Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 2 - Chapitre 43

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XLIII Liège[Par GaelleGuilissen] Le chapitre a été publié dans Le Siècle du 20 février 1870. Le titre est illisible sur l'exemplaire dont nous disposons.

Deux heures après, Danton était à Liège, examinant par lui-même l’état des esprits.

L’annonce de l’arrivée du célèbre tribun fut reçue diversement par les Liégeois, mais cependant il est juste de dire que le sentiment le plus général fut celui de la crainte.

Depuis que Danton, voyant Marat, Robespierre et Panis assez lâches pour renier le 2 septembre, qui était leur œuvre, avait pris la responsabilité de ces terribles journées, il apparaissait aux populations ignorantes de son dévouement comme le fantôme de la terreur. En voyant ce visage labouré par la petite vérole, bouleversé par les passions, en écoutant cette voix tonnante qui avait quelque chose du rauquement du lion, le premier sentiment qu’on éprouvait était l’effroi. Ceux-là seuls qui avaient vu ce visage terrible s’adoucir devant la douleur, cet œil orageux se mouiller des larmes de la pitié, qui avaient senti pénétrer jusqu’à leur cœur cette voix dont les cordes douces étaient accompagnées d’un tendre frémissement, savaient tout ce qu’il y avait dans cette âme d’amour pour la France et de fraternité pour le genre humain.

À peine arrivé, Danton se rendit à la commune, où il convoqua au son de la cloche, comme au jour des grandes assemblées nationales, les notables et le peuple.

Là il monta à la tribune, là il exposa le plan de la France ; il mit son cœur à nu, le montra plein de l’amour des peuples opprimés. Il raconta Valmy, il raconta Jemmapes, il expliqua la nécessité de la mort du roi. Il déplora que la France eût fait le procès d’un seul individu et non pas celui de la race tout entière. Il les montra assignés tour à tour à la barre de la Convention, faisant défaut, mais accusés, mais jugés tour à tour, Frédéric-Guillaume avec ses maîtresses, Gustave de Suède avec ses mignons, Catherine de Russie avec ses amants ; Léopold, épuisé à quarante ans, et composant lui-même les aphrodisiaques à l’aide desquels il essaie de redevenir homme ; Ferdinand, nouveau Claude aux mains d’une autre Messaline ; enfin Charles IV d’Espagne pansant ses chevaux, tandis que son favori Manuel Godoy et sa femme Marie-Louise conduisaient son royaume à la guerre civile et à la famine. Le procès, non pas du roi, mais de la royauté, fait alors, la révolution commençait la conquête du monde.

Puis, tout en exaltant le dévouement de Liège, tout en montrant ce qu’elle venait de mettre au jour de courage et de patriotisme, il sépara la Belgique en vrais Belges et en faux Belges.

Il montra que les vrais Belges étaient ceux-là qui voulaient la vie de la Belgique, c’est-à-dire qu’elle respirât par l’Escaut et par Ostende cet air vivace de la mer que l’on appelle le commerce.

Il montra que les vrais Belges étaient ceux-là qui voulaient la tirer des mains improductives et égoïstes des moines pour la remettre aux mains de ses grands artistes, les Rubens, les van Dyck, les Paul Potter, les Ruysdaël et les Hobbema[Par CharisseBabouche] "les Rubens, les Van Dyck, les Paul Potter, les Ruysdaël et les Hobbema". Danton tente de susciter le sentiment patriotique du peuple belge afin de les amener à la Révolution en citant de grands peintres belges du XVIIème siècle qui font la grandeur culturelle du pays. .

Il montra enfin que les vrais Belges étaient ceux qui reniaient la vieille tyrannie des Pays- Bas, la suprématie des villes sur les campagnes, qui voulaient la liberté et l’égalité pour les paysans comme pour les notables et qui luttaient franchement contre les faux Belges, qui mettaient la patrie dans les confréries et les corporations et qui voulaient maintenir le pays étouffé et captif.

Tout cela, c’est ce que les Liégeois avaient pensé tous, mais ce que personne ne leur avait formulé encore ; puis on sait combien dans ses moments de grandeur Danton se transfigurait. Homme étrange qui avait l’enthousiasme et qui n’avait pas la foi !

Tout à coup une vague inquiétude se répand dans l’auditoire ; quelques personnes entrent et ressortent effarées, et trois ou quatre voix font entendre ces paroles terribles :

– Les Français sont en retraite sur Liège !…[Par GaelleGuilissen] [Les Français sont en retraite sur Liège !...] Il n'y a pas de retour à la ligne entre ces deux phrases dans le journal.

Dans une heure, les Autrichiens seront ici !…

– Un cheval et vingt-cinq hommes de bonne volonté pour faire une reconnaissance ! s’écria Danton.

Les vingt-cinq hommes se présentèrent ; dans dix minutes ils seront à cheval à la porte de l’hôtel de ville.

Au bout de cinq minutes, on amenait à Danton un cheval tout caparaçonné.

Il saute dessus en excellent cavalier qu’il était, court à la boutique d’un armurier, achète une paire de pistolets, les charge, les met dans ses fontes, se fait donner un sabre dont la poignée aille à sa puissante main, paie en or, met son chapeau à plumes au bout de son sabre, crie : « À moi les volontaires ! » les réunit et s’élance sur la route de Maestricht.

Quinze jours auparavant, Miranda, qui l’a attaquée parce que, sur la parole de Dumouriez, à la première bombe, elle devait se rendre, a jeté sur Maestricht cinq mille bombes, et cela inutilement.

Avant d’arriver aux portes de Liège, Danton a déjà rencontré des fugitifs. Ils appartiennent au corps d’armée de Miaczinsky qui, après un combat meurtrier contre les Autrichiens commandés par le prince de Cobourg, combat dans lequel il a défendu une à une les maisons d’Aix-la-Chapelle, est obligé de faire retraite sur Liège.

Alors Danton change de route, et, au lieu de s’avancer vers Maestricht, il pousse sa reconnaissance du côté d’Aix-la-Chapelle.

Il interroge alors les fugitifs et apprend que, outre le prince de Cobourg et les Autrichiens qu’il a devant lui, le prince Charles pousse hardiment les impériaux au-delà de la Meuse et est à Tongres. Mais cela ne lui suffit pas, il veut voir de ses yeux ; il s’avance jusqu’à Soumagne, et voit de là les têtes de colonnes autrichiennes qui débouchent d’Henry-Chapelle.

Il n’y a rien à faire qu’à protéger dans sa retraite cette noble population de Liège. Il rentre dans la ville. Il espérait y trouver Miranda, dont on lui avait fort vanté le calme et le courage ; il n’y trouve que Valence, Dampierre et Miaczinsky, qui, se jugeant trop faibles pour risquer une bataille, veulent se retirer immédiatement sur Saint-Trond, où ils feront leur jonction avec Miranda et où ils attendront Dumouriez. Dès lors, il n’y a pas un instant à perdre. Au son des cloches, Danton rassemble de nouveau les Liégeois au palais communal. Là, il expose la situation à cette malheureuse population sans lui rien cacher, lui offre l’hospitalité au nom de la France ; il ne l’abandonnera pas qu’elle ne soit hors de danger, mais il lui avoue qu’il y va de la mort pour elle à ne pas s’exiler.

Il était cinq heures de l’après-midi ; la neige tombait à ce point que les Autrichiens ne crurent pas devoir se risquer dans les trois lieues qui leur restaient à faire pour atteindre Liège. Heureux répit donné à la ville. S’ils eussent continué leur marche, ils surprenaient les Liégeois avant qu’ils eussent eu le temps d’évacuer la ville.

C’est là que Danton déploie cette merveilleuse activité dont la nature l’a doué pour les situations extrêmes. Il va chez les riches, quête de l’argent pour les pauvres, met en réquisition tous les chevaux, toutes les voitures, toutes les charrettes, envoie commander du pain à Landen et à Louvain, fait prévenir Bruxelles de l’émigration, garnit les charrettes de paille et de foin et y entasse les femmes et les enfants, fait placer les malades dans les voitures les plus douces[Par GaelleGuilissen] [les voitures les plus douces] "les voitures plus douces", forme un corps de cavalerie avec les quatre cents chevaux qu’il trouve dans la ville, un corps d’infanterie avec tout ce qu’il y a d’hommes valides, donne son cheval au bourgmestre, et se met à l’arrière-garde, à pied, le fusil sur l’épaule.

Dans la nuit du 4 mars, par un temps épouvantable plus froid qu’en hiver, par une grêle effroyable qui lui coupe le visage, la lugubre procession se met en chemin, comme ces anciennes populations chassées par les barbares et qui, sans savoir où elles s’arrêtaient[Par GaelleGuilissen] [sans savoir où elles s'arrêtaient] "sans savoir où elles s'arrêteraient", allaient en quête d’une nouvelle patrie.

Il y avait huit lieues de Liège à Landen.

Les pleurs des enfants, les gémissements des femmes, les plaintes des malades et des blessés, mêlés à la population fugitive, faisaient de cette retraite quelque chose qui brisait le cœur et surtout le cœur de Danton, si pitoyable aux Liégeois.

Puis joignez à cette douleur profonde la séparation de Paris, cet arrachement du cœur ; sa femme adorée mourante dans sa triste maison du passage du Commerce[Par GaelleGuilissen] [sa femme adorée mourant dans sa triste maison du passage du Commerce] "sa femme adorée mourant dans sa triste maison de la rue du Commerce", qu’il trouverait vide en rentrant.

Et cependant il n’eut pas l’idée d’abandonner un instant, mauvais pasteur, le troupeau douloureux qu’il conduisait. Son devoir était là qui le rivait à la triste émigration bien plus sûrement qu’une chaîne.

Vers huit heures, les premières voitures atteignirent Landen. Alors Danton passa de l’arrière-garde à la tête de la colonne ; il fit ouvrir toutes les portes, faire du feu devant toutes les maisons et barricader avec les voitures vides la rue de Maestricht.

Des sentinelles à cheval furent placées sur la grand-route. Si l’on avait à craindre une attaque de l’ennemi, c’était du côté de Saint-Trond, que nos troupes avaient abandonné pendant la nuit.

Vers midi, les sentinelles se retirèrent ; on entendait les pas d’une troupe de chevaux.

Danton plaça dans les deux premières maisons une vingtaine de chevaliers de l’arquebuse et une soixantaine d’autres derrière les charrettes ; il recommanda à chacun de viser les hommes et d’épargner les chevaux dont on avait besoin pour les malades et les nouvelles charrettes que l’on pourrait se procurer à Landen.

Ces cavaliers dont on avait entendu le bruit, c’était un escadron de uhlans[Par GaelleGuilissen] [uhlans] Le mot est désormais toujours écrit "hulan" dans le journal, bien que l'orthographe la plus répandue soit "uhlan". Il s'agit d'un "cavalier armé de lance, dans l'armée autrichienne", selon le dictionnaire Littré. qui allaient à la découverte.

La neige tombait épaisse, on ne voyait pas à cinquante pas devant soi ; les cavaliers autrichiens approchèrent sans défiance jusqu’à trente pas de la barricade. Tout à coup une fusillade terrible éclata, et une soixantaine d’hommes tombèrent de leurs chevaux qui, tout effarés, s’élancèrent dans toutes les directions.

Les uhlans en désordre se retirèrent pour aller se reformer à un quart de lieue, puis ils revinrent au grand galop sur la barricade ; mais, en arrivant à la ligne de morts qu’ils avaient laissée, ils essuyèrent une seconde grêle de balles qui leur faucha encore une trentaine d’hommes.

Cette fois ils tournèrent bride, mais pour ne plus reparaître.

Chacun se mit alors à courir après les chevaux sans maître, tandis que de nouveaux volontaires accourus au bruit commencèrent à dépouiller les uhlans de leurs pelisses et de leurs colbacks, destinés à faire des fourrures pour les femmes et pour les enfants.

Toutes les maisons de la rue de Saint-Trond furent ouvertes pour recevoir les Liégeois fugitifs, et de grands feux furent faits dans les cheminées. Là, on eut du pain et de la bière en abondance. Danton paya en bons sur le trésorier général.

À deux heures, on put se remettre en route. Il n’y avait que six lieues de Landen à Louvain. Les chevaux, les pelisses et les colbacks des uhlans avaient apporté de grands soulagements dans la retraite.

Ils avaient été d’autant mieux reçus que nous n’avions eu ni tués ni blessés.

On arriva à Louvain vers neuf heures du soir. Toute la ville était illuminée pour faciliter les bivouacs[Par GaelleGuilissen] [bivouacs] "bivacs" dans la rue ; les femmes et les enfants furent reçus dans les maisons, les hommes restèrent dehors.

Danton refusa les logements et les lits qu’on lui offrait, il se jeta sur une botte de paille et dormit.

Il se réveilla sombre et frissonnant entre minuit et une heure. Il avait vu sa femme en rêve. Il était convaincu qu’elle était morte à cette heure et était venue lui dire adieu.

C’était dans la nuit du 6 au 7 mars.

Le lendemain, il voulait prendre congé des pauvres fugitifs ; ils n’avaient plus rien à craindre de l’ennemi. Les lignes françaises s’étaient reformées derrière Saint-Trond. Le corps d’armée de Miranda tout entier bivaquait entre Landen et Louvain.

Mais il semblait à ces pauvres gens que Danton, ce tribun si redouté, cet homme de sang, était leur palladium. Les femmes se mirent à genoux sur son chemin ; elles firent joindre les mains aux petits enfants.

Il pensa à ses petits enfants et à sa femme, poussa un soupir…, mais il resta.


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