XXXVIII Chez Danton[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans Le Siècle du 17 février 1870.
Le soir même de la mort du roi, deux hommes se tenaient près du lit d’une femme, sinon mourante, du moins gravement malade.
L’un était debout, pensif, lui tâtant le pouls dont il comptait les battements, et étant calme et froid[Par GaelleGuilissen] [étant calme et froid]"était calme et froid" comme la science dont il était le représentant.
L’autre, les doigts enfoncés dans les cheveux, se pressait violemment la tête de ses deux mains, tandis qu’on voyait le bas de son visage se couvrir de larmes dont la source était cachée, et que sa bouche laissait échapper un râle sourd, indice de colère plus encore que de douleur.
Ces deux hommes étaient Jacques Mérey et Georges Danton.
La mourante était madame Danton.
En rentrant chez lui, Danton avait trouvé sa femme dans un tel état de prostration qu’il avait à l’instant même envoyé chercher Jacques Mérey ; puis, en l’attendant, l’homme aux violentes étreintes avait voulu serrer la chère malade contre son cœur, et doucement elle l’avait repoussé.
C’était ce faible mouvement de la main d’une femme mourante qui avait brisé le cœur de cet homme à qui l’on croyait un cœur de bronze.
Dans ce mouvement, si faible qu’il fût, il y avait la séparation éternelle de deux âmes.
Danton, dans un moment de faiblesse, avait promis à madame Danton de ne pas voter la mort du roi.
Il l’avait non seulement votée sans sursis, sans remise, mais provoquée violemment.
À dix heures et demie du matin, le roi avait été exécuté.
En sortant de la Convention, il était rentré chez lui, avait trouvé sa femme plus mal, avait voulu l’embrasser, et avait été repoussé par elle.
Il ne cherchait plus même à lire dans les yeux du médecin la mort ou la vie.
Même avec la vie, c’était encore la mort pour lui. Cette femme, qu’il aimait avec toute la passion dont son cœur était capable, cette femme qui avait toujours partagé ses caresses quand elle ne les avait pas sollicitées, cette femme l’avait repoussé.
La mère de ses deux enfants l’avait repoussé.
Il y avait donc dans le cœur de cette femme quelque chose de mort avant la mort : c’était son amour pour lui.
– Mon ami, dit Jacques Mérey après un instant de silence, veux-tu me laisser seul un instant[Par GaelleGuilissen] [me laisser seul un instant] "me laisser un instant seul" avec ta femme ?
Danton se leva, sortit en trébuchant, entra dans la chambre voisine, referma la porte ; mais, malgré la porte refermée, on entendit le bruit d’un sanglot qui s’achevait en imprécation.
La malade resta muette, mais tressaillit.
Jacques Mérey s’assit près d’elle, gardant la main qu’il tenait entre les siennes.
Vous avez eu aujourd’hui une émotion violente ? demanda Jacques Mérey à madame Danton.
– N’est-ce point aujourd’hui, à dix heures et demie du matin, que le roi a été exécuté ? demanda-t-elle.
– Oui, madame.
– En entendant crier la mort, j’ai été prise d’un vomissement de sang.
– Est-il possible, madame, fit Jacques Mérey, qu’une chose qui vous est aussi étrangère que la mort du roi ait produit un pareil effet sur vous, la femme de Danton ?
– C’est justement parce que je suis la femme de Danton que la mort du roi ne saurait m’être étrangère. Ne suis-je pas la femme de l’homme qui a voté la mort sans sursis, sans délai, sans appel ?
– Trois cent quatre-vingt-dix[Par GaelleGuilissen] [trois cent quatre-vingt-dix] "trois cent quatre-vingt-six" (ce qui est le nombre exact). représentants l’ont votée avec lui, insista Jacques Mérey.
– Vous ne l’avez pas votée, vous ! s’écria-t- elle avec un accent profondément douloureux.
– Ce n’est point parce que le roi ne la méritait pas, madame, que je ne l’ai point votée, c’est parce que mon état de médecin et mon peu de croyance à une autre vie m’obligent de combattre la mort où je la rencontre.
Il se fit un silence d’un instant.
– Combien de temps croyez-vous que j’aie encore à vivre ? demanda tout à coup madame Danton.
Jacques tressaillit et la regarda.
– Mais, lui dit-il, la question n’en est pas encore là.
– Écoutez, dit madame Danton en lui pressant faiblement la main, j’ai reçu trois coups dont un seul suffirait à tuer une existence, et chacun est entré plus profondément : le 10 août, le 2 septembre et le 21 janvier. Quand je suis entrée dans ce sombre et froid hôtel du ministère de la Justice, il m’a semblé entrer dans mon tombeau, et je l’ai dit à Georges en souriant tristement :[Par GaelleGuilissen] [et je l'ai dit à Georges en souriant tristement :] On ne trouve pas de retour à la ligne dans le journal.
« Je n’en sortirai pas vivante.[Par GaelleGuilissen] [Je n'en sortirai pas vivante] "Je ne sortirai pas vivante." » Je me trompais de bien peu, monsieur Mérey, j’en suis sortie mourante.
– Et pourquoi cet hôtel du ministère vous faisait-il si grand-peur, madame ?
La malade haussa imperceptiblement les épaules.
– Les hommes sont faits pour les révolutions, dit-elle. Dieu, en les créant forts, leur a dit :[Par GaelleGuilissen] [Dieu, en les créant forts, leur a dit :]On ne trouve pas de retour à la ligne dans le journal.
« Luttez et combattez ! » mais les femmes sont faites pour le foyer et l’amour ; Dieu, en les créant faibles, leur a dit : « Soyez épouses, soyez mères ! » Pauvre fille d’un limonadier du coin du pont Neuf, toute mon ambition s’étendait à avoir comme mon père une petite maison à Fontenay ou à Vincennes. Je l’ai épousé pauvre et obscur ; je croyais au génie de l’avocat et non à l’orageuse fortune de l’homme politique ; le chêne a poussé trop vite et trop vigoureusement, il a tué le pauvre lierre.
La porte se rouvrit à ces mots, et, rugissant de douleur, Danton vint s’abattre à genoux devant le lit de sa femme, lui baisant les pieds.
– Non ! Criait-il, non ! tu ne mourras pas. N’est-ce pas qu’on peut la sauver ? Eh ! mon Dieu ! que deviendrais-je donc si tu mourais ? Que deviendraient nos pauvres enfants ?
– C’était au nom des pauvres enfants du Temple que je t’avais demandé de ne pas voter la mort du pauvre roi.
– Oh ! s’écria Danton, les femmes ne comprendront donc jamais rien ! Suis-je le maître de ce que je fais ? pas plus que dans une tempête le patron d’une barque n’est le maître de son bateau ; une vague me soulève, l’autre m’abîme. La femme qui m’aimerait, qui m’aimerait véritablement, ne devrait pas me juger, mais se contenter de me plaindre et de panser mes éternelles blessures. Les hommes qui, comme moi, jettent une si terrible abondance de vie en dehors, les tribuns qui nourrissent les peuples de leur parole, du souffle de leur poitrine, du sang de leur cœur, ont besoin du foyer, et, au foyer, de douces mains qui leur refassent le cœur, d’une douce haleine qui leur hématose le sang ; s’il y trouve les luttes, les querelles, les larmes, il est perdu.
» Non ! s’écria-t-il, non, tu n’as pas le droit d’être malade ! non, tu n’as pas le droit de mourir. Malade entre deux berceaux ! Mourante et voulant mourir ! voilà ce qu’il y a de plus douloureux, et, chaque fois que je rentre déchiré de plus de blessures que Régulus[Par AnneBolomier] [Régulus dans son tonneau] : Marcus Atilius Regulus est un personnage politique et militaire romain. Consul en 256 av. J.-C., pendant la première guerre punique, il est vaincu par le commandant mercenaire de l'armée carthaginoise. Envoyé à Rome par les Carthaginois pour obtenir soit la cessation des combats, soit au moins un échange de prisonniers, sous réserve de sa parole d'honneur de rentrer à Carthage si sa mission échoue, il déconseille, à la surprise générale, le choix de l'une de ces options, puis - fidèle à son serment - rentre à Carthage où il est horriblement torturé avant d'être mis à mort. Une tradition veut qu'il ait été enfermé dans un tonneau pourvu de pointes et mort des suites de ses blessures et de l'impossibilité de dormir (Remarques sur le supplice de M. Atilius Regulus. Les Etudes classiques 73 (2005), pp. 217-234) dans son tonneau, chaque fois que je laisse à la porte l’armure de l’homme politique et le masque d’acier, je trouve ici cette blessure bien autrement douloureuse, cette plaie bien autrement terrible et saignante : la certitude donnée par elle-même, par la femme que j’aime, je ne dirai pas plus que la France, puisque c’est à la France que je la sacrifie, mais plus que ma propre vie, que dans un mois, dans quinze jours, dans huit jours peut- être, je vais être déchiré de moi-même, coupé en deux, guillotiné du cœur ; dis-moi, Jacques, connais-tu un homme aussi malheureux que moi ?
Et il se redressa, levant les deux poings au ciel, menaçant et terrible comme Ajax[Par AnneBolomier] [menaçant et terrible comme Ajax] : Ajax, prince adroit et brave mais brutal et cruel, rendit de grands services aux Grecs dans la guerre de Troie (Dictionnaire de la fable de Noël)..
– Mon ami, mon Georges, dit madame Danton, tu es injuste. Je ne veux rien, moi ! Je ne puis rien, moi ! Je me sens glisser sur une pente, voilà tout, la pente de la mort. Chaque jour, je suis un peu moins une femme, un peu plus une ombre. Je fonds. Je te fuis, je t’échappe chaque fois que tes bras essaient de me serrer contre ton cœur. Oh ! mon Dieu ! moi aussi, s’écria-t-elle, je voudrais bien vivre. J’ai été si heureuse.
Puis elle ajouta tout bas :
– Autrefois !
– Le plus dur dans tout cela, vois-tu, reprit Danton, car je vois bien qu’elle dit vrai, c’est qu’il ne me sera pas même donné de la voir jusqu’au bout ; c’est que je n’aurai pas la consolation de recevoir son adieu ; c’est qu’il me faudra quitter ce lit de mort.
– Et pourquoi cela ? Pourquoi cela ? s’écria la pauvre femme, qui n’avait pas prévu cette suprême douleur et qui avait rêvé de mourir au moins dans les bras de l’homme qu’elle aimait.
– Mais, parce que ma situation contradictoire va éclater, parce qu’il va peut-être m’être impossible, le roi mort, de mettre Danton d’accord avec Danton, parce que la France, parce que le monde ont eu les yeux sur moi dans ce fatal procès. Elle m’accuse d’avoir voté la mort. Et c’est moi qui ai hasardé le seul moyen de sauver le roi ! C’est moi qui ai dit pour me rapprocher de la Gironde, qui n’a pas eu l’intelligence de me tendre la main et de nous faire, avec la Commune et les cordeliers, une majorité, c’est moi qui ai dit par deux fois : La peine, quelle qu’elle soit, doit-elle être ajournée après la guerre ? – Si la Gironde avait dit oui, la proposition passait. – C’était une planche que je posais sur l’abîme. La Gironde devait y passer la première, donner l’exemple au centre, qui l’eût suivie. La Montagne en resta muette d’étonnement. Robespierre me regarda et son œil brilla de joie. « Il se perd ! disait-il, il se perd. Il avance vers la Gironde, c’est-à-dire vers l’abîme. » Vergniaud crut à une ruse : comme si Danton se donnait la peine de ruser ! Au lieu de venir à moi, la Gironde alla à la Montagne : elle ne voulait que la mort de la royauté, et sa majorité vota la mort du roi. Du moment où la droite était divisée, elle était annulée. Il était facile de prévoir que le centre faible et flottant se porterait vers la gauche. Eh bien ! que pouvais-je faire de plus pour elle ? Le 15 décembre, jour où l’on vota sur la culpabilité, je suis resté ici, près d’elle. J’ai dit que j’étais inquiet de sa santé, et j’ai risqué ma tête. Mon acte d’accusation commencera par ces mots : « Où étais-tu le 15 ? » Quand je suis rentré, le 16, il n’y avait plus de Commune, il n’y avait plus de Gironde, il n’y avait plus que la Montagne tonnante et rugissante. Mais la Montagne n’est pas libre, c’est l’esprit jacobin, c’est la pression jacobine, c’est la police, c’est l’inquisition, c’est la tyrannie. La Révolution se faisant purement jacobine perdra ce qu’elle a de grand, de généreux, d’humanitaire. Je vis que la droite était perdue, et avec la droite la Convention. Je me vis, moi, Danton, avec ma force et mon génie, asservi à la médiocrité jacobine. J’avais ou à me créer une force nouvelle, ou à me laisser dévorer par la lourde mâchoire de Robespierre. C’est pour cela que je revins[Par GaelleGuilissen] [C'est pour cela que je revins] "C'est pour cela que je reviens" tonnant et terrible, déterminé à reprendre la tête de la Révolution. N’étais-je pas le plus fort de la Commune ? les gens de la Commune ne sont-ils pas des cordeliers trop heureux de me suivre. Il me fallait redevenir et je suis redevenu le Danton de la colère, du jugement et de la mort. Ils l’ont voulu ; j’avais été jusque-là le Danton de 92 ; à partir du 16 décembre, je suis le Danton de 93.
» Écoute ceci, ma bien-aimée femme, mon épouse chérie, dit Danton, descendant des hauteurs où il venait de s’élever. Je comprends le sacrifice, je comprends le dévouement lorsque, en se jetant dans le gouffre comme Curtius[Par AnneBolomier] [en se jetant dans le gouffre comme Curtius] : au sujet du sacrifice de Curtius, voir la note au chapitre 20., on est sûr que le gouffre se refermera sur vous et que la patrie sera sauvée. Mais aujourd’hui ce n’est pas seulement la France qu’il s’agit de sauver, c’est le monde. Périr, qu’est-ce que c’est cela périr[Par GaelleGuilissen] [qu'est-ce que c'est cela périr] "qu'est-ce que c'est que cela périr" ? Un homme qui périt, c’est une unité de moins, un zéro souvent ; mais la France ! la France c’est aujourd’hui l’apôtre, le dépositaire des droits et de la liberté du genre humain. Elle porte à travers les tempêtes l’arche sainte des lois éternelles, elle porte cette lumière si longtemps attendue, allumée par le génie après tant de siècles. On ne peut pas laisser sombrer l’arche, on ne peut pas laisser éteindre la lumière avant qu’elle ait illuminé la France, avant qu’elle ait éclairé le monde.
» Des temps mauvais viendront peut-être où elle s’affaiblira, où elle disparaîtra même comme disparaissent les volcans ; mais alors, si l’on ne sait plus où la trouver, on cherchera dans nos sépulcres. La flamme d’une torche n’en rayonne pas moins pour s’être allumée à la lampe d’une tombe !
Madame Danton poussa un soupir et tendit la main à son mari en disant :
– Tu as raison ; sois tout ce que tu voudras, mais reste Danton.