Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 2 - Chapitre 40

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XL Le Pelletier Saint-Fargeau[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans Le Siècle du 18 février 1870.

Voilà ce que Danton avait voulu éviter.

C’était cette épilepsie fanatique qui, à la vue du sang de Louis XVI, allait fonder en face de l’autel de la patrie le culte du roi martyr.

Voilà pourquoi il avait posé cette question :

« La peine, quelle qu’elle soit, sera-t-elle ajournée après la guerre ? »

S’il avait obtenu ce sursis, d’abord la guerre ne finissait que quatre ans plus tard, en 1797, à la paix de Campo Formio.

Pendant ces quatre ans, la pitié, la miséricorde, la générosité, vertus françaises, faisaient leur œuvre.

Louis XVI était jugé et condamné, ce qui était d’un grand et solennel exemple. Mais il n’était pas exécuté, ce qui était un exemple plus grand et plus solennel encore.

Fonfrède ne comprit point, il se sépara de Danton, parla au nom de la Gironde et réduisit les trois questions à cette effroyable simplicité :

Louis est-il coupable ?

Notre décision sera-t-elle ratifiée ?[Par GaelleGuilissen] [Notre décision sera-t-elle ratifiée ?] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Quelle peine ?

Elles obtinrent ces trois réponses, plus laconiques encore que les demandes :

Est-il coupable ? – OUI.

Notre décision sera-t-elle ratifiée ? – NON.[Par GaelleGuilissen] [Notre décision sera-t-elle ratifiée ? - NON.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Quelle peine ? – La MORT.

Maintenant le salut de la France était dans l’unité.

Par qui et à quelle occasion faire prêcher cette unité ?

L’occasion était trouvée : les funérailles de Le Pelletier Saint-Fargeau.

Restait à désigner l’orateur.

Il fallait pour cela un homme dans le passé duquel on ne pût pas trouver trace d’une idée contraire à l’unité.

Or, il y avait un homme qui n’était apparu que deux fois à la Chambre pour y annoncer deux victoires, et qui chaque fois avait été reçu au bruit des applaudissements.

Une troisième fois il s’était levé et était monté à la tribune pour apporter son vote, et son vote, il l’avait formulé d’une voix si ferme, que, quoique ce fût un vote de clémence, il avait été écouté sans murmures.

Il avait dit :

– Je vote pour la prison perpétuelle, parce que ma profession de médecin m’ordonne de combattre la mort, sous quelque aspect qu’elle se présente[Par GaelleGuilissen] [sous quelque aspect qu'elle se présente] "dans quelque aspect qu'elle se présente".

Quelques voix même avaient applaudi.

Cet homme s’asseyait sur les mêmes bancs que la Gironde.

On s’était demandé quel était cet homme, et l’on avait appris que c’était un médecin nommé Jacques Mérey, envoyé par la ville de Châteauroux.

À la suite de cette conversation qui eut lieu au pied du lit de madame Danton, Danton décida que l’homme qui prendrait la mort de Le Pelletier Saint-Fargeau pour prétexte de l’unité[Par GaelleGuilissen] [la mort de Le Pelletier Saint-Fargeau pour prétexte de l'unité] "la mort de Le Pelletier Saint-Fargeau pour prendre l'unité pour prétexte", serait Jacques Mérey.

Jacques Mérey accepta le rôle actif qu’il avait joué jusque-là dans la Révolution. On ne lui avait pas encore permis de développer son talent d’orateur.

L’était-il, orateur ? Il n’en savait rien lui- même : il allait s’en assurer.

L’éloge était beau à faire. Pour arriver à cette vie d’unité dont la République avait si grand besoin, il avait fait pour l’enfant un plan d’éducation et de vie commune qui suffisait à sa gloire.

Le Pelletier avait une fille : elle fut solennellement adoptée par la France et reçut le nom sacré de fille de la République ; ce fut elle qui, sous les voiles noirs et accompagnée de douze autres enfants, conduisait le deuil.

Et, en effet, c’était à des enfants de conduire le deuil de celui qui avait consacré sa vie à cette grande idée : donner une éducation sans fatigue à une enfance heureuse.

Le corps était exposé au milieu de la place Vendôme, à la place où est aujourd’hui la colonne. La poitrine du mort était nue afin que tout le monde pût voir la blessure ; l’arme qui l’avait faite, tout ensanglantée encore, était à côté.

La Convention tout entière entourait le cénotaphe ; au son d’une musique funèbre, le président souleva la tête du mort et lui mit une couronne de chêne et de fleurs.

Alors à son tour Jacques Mérey sortit des rangs, rejeta en arrière sa belle chevelure noire, monta deux marches, mit un pied sur la troisième, s’inclina devant le mort, et, d’une voix qui fut entendue de tous ceux non seulement qui remplissaient la place, mais qui occupaient les fenêtres comme les gradins d’un immense cirque, il prononça les paroles suivantes1 :

« Citoyens représentants,

» Laissez-moi d’abord vous féliciter de l’unanimité que vous avez fait éclater aux yeux du monde qui avait les yeux fixés sur vous, le lendemain de la mort de Capet. Un roi égoïste a pu dire insolemment un jour : l’État, c’est moi. La Convention, dévouée au grand principe de l’unité, a pu dire depuis huit jours : la France est en moi.

» Toutes les grandes mesures que vous avez prises ont été prises à l’unanimité.

» À l’unanimité vous avez voté, le 21 janvier, l’adresse annonçant aux départements la mort du tyran ; rédigée par la Convention, elle prend et donne à chacun de nous sa part de la mort qui a rendu la liberté à la France.

1 Ceux qui sont familiers avec ce grand livre qu’on appelle La Révolution, de Michelet, et qui devrait être la Bible politique de la jeunesse française, reconnaîtront dans ce discours la paraphrase d’un des plus beaux chapitres du grand historien[Par GaelleGuilissen] Il faudrait peut-être mettre cette note tout en bas de la page..

» Unanimité pour le vote des 900 millions d’assignats à émettre ; unanimité pour la levée de 300 000 hommes ; unanimité pour la déclaration de guerre à cette orgueilleuse Angleterre qui a osé envoyer ses passeports à notre ambassadeur.

» Maintenant la France a compris la grandeur de sa mission. Il ne lui reste pas seulement à défendre la France contre la ligue des rois, il lui reste à fonder l’unité de la patrie, l’indivisibilité de la République. Point de vie sans unité ; se diviser, c’est périr ! »

Ce que venait de dire Jacques Mérey répondait si complètement à la pensée générale, qu’il fut interrompu par d’unanimes applaudissements.

« La France a trop longtemps souffert de ses divisions sous la prétendue unité royale pour croire à l’unité d’une monarchie, et c’est pour cela qu’elle a voté l’abolition de la royauté, la fondation de la République, la mort du tyran.

» La France ne peut admettre non plus comme applicable à son gouvernement ni l’unité fédérative des États-Unis, ni l’unité fédérative de la Hollande, ni l’unité fédérative de la Suisse.

» Peut-être la chose était-elle possible avec la France divisée en provinces ; elle est devenue impossible avec la France divisée en départements.

» Royalisme et fédéralisme sont deux mots sacrilèges. Seul un meurtrier de l’humanité peut les prononcer.

» Et remarquez bien que jamais ce problème de l’unité n’a été posé devant un grand empire ; 89 n’y pensait pas ; nous y répondrons tous en 93.

» Le sphinx est là sur la place de la Révolution.

» Devine ou meurs !

» Unité, avons-nous répondu en lui jetant la tête d’un roi.

» Et cependant rien ne nous guidait que le génie de la France.

» Rousseau, lumière insuffisante ! Son Contrat social[Par CharisseBabouche] "Contrat social". Du Contrat social ou principes du droit politique de Jean-Jacques Rousseau est un livre de philosophie politique publié en 1762. Le contrat social est basé sur la souveraineté populaire qui garantit l'égalité et la liberté du peuple par le principe d'intérêt général. dit : unité pour un petit État.

» Son Gouvernement de la Pologne dit : fédéralisme pour un grand.

» Qu’était l’ancienne France ? une royauté fédérative ; et Louis XI seulement a commencé l’unité.

» Si Louis XI eût vécu de nos jours, il eût été républicain et membre de la Convention.

» Qui a proclamé le premier l’unité indivisible de la France le 9 août 91 ?

» Notre illustre collègue Rabaut-Saint-Étienne.

Inclinons-nous devant le précurseur.

» La Gironde, à qui j’ai l’honneur d’appartenir en 92, veut quitter Paris menacé par les Prussiens ; une défaillance était permise dans ces jours de deuil ; elle avait rallié l’Assemblée presque entière à son opinion. L’arche de la France, le palladium de ses libertés, allait chercher un refuge dans ces riches et fidèles provinces du centre qui avaient abrité la royauté de Charles VII contre les Anglais.

» Un homme, un seul, dit non. Il est vrai que cet homme est un géant.

» Devant le non de Danton, Paris se rassura et demeura immobile.

» Le canon de Valmy fit le reste.

» Le christianisme lui-même, qui avait de si puissants moyens d’unité, n’est arrivé qu’à fonder la dualité.

» Il a fait un peuple de rois, de princes, d’aristocrates, de riches, de privilégiés, de savants, de lettrés, de poètes, le monde de Louis XIV, de Racine, de Boileau, de Corneille, de Molière, de Voltaire, et, au-dessous de ce peuple d’en haut, le peuple d’en bas, le peuple des esclaves, des serfs, des misérables, le peuple pauvre, abandonné, sans culture, ne sachant ni lire ni écrire, n’ayant pas une langue mais des patois, et ne comprenant pas même la langue dans laquelle il demandait à Dieu son pain quotidien.

» Je sais bien qu’un voile couvre encore cette grande question de l’unité ; nous marchons vers l’idéal, mais avant d’y arriver nous avons à traverser comme tant d’autres une forêt ténébreuse défendue par tous les monstres de l’ignorance, une région inconnue que l’éducation répartie à tous pourra seule éclairer.

» Nous n’avons soulevé qu’un coin du voile, et ce que nous voyons nous montre une civilisation flottant à la surface, une lumière ne pénétrant pas jusqu’aux couches inférieures de la société. Nous avons inventé le théâtre populaire, nous avons décrété les fêtes nationales, mais celui qui est mort lâchement assassiné allait nous donner l’enseignement public, la première tentative d’éducation de la vie commune.

» Était-ce son génie, était-ce son cœur qui lui avait révélé ce grand secret de l’avenir ?

» Je n’hésiterai point à dire que c’était son cœur qui l’avait élevé au-dessus de lui-même, par la bonté d’une admirable nature ; l’assassin royaliste a deviné que ce cœur contenait la pensée la plus généreuse et la plus féconde de l’avenir. Il l’a frappé au cœur.[Par GaelleGuilissen] [Il l'a frappé au cœur.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Mais il était trop tard, le projet de Le Pelletier ne mourra pas avec lui[Par GaelleGuilissen] [le projet de Le Pelletier ne mourra pas avec lui] "le projet de Le Pelletier ne mourra point avec lui". Il nous l’a légué. Nous ferons honneur à la confiance qu’il a mise en nous.

» Et remarquez, citoyens, que le projet de Le Pelletier n’est point une théorie, c’est un projet positif applicable dès demain, dès aujourd’hui, à l’instant même.

» Il n’y aura jamais d’égalité et de fraternité réelle que là où la société aura fondé une éducation commune et nationale ; c’est l’État qui doit donner cette éducation dans la commune natale, afin que le père et la mère puissent le surveiller[Par GaelleGuilissen] [afin que le père et la mère puissent le surveiller] "afin que le père et la mère puissent la surveiller" en ne perdant pas l’enfant de vue.

» Celui qui est couché là et qui nous entend, si quelque chose de nous survit à ce qui a été nous, avait vu ce triste spectacle de l’enfant pauvre, grelottant et affamé, à qui la porte de l’école était close et à qui le pain de l’esprit était refusé parce qu’il n’avait pas de quoi payer le pain du corps.

» Plus que tous tu as besoin d’instruction, lui criait la tyrannie, puisque tu es plus pauvre que tous ; tu demandes l’éducation pour devenir honnête homme et citoyen utile ; ramasse un couteau et fais-toi bandit !

» Non, si l’enfant est pauvre, il sera nourri, habillé, instruit par l’école ; la misère ici-bas, nous le savons, c’est le partage de l’homme ; elle doit le poursuivre, elle doit l’atteindre, mais quand il sera assez fort pour lutter contre elle. La misère s’attaquant à l’enfance est une impiété. L’homme a des fautes à expier. À l’homme le malheur, mais l’enfant doit être garanti du malheur par son innocence[Par GaelleGuilissen] [garanti du malheur par son innocence] "garanti du malheur pour son innocence" !

» Les Grecs avaient deux mots pour rendre la même idée : la patrie pour les hommes, la matrie pour l’enfant.

» L’éducation au moyen âge s’appelait castoiement, c’est-à-dire châtiment. Chez nous, l’éducation s’appellera maternité.

» Bénissons l’homme honnête et bon qui a fait descendre la Révolution jusqu’aux mains des petits enfants, qui leur fait téter la justice avec le lait, qui leur assure qu’éloignés du sein maternel ils n’auront plus ni faim ni soif, et qui, en leur retirant la mère de la nature, leur donnera deux mères d’adoption, la patrie et la Providence. »

Le discours de Jacques Mérey, tout humanitaire et si peu en harmonie avec ceux qui se faisaient à cette époque, produisit un grand effet. Danton l’embrassa ; Vergniaud vint lui serrer la main ; Robespierre lui sourit.

Le convoi immense, se déroulant d’un bout à l’autre de la rue Saint-Honoré, soulevait partout un deuil réel.

Et, en effet, tous ceux de ces hommes dont l’œil pénétrait quelque peu dans l’avenir savaient bien que cette union dont Jacques Mérey avait fait l’éloge n’était qu’une union momentanée. Vergniaud avait dit : La Révolution est comme Saturne : elle dévorera tous ses enfants[Par AnneBolomier] [La Révolution est comme Saturne : elle dévorera tous ses enfants] : Saturne, fils d'Uranus et de Vesta, ou du Ciel et de la Terre, avait pour femme Rhéa, dont il eut plusieurs fils ; et sachant que l'un d'entre eux devait lui ôter l'empire, il les dévorait à mesure qu'ils venaient au monde (Dictionnaire de la fable, de Noël). . Et tous les girondins, les premiers, s’attendant à être dévorés, avaient le pressentiment de leur mort prochaine. Ce deuil, ces funérailles, c’étaient leurs funérailles, c’était leur deuil ; seulement, cette terre qu’ils arroseraient de leur sang serait- elle stérile ou féconde ?

Ils pouvaient bien se faire alors cette question avec inquiétude, puisque aujourd’hui, soixante- quinze ans après que ce sang a coulé, nous nous la faisons encore avec désespoir[Par GaelleGuilissen] [nous nous la faisons encore avec désespoir] "nous nous la faisons parfois encore avec désespoir".

Le Pelletier avait les honneurs du Panthéon. Sur les marches, le frère de Le Pelletier prononça en signe de séparation éternelle le mot :

« Adieu ! »

Et, sur le corps du martyr, sur la blessure encore ouverte, sur l’arme qui l’avait frappé, montagnards et girondins firent le serment d’oublier leur haine[Par GaelleGuilissen] [montagnards et girondins firent le serment d'oublier leur haine] "montagnards et girondins firent le serment de doubler leur haine" : il s'agit ici certainement d'une erreur, mais on peut constater qu'elle annonce la suite des événements., et se jurèrent, au nom de l’unité de la patrie, union et fraternité.


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