armée impériale qui n’avait jamais eu de rivale que ces grenadiers de Frédéric, dont l’ennemi n’avait jamais vu le dos, disait Voltaire, et qui pour la première fois, dans une retraite de onze jours, nous avaient montré leurs gibernes.

Dumouriez, lui aussi, comme les Autrichiens, voulait une grande bataille. Depuis cinquante ans les Français avaient la réputation d’être les meilleurs soldats du monde, mais seulement pour un coup de main. Depuis cinquante ans, en effet, ils n’avaient pas gagné une seule grande bataille rangée. Valmy ouvrait la série nouvelle ; mais Valmy, disait-on, n’était qu’une canonnade, une bataille gagnée l’arme au bras.

Le 5 au soir, Dumouriez était à Valenciennes. Mais le 5 au soir, rien de ce qu’on lui avait promis n’était arrivé. Servan, le ministre de la Guerre, surchargé de travaux, avait succombé à la fatigue et rétablissait sa santé au camp des Pyrénées ; il avait été remplacé par Pache[Par AudeHerbert] "Il avait été remplacé par Pache" : Ce remplacement illustre la passation de pouvoir des Girondins aux Jacobins, par la nomination au ministère de la guerre de Jean-Nicolas Pache, jacobin., grand travailleur, homme éclairé, simple comme un Spartiate. Il partait de chez lui le matin, emportant un morceau de pain dans sa poche, travaillant des journées entières, et ne sortant pas même du ministère pour manger.

Le 2 novembre, Dumouriez lui avait écrit qu’il lui fallait indispensablement trente mille paires de souliers, vingt-cinq mille couvertures, des effets de campement pour quarante mille hommes, et surtout deux millions d’argent monnayé pour payer la solde des soldats dans un pays où les assignats n’étaient point connus et où chaque homme serait obligé de payer ce qu’il consommerait.[Par GaelleGuilissen] [chaque homme serait obligé de payer ce qu'il consommerait.] Fin de la partie du chapitre publiée dans Le Siècle du 13 février.

Pache donna des ordres pour que Dumouriez eût tout ce dont il avait besoin ; mais en attendant, le 5 était arrivé, on était à la veille de la bataille, et nos soldats n’avaient ni souliers, ni habillements d’hiver, ni pain, ni eau-de-vie.

Ils avaient bien envie de murmurer quelque peu lorsque, vers trois heures de l’après-midi, Dumouriez passa dans les rangs ; mais aux premiers qui grognèrent, Dumouriez porta un doigt à sa bouche et, montrant la montagne de Jemmapes où étaient campés les Autrichiens :

– Silence ! enfants ! dit-il, l’ennemi vous entendrait.

Et alors, pour les consoler, il appela les officiers à l’ordre, et leur lut la lettre du ministre de la Guerre leur annonçant qu’ils recevraient incessamment tout ce qui leur manquait.

Les soldats battirent des mains et promirent d’attendre.

Et cependant, d’où ils étaient, ils pouvaient voir dans tout son ensemble la formidable position qu’ils auraient à enlever le lendemain. Lorsque l’on arrive par la France, on voit, à partir du moulin du Boussu, cet amphithéâtre de coteaux au milieu duquel, entre Jemmapes et Cuesmes, passe la route qui conduit à Mons. Cet amphithéâtre, en effet, commence à la ville et finit au village que nous venons de nommer. Jemmapes est à gauche, Cuesmes est à droite. Jemmapes est bâti au flanc de la montagne et la couvre en partie. Cuesmes, au pied de la montagne, au lieu de défendre, était défendu ; les deux montagnes étaient hérissées de redoutes ; la route qui les coupe en deux passait à travers une forêt. Elle était palissadée, couverte d’abatis d’arbres. Derrière les derniers abatis et les dernières redoutes, outre ces redoutes et ces abatis, qu’il fallait vaincre et déloger d’abord, on trouvait toute une armée, c’est-à-dire dix-neuf mille soldats autrichiens. L’armée de Dumouriez était plus nombreuse que celle de l’ennemi ; mais peu importait, puisque l’on pouvait se déployer[Par GaelleGuilissen] [puisque l'on pouvait se déployer] "puisque l'on ne pouvait se déployer" et qu’il fallait absolument attaquer par colonnes.

Or tout dépendait de ces têtes de colonne ; enlèveraient-elles des maisons crénelées ? escaladeraient-elles des retranchements ? iraient- elles prendre des canons jusque dans leurs batteries ? sou-tiendraient-elles avec avantage, elles qui n’avaient jamais vu le feu, ce combat corps à corps où les vieilles troupes hésitent si souvent ?

Dumouriez avait porté son quartier général au petit village de Rasme. Il était défendu de front par la petite rivière qui porte ce nom ; à sa droite par un bois ; à sa gauche par les retranchements du Boussu, élevés par les Autrichiens, et qui, ainsi que nous l’avons dit, étaient tombés en notre pouvoir.

Il venait de se mettre à table et mangeait avec grand appétit une soupe aux choux que venait de lui faire son hôtesse, regardant du coin de l’œil un poulet qui tournait au bout d’une ficelle devant un grand feu, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la porte et qu’un homme entra en criant :

– Place ce soir à la table ! place demain à la bataille !

Cet homme, c’était Jacques Mérey, qui, comme il l’avait dit, rejoignait Dumouriez le 5.

Dumouriez jeta un cri de joie et lui tendit les bras.

– Ma foi ! dit-il, je n’attendais plus que vous pour être sûr de la victoire ; vous êtes mon porte- bonheur ; c’est vous qui vous chargerez pour la Convention des drapeaux de Jemmapes, comme vous vous êtes chargé de ceux de Valmy.

Jacques Mérey se mit à table ; tout l’état- major soupa avec la soupe aux choux, le poulet et du fromage, puis chacun se roula dans son manteau et attendit le point du jour.

Une heure avant le lever du soleil, Dumouriez était prêt ; car il n’ignorait pas la nuit que venaient de passer ses soldats, et il savait que, le jour venu, ils auraient besoin d’être encouragés.

L’armée française, en effet, avait passé toute la nuit, l’arme au bras, au fond d’une plaine humide où il avait été impossible aux bivacs d’allumer leur feu. Aussi, pendant cette nuit, Beaulieu pour la seconde fois avait-il proposé de tomber sur nos soldats, et, tout affaiblis et trempés qu’ils étaient, de les anéantir.

Comme la première fois, le général en chef avait refusé.

Pour les vieilles troupes[Par GaelleGuilissen] [Pour les vieilles troupes] "Pour de vieilles troupes" habituées et endurcies aux camps en plein air et aux bivacs sous la voûte du ciel, cette nuit eût déjà été une nuit terrible. Lorsque Dumouriez vit ces marécages, où le sol tremblait sous les pieds, et au milieu du brouillard s’agiter toute cette armée[Par GaelleGuilissen] [où le sol tremblait sous les pieds, et au milieu de brouillard s'agiter toute cette armée] Les propositions "où le sol tremblait sous les pieds" et "et au milieu du brouillard s'agiter toute cette armée" sont interverties dans le feuilleton., il fut effrayé lui-même de l’état d’anéantissement où il allait la trouver.

Son étonnement fut grand lorsqu’il entendit rire et chanter.

Il leva les yeux au ciel. Jacques Mérey lui posa la main sur l’épaule.

– C’est la force infinie de la conscience et du sentiment du droit, lui dit-il, qui a fait ce miracle.

Et, lorsqu’ils passèrent au milieu d’eux, ils virent que tout en chantant nos soldats grelottaient ; le froid du matin faisait claquer les dents aux plus vigoureux, et ce qui les glaçait encore plus, c’était de voir étagés sur la montagne, lorsque le jour parut, les hussards impériaux dans leurs belles pelisses, les grenadiers hongrois dans leurs fourrures et les dragons autrichiens dans leurs manteaux blancs.

– Tout cela est à vous ! dit Dumouriez ; il ne s’agit que de le prendre.

– Ah ! répondit un volontaire de Paris, ce ne serait pas difficile si on avait déjeuné.

– Bon ! dit Dumouriez ; vous déjeunerez après la bataille ; vous en aurez meilleur appétit ; en attendant, on va vous distribuer à chacun une goutte d’eau-de-vie.

– Va pour la goutte d’eau-de-vie ! répondirent les volontaires.

Ô bienheureuse époque où les armées étaient chauffées[Par GaelleGuilissen] [chauffées] "réchauffées" par leur enthousiasme, cuirassées par le fanatisme et vêtues par la foi !

L’histoire n’oubliera jamais que c’est pieds nus que nos soldats sont partis l’an Ier de la République, pour conquérir le monde.


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