Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 2 - Chapitre 42

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


XLII La communion de la terre[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 19 et du 20 février 1870.

Liège n’avait pas suivi l’exemple de Bruxelles ; elle s’était donnée de grand cœur à la Révolution. Sur cent mille votants[Par GaelleGuilissen] [cent mille votants] "10,000 votants". On trouve également le nombre de dix mille votants dans le Tome 5 de l'Histoire de la Révolution française de Michelet (p. 347), dont le chapitre III du livre X est copié parfois littéralement ici., quarante seulement avaient refusé de se donner à la France, et dans tout le pays liégeois, qui réunissait vingt mille votants, il n’y eut que quatre-vingt-douze voix contre la réunion.

Il y a trois ou quatre ans, habitant momentanément Liège, j’eus le malheur d’écrire : Liège est une petite France égarée en Belgique. Cette phrase, bien historique cependant, souleva un tonnerre de malédictions contre moi[Par CharisseBabouche] "souleva un tonnerre de malédictions contre moi". En 1851, Alexandre Dumas se voit contraint de s'installer en Belgique à cause de son endettement. À propos d'une conférence tenue à Liège, il caractérise cette ville comme "un petit coin perdu en Belgique", créant une polémique. .

Hélas ! le malheur de Liège fut d’être trop française ! Après avoir cru à la parole de la monarchie sous Louis XI, elle crut à la parole de la république sous la Convention ; deux fois elle fut perdue par sa trop grande sympathie pour nous. Les Liégeois avaient à me reprocher l’ingratitude de la France. Ils nièrent le dévouement de Liège.

Par malheur, Liège ne savait pas quel était cet homme à face double qu’on appelait Dumouriez. Elle ignorait qu’il est difficile de tenir droite et haute l’épée loyale du soldat quand on a tenu la plume ambiguë des diplomaties secrètes de Louis XV ; elle ne vit en lui que le défenseur de l’Argonne, que le vainqueur de Jemmapes, que l’homme qui avait eu besoin de se faire une position pour la vendre. Elle ne savait pas que cet homme ne pouvait s’empêcher d’écrire, de se mettre en avant, de se proposer ; qu’après Valmy, il avait écrit au roi de Prusse, après Jemmapes à Metternich [Par GaelleGuilissen] [après Jemmapes à Metternich] "qu'après Jemmapes à Metternich"; qu’avant d’entrer[Par GaelleGuilissen] [qu'avant d'entrer] "avant d'entrer" en Hollande, il écrivait à Londres à M. de Talleyrand.

Il attendait toutes ces réponses qui ne venaient pas, lorsque Danton, qu’il n’attendait point, arriva.

Il le trouva, entre Aix-la-Chapelle et Liège, derrière une petite rivière qui ne pouvait servir de défense, la Roër.

Ce dut être une curieuse entrevue que celle de ces deux hommes.

Danton – chose incontestable – avec son matérialisme en toute chose,[Par GaelleGuilissen] [- chose incontestable - avec son matérialisme en toute chose] La ponctuation diffère, ce qui change très légèrement le sens : "- chose incontestable avec son matérialisme en toute chose -". avait un immense amour de la patrie.

Dumouriez, tout aussi matérialiste[Par GaelleGuilissen] [tout aussi matérailiste] "tout aussi matérialiste que lui", mais plus hypocrite, n’avait, lui, qu’une volonté bien arrêtée de tout sacrifier, même la France, à son ambition.

Assez étonné en voyant Danton, il se remit aussitôt.

– Ah ! dit-il, c’est vous ?

– Oui, dit Danton.

– Et vous venez pour moi ?

– Oui.

– De votre part ou de celle de la Convention ?

– De toutes les deux. C’est moi qui ai proposé de vous envoyer quelqu’un, et c’est moi qui en même temps ai proposé d’y venir.

– Et que venez-vous faire ?

– Voir si vous trahissez, comme on le dit.[Par GaelleGuilissen] [Voir si vous trahissez, comme on le dit.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Dumouriez haussa les épaules :

– La Convention voit des traîtres partout.

– Elle a tort, dit Danton, il n’y a pas tant de traîtres qu’elle le croit, et puis n’est pas traître qui veut.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Que vous êtes trop cher à acheter, Dumouriez ; voilà pourquoi vous n’êtes pas encore vendu.

Danton ! dit Dumouriez en se levant.

– Ne nous fâchons pas, dit Danton, et laissez- moi, si je le puis, faire de vous l’homme que j’ai cru que vous étiez, ou l’homme que vous pouvez être.

– Avant tout, là où sera Danton, restera-t-il une place qui puisse convenir à Dumouriez ?

– Si un autre que Danton pouvait tenir la place de Danton, soyez certain que je la lui céderais bien volontiers. Mais il n’y a que moi qui, d’une main, puisse souffleter ce misérable qu’on appelle Marat, et de l’autre arracher, quand le moment sera venu, le masque de cet hypocrite qu’on appelle Robespierre. Mon avenir, c’est la lutte contre la calomnie, contre la haine, contre la défiance, contre la sottise. Comme je l’ai déjà fait plus d’une fois, et comme je viens de le faire à la dernière séance de la Convention, je serai obligé de me ranger avec des gens que je méprise ou que je hais, contre des gens que j’estime et que j’aime. Crois-tu que je n’estime pas plus Condorcet que Robespierre et que je n’aime pas mieux Vergniaud que Saint-Just ? Eh bien ! si la Gironde continue à faire fausse route, je serai forcé de briser la Gironde, et cependant la Gironde n’est ni fausse ni traître ; elle est sottement aveugle. Crois-tu que ce ne sera pas un triste jour pour moi que celui où je demanderai à la tribune la mort ou l’exil d’hommes comme Roland, Brissot, Guadet, Barbaroux, Valazé, Pétion[Par GaelleGuilissen] Le nom est écrit "Péthion". ?… Mais, que veux-tu, Dumouriez, tous ces gens-là ne sont que des républicains.

– Et que te faut-il donc ?

– Il me faut des révolutionnaires.[Par GaelleGuilissen] [Il me faut des révolutionnaires.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Dumouriez secoua la tête.

– Alors, dit Dumouriez, je ne suis pas l’homme qu’il te faut, car je ne suis ni révolutionnaire ni républicain.

Danton haussa les épaules.[Par GaelleGuilissen] [Danton haussa les épaules.] Fin de la partie du chapitre publiée dans Le Siècle du 19 février.

– Que m’importe ! dit Danton, tu es ambitieux.

– Et, à ton avis, comment suis-je ambitieux ?

– Par malheur, ce n’est ni comme Thémistocle[Par AnneBolomier] [Thémistocle] : voir les notes aux chapitres 18 et 26. ni comme Washington ; tu es ambitieux comme Monck. Belle renommée dans l’avenir que celle d’avoir remis sur le trône un Charles II !

– Les Thémistocle ne sont pas de nos jours.

– Aussi ai-je dit : ou un Washington.

– Accepterais-tu donc un Washington ?[Par GaelleGuilissen] [Accepterais-tu donc un Washington ?] Dans le journal, cette réplique et la précédente sont interchangées.

– Oui, quand la révolution du monde sera faite[Par GaelleGuilissen] [quand la révolution du monde sera faite] "quand la révolution du monde serait faite".

– Celle de la France ne te suffit pas ?

– Les véritables tempêtes ne sont pas celles qui soulèvent un coin de l’Océan ; ce sont celles qui l’agitent d’un pôle à l’autre, et voilà où tu as manqué à ta mission, Dumouriez. Au lieu de faire la tempête en Belgique, et le vent de nos grandes journées ne demandait pas mieux que de souffler de l’Atlantique à la mer du Nord, tu y as fait le calme ; au lieu de réunir la Belgique à la France, tu l’as laissée maîtresse d’elle-même.

– Et que devais-je donc faire ?

– Tu devais mettre une main forte sur la Belgique et t’en servir pour délivrer l’Allemagne ; la Belgique devait être pour toi un instrument de guerre et pas autre chose. Tu devais pousser en avant la vaillante population du pays wallon, qui ne demandait pas mieux, et en faire l’épée de la France contre l’Autriche. Toi, pendant ce temps, tu aurais organisé le Brabant et les Flandres ; tu aurais décrété la révolution partout ; tu aurais saisi les biens des prêtres, des émigrés, des créatures de l’Autriche ; tu en aurais fait l’hypothèque et la garantie du million d’assignats que nous venons d’émettre. Tu devais enfin ne plus rien demander à la France, ni pain, ni solde, ni vêtements, ni fourrage. La Belgique devait fournir tout cela.

– Et de quel droit aurais-je disposé du bien des Belges ?

– Est-ce sérieusement que tu demandes cela ? Du droit du sang que l’on venait de verser pour eux à Jemmapes ; du droit de l’Escaut qui va nous coûter une guerre acharnée[Par GaelleGuilissen] [du droit de l'Escaut qui va nous coûter une guerre acharnée] "du droit de l’Escaut rouvert et rendu à la navigation ; l’Escaut qui va nous coûter une guerre acharnée ", interminable, ruineuse contre l’Angleterre. Quand nous entreprenons pour la Belgique et pour le monde une lutte qui dévorera peut-être un million de Français ; quand la France répandra du sang à faire déborder le Rhin et la Meuse, la Belgique hésiterait à donner en échange dix, vingt, trente, quarante millions ! Impossible ! Quand la France s’est levée, en 89, elle a dit : Tout privilège du petit nombre est usurpation. J’annule et casse par un acte de ma volonté tout ce qui fut fait sous le despotisme. Eh bien ! du moment où la France a mis ce principe en avant, elle ne doit pas s’en départir. Partout où elle entre, elle doit se déclarer franchement pouvoir révolutionnaire, se déclarer franchement, sonner le tocsin. Si elle ne le fait pas, si elle donne des mots et pas d’actes, les peuples, laissés à eux-mêmes, n’auront pas la force de briser leurs fers.

» Nos généraux doivent donner sûreté aux personnes, aux propriétés, mais celles de l’État, celles des princes, celles de leurs fauteurs, de leurs satellites, celles des communautés laïques et ecclésiastiques, c’est le gage des frais de la guerre.

» Rassurez les peuples envahis, donnez-leur une déclaration solennelle que jamais vous ne traiterez avec leurs tyrans. S’il s’en trouvait d’assez lâches pour traiter eux-mêmes avec la tyrannie, la France leur dira : Dès lors, vous êtes mes ennemis, et elle les traitera comme tels. Oh ! quand on creuse, en fait de révolution, il faut creuser profond, sans quoi l’on creuse sa propre fosse.

– Mais alors, dit Dumouriez, qui avait écouté avec la plus profonde attention, vous voulez donc qu’ils deviennent comme nous misérables et pauvres ?

– Précisément, dit Danton ; il faut qu’ils deviennent pauvres comme nous, misérables comme nous ; ils accourront à nous, nous les recevrons.

– Et après ?

– Nous en ferons autant en Hollande.

– Et après ?

– Non, non, plus loin, toujours plus loin, jusqu’à ce que nous ayons fait la terre à notre image.

Dumouriez se leva.

– Vous êtes fou, dit-il, et il alla s’appuyer le front à une vitre ; la tête lui flambait.

– C’est vous qui êtes fou, dit tranquillement Danton, puisque c’est vous qui êtes forcé de rafraîchir votre tête.

Puis, après un instant de silence :

– Vous avez donc oublié ce que vous avez dit à Cambon, quand nous vous avons fait nommer général de l’armée que nous envoyions en Belgique, reprit Danton.

– J’ai dit bien des choses, répliqua Dumouriez du ton d’un homme qui ne se croit pas obligé de se souvenir de tout ce qu’il a dit.

– Vous avez dit : « Envoyez-moi là-bas et je me charge de faire passer vos assignats. »

– Faites qu’ils ne perdent pas, et alors je les ferai passer, dit Dumouriez.

– Le beau mérite, fit Danton ; mais c’est à vous autres généraux de la Révolution de nous conquérir assez de terre pour que nos assignats ne perdent pas ; la Révolution française n’est pas seulement une révolution d’idées, c’est une révolution d’intérêts, c’est l’émiettement de la propriété dont l’assignat est le signe. Vous n’avez qu’un assignat de vingt francs, mon brave homme, soit, nous vous donnerons pour vingt francs de terre ; quand vous aurez pour vingt francs de terre vous en voudrez quarante[Par GaelleGuilissen] [vous en voudrez quarante] "vous en voudrez pour quarante", rien n’altère comme la propriété. Il y a chez nos paysans et même chez ceux de la Vendée, il y a chez les paysans belges, il y a chez les paysans du monde entier, qui ont été pauvres, qui ont connu la glèbe, la corvée, le servage, qui ont fécondé enfin la terre pour d’autres, il y a une religion bien autrement enracinée que la religion catholique, apostolique et romaine, il y a la religion naturelle, celle de la terre ; appelez tous les indigènes à cette communion, et que l’assignat en soit l’hostie ! Et alors vous pourrez dire à tous les rois du monde : « Oh ! rois du monde, nous sommes plus riches que vous tous. »

– Et c’est alors, dit en riant Dumouriez, que vous me permettrez d’être Washington.

– Alors soyez ce que vous voudrez, car la France sera assez forte pour ne plus craindre même César.

– Mais jusque-là…

– Jusque-là, si vous songez à trahir, à nous donner un roi ou à vous faire dictateur, guerre à mort !

– Oh ! quant à moi, fit Dumouriez, ma tête tient bien sur mes épaules ; elle y est soutenue par vingt-cinq mille soldats.

– Et la mienne, dit Danton, par vingt-cinq millions de Français.

Et les deux hommes se quittèrent sur ces paroles, envisageant déjà chacun de son côté le moment où l’on en viendrait aux mains.


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte