Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 2 - Chapitre 41

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XLI La trahison[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans Le Siècle du 19 février 1870.

Un mois s’écoula, pendant lequel les promesses faites sur le corps de Le Pelletier Saint-Fargeau[Par GaelleGuilissen] Le nom est ici écrit "Lepelletier de Saint-Fargeau" dans le journal. furent loyalement tenues de part et d’autre. La Gironde avait encore la majorité morale. Quoique Robespierre eût déjà l’influence révolutionnaire, Danton et ses cordeliers faisaient, selon qu’ils se portaient à la droite ou à la Montagne, la majorité numérique.

Mais, au milieu de ce calme douteux, on voyait tout à coup briller un éclair, ou tout à coup on entendait un roulement de tonnerre. La foudre ne tombait pas, mais on la sentait suspendue au- dessus de la France.

Cinq ou six jours après l’exécution, on apprit tout à coup que Basville, notre ambassadeur à Rome, dans une émeute que le pape n’avait rien fait pour réprimer, avait été assassiné.

Un perruquier l’avait frappé d’un coup de rasoir.

La nouvelle coïncidait avec l’arrivée à Rome de mesdames Victoire et Adélaïde, filles du roi Louis XV et tantes du roi.

Le pape Pie VI fit comme Pilate, il se lava les mains du sang de Basville, mais justice ne fut pas faite du meurtre.

Il y avait longtemps que la France avait à se plaindre de ce pontife bellâtre, qui se faisait comme les courtisanes de Rome une figure avec du blanc et du rouge, qui portait frisés à l’enfant ses cheveux autrefois blonds, devenus blancs ; qui, adorateur de sa propre beauté, laquelle n’avait pas nui à son avancement dans sa scandaleuse jeunesse, avait voulu, en montant sur le trône pontifical, prendre le nom de Formose, et qui ne s’était arrêté dans ce désir que par l’atroce réputation qu’avait laissée le premier du nom, dont Étienne VI déterra le cadavre pour lui faire son procès ; pape étrange qui, plus colérique encore que Jules II bâtonnant ses cardinaux, souffletait son tailleur parce que sa culotte faisait un pli.

Pie VI avait fortement contribué à la mort de Louis XVI, en l’encourageant dans sa résistance dont il lui faisait un devoir, et le jour où il mourut à Valence, sur cette terre française qu’il avait ensanglantée[Par GaelleGuilissen] [sur cette terre française qu'il avait ensanglantée] "sur cette terre française que sa parole avait ensanglantée", il eut à répondre du demi-million d’hommes que nous a coûté la guerre de Vendée.

Grand bruit à la Convention pour le meurtre de Basville. Kellermann, tout brillant encore des rayons de Valmy, est envoyé à l’armée d’Italie, et, en prenant congé de la Convention, dit au milieu des applaudissements :

– Je vais à Rome !

Puis, vers la fin de février, bruit dans Paris à propos de la création d’un nouveau milliard d’assignats.

Baisse des assignats, hausse des marchandises, l’ouvrier ne recevait pas plus et, au contraire, recevait moins, le boulanger et l’épicier lui demandant[Par GaelleGuilissen] [demandant] "demandaient" davantage.

Paris demande en vain le maximum, mais le 23 février Marat imprime :

« Le pillage des magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs mettrait fin à ces malversations. »

Le lendemain, on pille les magasins et, sans l’intervention des fédérés de Brest, on pendait les marchands.

Après une séance assez orageuse, la Gironde obtient que les auteurs et les instigateurs[Par GaelleGuilissen] [les auteurs et les instigateurs] "les auteurs et instigateurs" du pillage seront poursuivis par les tribunaux.

Mais le coup terrible fut en même temps l’insurrection vendéenne et la trahison de Dumouriez.

À l’est, le sabre autrichien ; à l’ouest, le poignard de la Vendée ; au nord, l’Angleterre ; au sud, l’Espagne.

En partant de Paris, Dumouriez avait dit :

– Je serai le 15 à Bruxelles, le 30 à Liège.

Il se trompait. Nous l’avons dit[Par GaelleGuilissen] [Nous l'avons dit] "Nous l'avons dit encore", et plus grand que nous l’a dit avant nous. Dumouriez se trompait : le 14 il était à Bruxelles, et le 28 à Liège.

Les instructions de Dumouriez étaient :[Par GaelleGuilissen] [Les instructions de Dumouriez étaient :] On ne trouve pas de retour à la ligne ici dans le journal.

Envahir la Belgique, la réunir à la France.

Mais ainsi la Révolution marchait trop vite et la question se trouvait par trop simplifiée.

Les Belges sentent si bien qu’ils sont dans la main de la France, et que cette main est une main amie, qu’ils offrent les clefs de Bruxelles à Dumouriez.

– Gardez-les, répondit Dumouriez[Par GaelleGuilissen] [répondit Dumouriez] "répond Dumouriez", et ne souffrez plus d’étrangers chez vous.

Paroles à double entente ; dites contre les Autrichiens, elles pouvaient, elles devaient être, elles furent interprétées contre la France.

Les Français, tout libérateurs qu’ils étaient, n’étaient-ils pas des étrangers pour les Belges ?

Là commençait la trahison de Dumouriez.

Quinze jours après, la Convention recevait une adresse couverte de trente mille signatures demandant, quoi ? LE MAINTIEN DES PRIVILÈGES. Nous avons toujours eu l’inégalité, nous la voulons toujours.

La lecture de cette pétition produisit à la Chambre la première tempête sérieuse qu’il y eût eu depuis la mort du roi.

Les girondins appuyèrent la pétition belge, et invoquèrent le respect du principe de la souveraineté des peuples !

Danton se leva, Danton fit signe qu’il voulait parler. En trois pas il fut à la tribune, puis sa tête puissante, railleuse, apparut échevelée et menaçante.

– Ô Gironde, Gironde ! dit-il, seras-tu donc toujours esclave de principes étroits et qui ne sont pas faits pour notre époque ? Ne vois-tu pas que la révolution marche à pas de géant ? que 93 a laissé loin derrière lui 92 ? que 91 est à peine visible pour nous dans les brumes du passé ? que 90 se perd dans la nuit, et que 89 est de l’antiquité ? Oublies-tu que les quatre ou cinq mille lois qui ont vu le jour dans cette période ont été faites au point de vue de la royauté constitutionnelle et non pas au point de vue républicain ? Nous sommes républicains depuis trois mois, nous sommes libres depuis six semaines, il est temps que nous entrions dans une nouvelle période et que nous soyons révolutionnaires.

» Le principe de la souveraineté des peuples, dis-tu, ô honnête, mais aveugle Gironde ! est-ce que les Belges sont un peuple ? La Belgique royaume indépendant est une invention anglaise. L’Angleterre ne veut pas l’indépendance de la Belgique, elle a peur de la France à Anvers et sur l’Escaut. Il n’y a jamais eu de Belgique, il n’y en aura jamais ; il y a eu et il y aura toujours des Pays-Bas. Le peuple belge n’est-il pas souverain, souverain indépendant et libre ? Et tu réclames pour lui la liberté, Gironde ! C’est la liberté du suicide.

» Le peuple belge ! continua Danton, mais à quoi reconnaîtrez-vous qu’il y a là un peuple ? à un confus assemblage de villes ? Mais les villes n’ont jamais pu se grouper sérieusement en province.

» Ne voyez-vous pas d’où part le coup ?

» De cet ennemi éternel que trouvera sans cesse la religion devant elle, du clergé.

» Clergé dans la Vendée, clergé en Belgique, clergé à Paris, contre-révolution partout.

» C’est le clergé des Pays-Bas, dirigé par van Cupen et Vaudernot, qui a armé le peuple contre Joseph II, qui, plus belge que les Belges, voulait les débarrasser de leurs moines.

» Que voulait Joseph II ? Ouvrir l’Escaut. L’Europe, l’Angleterre en tête, fut contre lui ; alors il tenta de faire deux grands ports d’Ostende et d’Anvers ; il avait compté sans les jalousies municipales du Brabant, de Malines, de Bruxelles[Par GaelleGuilissen] [de Malines, de Bruxelles] "de Malines et de Bruxelles". Divisés, les Belges voulurent rester divisés. Ainsi périt l’Italie, par la jalousie, la haine, la division.

» D’ailleurs, qu’est-ce que trente mille signatures pour trois millions d’hommes ? Ne reconnaissez-vous donc pas dans cette adresse le credo des jésuites ? Entendez-vous le jésuite Feller qui non seulement crie, mais qui imprime :[Par GaelleGuilissen] [Entendez-vous le jésuite Feller qui non seulement crie, mais qui imprime :] On ne trouve pas de retour à la ligne ici dans le journal.

« Mille morts plutôt que de prêter ce serment exécrable : Égalité, liberté, souveraineté du peuple !

» Égalité, réprouvée de Dieu, contraire à l’autorité légitime ;

» Liberté, c’est-à-dire licence, libertinage, monstre de désordre ;

» Souveraineté du peuple, invention séduisante du prince des ténèbres. »

» Et c’est cette même population fanatique qui, en octobre, encombrait Sainte-Gudule, montant à genoux, pour l’anéantissement de la maison d’Autriche, le chemin du Saint- Sacrement, c’est elle qui hurle aujourd’hui contre la France.

» Ô Belges ! malheur à vous, malheur à ceux qui vous trompèrent ; les cris de vos arrières- petits-enfants maudiront un jour votre mémoire.

» Eh bien ! je vous le dis, ce sont toutes ces fausses appréciations de notre droit révolutionnaire qui nous perdent. Donnons la main aux peuples qui sont las de la tyrannie, et la France est sauvée, et le monde est libre ; que vos commissaires pleins d’énergie partent cette nuit, ce soir même ; qu’ils disent à la classe opulente : “Le peuple n’a que du sang, il le prodigue ; vous, misérables, prodiguez vos richesses.” Quoi ! nous avons une nation comme la France pour levier, la raison comme point d’appui, et nous n’avons pas encore bouleversé le monde ! Je suis sans fiel, non par vertu, mais par tempérament. (Et son petit œil étincelant, déchiré par un éclair, se tourna presque malgré lui sur Robespierre.) La haine est étrangère à mon caractère ; je n’en ai pas besoin. Ma force est en dehors de la haine. Je n’ai de passion que le bien public. Je ne connais que l’ennemi, battons l’ennemi. Vous me fatiguez de vos dissensions. Je vous répudie comme traîtres. Appelez-moi buveur de sang, que m’importe ! Avant tout conquérons la liberté, mais non pour nous seuls, pour tous. Que des lois prises en dehors de l’ordre social épouvantent les rebelles. Le peuple veut des mesures terribles, soyons terribles avec intelligence pour empêcher le peuple de l’être aveuglément. Organisez séance tenante votre tribunal révolutionnaire ; que demain vos commissaires soient partis ; que la France se lève, coure aux armes ; que la Hollande soit envahie ; que la Belgique soit libre malgré elle, s’il le faut ; que le commerce de l’Angleterre soit ruiné ; que le monde soit vengé ! »

Vergniaud s’apprêtait à répondre et à discuter la question de droit. Il retomba sur son banc, écrasé par les applaudissements qui éclataient non seulement de toutes les parties de la salle, mais des tribunes.

On vit que Danton avait quelque chose à dire encore.

Et, en effet, il était resté les deux mains appuyées sur la tribune, la tête inclinée sur la poitrine, ses vastes flancs soulevés par de profonds soupirs.

Il releva la tête, l’expression de son visage avait complètement changé. Un abattement profond s’était emparé de sa personne.

Citoyens représentants, dit-il, ne vous étonnez pas de ma tristesse : ma tristesse n’est point pour la patrie ; la patrie sera sauvée, dussions-nous y périr tous. Mais, tandis que je viens vous demander la vie d’un peuple, la mort est chez moi, la mort inflexible, inexorable, qui marque du doigt sur la pendule les heures qui restent à vivre à la personne que j’ai le plus aimée au monde. À nul de vous, dans un pareil moment, je n’oserais dire : « Quitte le lit d’agonie de ta femme et va où la patrie t’appelle, avec la certitude qu’à ton retour tu ne la trouveras plus. »

Et de grosses larmes, des larmes véritables, coulèrent de ses yeux.

– Eh bien ! continua-t-il d’une voix rauque et altérée par les sanglots, envoyez-moi en Belgique, je suis prêt à partir ; car moi seul puis quelque chose sur l’homme qui nous trahit et sur le peuple que l’on trompe.

De tous côtés ces cris retentirent :

« Pars ! pars ! punis Dumouriez, sauve la Belgique ! »

Danton fit signe[Par GaelleGuilissen] [Danton fit signe] "Danton fit un signe" à Jacques Mérey et s’élança hors de la Chambre.

Jacques Mérey rencontra Danton dans le corridor. Danton l’entraîna dans le cabinet d’un des secrétaires.

Ils étaient seuls.

Danton se jeta dans les bras de son ami. En tête à tête avec lui, il n’essayait pas de lui cacher ses larmes.

– Ah ! lui dit-il, c’est toi que j’aurais dû envoyer en Belgique ; mais, égoïste que je suis, j’ai besoin de toi ici.

– Pauvre ami ! dit Mérey, lui serrant la main[Par GaelleGuilissen] [lui serrant la main] "lui serrant les mains".

– Tu as vu ma femme hier, dit Danton.

– Oui.

– Comment va-t-elle ?

Mérey fit un mouvement d’épaules.

– S’affaiblissant toujours, dit-il.

– Tu n’as aucun espoir de la sauver ? Jacques Mérey hésita.

– Parle-moi comme à un homme, lui dit Danton.

– Aucun, dit Jacques.

Danton poussa un soupir tiré du plus profond de son cœur.

– Combien de jours penses-tu qu’elle puisse vivre encore ?

– Huit jours, dix jours, douze peut-être ; mais une hémorragie peut l’emporter au moment où elle s’y attendra le moins.

– Mon ami, lui dit Danton, tu as tout entendu. Je pars ; je vais essayer de sauver la Belgique que je plains, et Dumouriez que j’aime malgré moi. Tout ce que la science a de ressources, emploie-le pour prolonger sa vie[Par GaelleGuilissen] [emploie(le pour prolonger sa vie] "emploie-les pour la sauver ; sinon pour la sauver, du moins pour prolonger sa vie". Ne m’écris pas : elle est morte ou elle va mourir ; non, rien, laisse-moi dans l’ignorance, c’est le doute ; le doute, c’est encore l’espérance.

Jacques Mérey fit signe d’obéissance[Par GaelleGuilissen] [fit signe d'obéissance] "fit un signe d'obéissance".

– Si elle meurt, continua Danton d’une voix étouffée, embaume son corps, dépose-le[Par GaelleGuilissen] [dépose-le] "puis dépose-le" dans un cercueil de chêne qui s’ouvrira avec une clef ; puis dépose le cercueil dans un caveau provisoire. À mon retour, je lui achèterai une tombe définitive ; mais, avant de la rendre pour toujours à la terre, je veux… je veux la revoir.

Jacques lui serra la main et détourna la tête ; à son tour il pleurait.

– Tu promets de faire tout ce que je demande ? demanda Danton.

– Je te le jure, dit Jacques.

– Attends encore, reprit Danton.[Par GaelleGuilissen] [Attends encore, reprit Danton.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Mérey fit signe qu’il écoutait.

– Nous sommes des hommes, nous, dit-il ; nourris du lait viril de la raison, nous avons mesuré les préjugés politiques et religieux en les combattant et nous les avons vaincus ; mais elle, c’est une femme ; elle est restée humble et croyante ; il ne faut ni la mépriser ni lui en vouloir ; c’est moi qui l’ai tuée par mes actes violents.

Danton hésita.

– Parle, lui dit Jacques.

– Elle demandera sans doute un prêtre ; si elle n’en demande point, c’est peut-être qu’elle n’osera. Offre-lui-en un de toi-même ; laisse-le lui choisir assermenté ou non. Quel qu’il soit, tu peux le protéger, protège-le. D’ailleurs, dans toutes ces pieuses commissions, elle aura sa mère qui recevra ses confidences et l’aidera. Quant aux deux enfants, ils sont trop faibles pour rien comprendre à leur malheur ; laisse-les lui jusqu’au dernier moment, si le mal n’a rien de contagieux.

– Tu seras ponctuellement obéi.

– Et je t’aurai une reconnaissance éternelle.

– Dois-je t’accompagner chez toi ?

– Non, je la quitte ; je veux la voir seul ; je veux lui dire adieu !

Puis, regardant Jacques :

– Toi aussi, lui dit-il, tu as un profond chagrin.[Par GaelleGuilissen] [tu as un profond chagrin.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Jacques sourit tristement.

– Le tien a-t-il conservé quelque espoir ?

– Bien peu, dit Jacques.

– Eh bien ! à mon retour, tu me le raconteras, et l’inconsolable tentera de te consoler[Par GaelleGuilissen] [et l'incosolable tentera de te consoler] "et l'incosolable tâchera de te consoler".

– Au revoir !… Hélas ! à elle je vais dire adieu.

Et les deux hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Puis Danton sortit avec un visage désespéré.

Jacques le regarda s’éloigner avec une profonde tristesse ; puis, lorsque la porte se fut refermée sur lui :

– Heureux les humbles de science et les pauvres d’esprit, dit-il ; ils croient à quelque chose au-delà de ce monde ; tandis que nous !…

Et il sortit avec un visage plus désespéré en regardant le ciel que Danton n’était sorti en regardant la terre.


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