Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 2 - Chapitre 47

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XLVII Le tribunal révolutionnaire[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 24, 25 et 26 février 1870.

Danton était bien instruit. Pendant qu’il dévoilait le complot à son ami Jacques Mérey, ce complot s’accomplissait.

Ces hommes dont la mission était d’être à la tête de toutes les actions sanglantes, ce flot révolutionnaire dont la nature était de déborder sans cesse, à qui tout ce qui tendait à fixer la Révolution était insupportable, tous ces hommes, las du nom d’assassins que Vergniaud et ses amis leur lançaient sans cesse du haut de la tribune, s’étaient mis en mouvement ; ils avaient couru à la section des Gravilliers. Elle était peu nombreuse ; ceux qui étaient présents, brisés de fatigue, dormaient.

– Nous venons, dirent les conspirateurs, au nom des jacobins ; les jacobins veulent une insurrection, et que la Commune saisisse la souveraineté, qu’elle épure la Convention.

Mais la sectonsection des Gravilliers était dans la main du prêtre assermenté Jacques Roux, celui qu’on avait présenté à Louis XVI pour l’accompagner à l’échafaud et qu’il avait refusé.

Il flaira un crime sous cette proposition ; il répondit que le peuple était assemblé dans un repas civique et que c’était au peuple qu’il fallait s’adresser.

Éconduits, ils s’éloignèrent.

Puis ils s’adressèrent à la section des Quatre-Nations[Par ClaireCheymol] Section révolutionnaire parisienne qui occupe l’actuelle place Saint-Germain des Prés. Les sections sont une subdivision de la ville de Paris, en cours de 1790 à 1795., réunie à l’Abbaye, firent le même mensonge, obtinrent l’adhésion de quelques membres, qui se joignirent à eux.

Armés de cette adhésion, ils se rendirent au repas civique qui s’étendait de l’hôtel de ville jusqu’aux halles.

On proposa à tous les convives, déjà un peu échauffés par le vin, d’aller fraterniser avec les jacobins.

La proposition fut acceptée.

Pendant qu’ils se mettaient en marche, Jacques Mérey rentrait dans la salle, laissant à Danton resté derrière lui le temps de se calmer. Assis à gauche de Vergniaud [Par GaelleGuilissen] [Assis à gauche de Vergniaud] "Assis à la gauche de Vergniaud", il lui communiqua l’avis de Danton tendant à leur faire quitter la salle.

Vergniaud le communiqua aux autres girondins. Pas un ne bougea.

Danton rentra à son tour. Cette figure bouleversée était mobile comme l’ouragan. Chacun interpréta à sa guise la décomposition de ses traits, sa pâleur mortelle, ses soupirs profonds, qui semblaient prêts à faire éclater sa poitrine.

On venait de lire la lettre de Dumouriez ; Robespierre était à la tribune, et, contre toute attente, il disait :

– Je ne réponds pas de lui, mais j’ai encore confiance en lui.

Puis, comme il ne pouvait monter à la tribune sans accuser, il ajouta que le moment demandait un pouvoir unique, secret, rapide, une vigoureuse action gouvernementale. Puis il accusa la Gironde, comme toujours, revenant à son éternel refrain, disant que depuis trois mois Dumouriez demandait à envahir la Hollande, et que depuis trois mois les girondins l’en empêchaient.

Danton était resté debout près de la porte, l’œil fixé sur les girondins, qui, impassibles sur leurs bancs, malgré l’avis donné, étaient restés pour faire face à la mort.[Par GaelleGuilissen] [pour faire face à la mort.] Fin de la partie du chapitre parue dans le Siècle du 24 février.

À cette nouvelle accusation de Robespierre, Danton tressaillit.

– La parole après toi ! cria-t-il à Robespierre.

– Tout de suite, répondit celui-ci, j’ai fini.

Et, tandis qu’il descendait les marches de la tribune d’un côté, Danton les montait de l’autre.

Il suivit des yeux Robespierre jusqu’à ce que celui-ci eût regagné sa place entre Cambon et Saint-Just.

– Tout ce que tu viens de dire est vrai, fit-il ; mais il ne s’agit point ici d’examiner les causes de nos désastres, il s’agit d’y porter remède. Quand l’édifice est en feu, je ne m’occupe pas des fripons qui enlèvent les meubles, j’éteins l’incendie. Nous n’avons pas un moment à perdre pour sauver la République. Voulons-nous être libres ? Agissons. Si nous ne le voulons plus, périssons ! car nous l’avons tous juré. Mais non, vous achèverez ce que nous avons commencé. Marchons ! Prenons la Hollande, et Carthage est détruite. L’Angleterre ne vivra que pour la liberté ! Le parti de la liberté n’est pas mort en Angleterre. Tendez la main à tous ceux qui appellent la délivrance : la patrie est sauvée, et le monde est libre. Faites partir vos commissaires ; qu’ils partent ce soir, qu’ils partent cette nuit ; qu’ils disent à la classe opulente :

« Il faut que l’aristocratie de l’Europe succombe sous nos efforts, paie notre dette ou que vous la payiez ; le peuple n’a que du sang et le prodigue ; allons, misérables riches, dégorgez vos richesses ! »

Des applaudissements auxquels se mêlèrent malgré eux ceux des girondins lui coupèrent la parole.

Danton interrompit d’un geste impatient les applaudissements qui l’empêchaient de continuer, et, comme si l’avenir lui apparaissait, il continua avec un visage rayonnant :

– Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent ! Quoi, quand vous avez une nation entière pour levier, l’horizon pour point d’appui, vous n’avez pas encore bouleversé le monde ?

Les applaudissements l’interrompirent de nouveau.

Mais lui, toujours impatient d’être enrayé dans sa route, sans leur donner le temps de s’éteindre, continua :

– Je sais bien qu’il faut pour cela du caractère, et vous en avez manqué tous ; je mets de côté toutes les passions, elles me sont toutes parfaitement étrangères, excepté celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l’ennemi était aux portes de Paris, j’ai dit à ceux qui gouvernaient alors :

« Vos discussions sont misérables ; je ne connais que l’ennemi, battons l’ennemi. Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut public, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie : Je vous mets tous sur la même ligne. Attaquez-moi à votre tour, calomniez-moi à votre tour ; que m’importe ma réputation ! que la France soit libre, et que mon nom soit flétri ! »

À ce cri de Danton, qui révélait toute sa pensée, qui expliquait Septembre et le fardeau sanglant dont il s’était chargé, il n’y eut qu’un cri d’admiration dans toute la salle.

C’était le propre de cet homme d’exciter tous les sentiments extrêmes : haine, terreur, enthousiasme.

Et cependant la Convention hésitait encore. Mais un légiste estimé, député de Montpellier, qui fut plus tard rapporteur du Code civil, plus tard second consul, plus tard enfin archichancelier de l’empire, le doux et calme Cambacérès, se leva, et, de sa place, dit sans emportement :

– Il faut, séance tenante, décréter l’organisation d’un tribunal révolutionnaire ; il faut que tous les pouvoirs vous soient confiés, citoyens représentants, car vous devez les exercer tous ; plus de séparation entre le corps délibérant et le corps qui exécute.

En ce moment, un homme vint dire quelques mots tout bas à l’oreille de Danton ; et comme il voyait que beaucoup de membres, trouvant la séance suffisamment longue, se levaient et voulaient remettre à la nuit le vote et l’organisation du tribunal, de la tribune qu’il avait gardée :

– Je somme, dit-il d’une voix tonnante, tous les bons citoyens de ne pas quitter leur poste !

Chacun s’arrêta à ce commandement : ceux qui avaient fait déjà quelques pas revinrent à leurs bancs, ceux qui n’avaient fait que se lever se rassirent.

Danton étendit un long regard sur l’Assemblée pour s’assurer que chacun était à son poste.

– Eh quoi ! citoyens, dit-il, vous alliez encore vous séparer sans prendre les grandes mesures qu’exige le salut de la République ! Vous ne savez donc pas combien il est important de prendre des décisions judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires. C’est pour eux que le tribunal que nous réclamons est nécessaire, car ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance, aveugle parfois[Par GaelleGuilissen] [ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance, aveugle parfois] "ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance du peuple ; arrachez-les vous-mêmes à cette vengeance, aveugle parfois", qui peut frapper l’innocent pour le coupable, le bon pour le mauvais ; l’humanité vous ordonne d’être terribles pour dispenser le peuple d’être cruel. Organisons-le donc aujourd’hui, sans retard, à l’instant même, non pas bon, cela est impossible, mais le moins mauvais qu’il se pourra, afin que le glaive de la loi pèse sur la tête de ses ennemis au lieu du poignard des assassins ; et, cette grande œuvre terminée, je vous rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, aux ministères[Par GaelleGuilissen] [aux ministères] "au ministère" que vous devez organiser. Le moment est venu, soyons prodigues d’hommes et d’argent. Prenez-y garde, citoyens, vous répondez au peuple de nos armées, de son sang, de sa fortune.

» Je demande donc que le tribunal soit organisé séance tenante ; je demande que la Convention juge mes raisons et méprise les qualifications injurieuses qu’on ose me donner ; pas de retard : ce soir, organisation du tribunal révolutionnaire, organisation du pouvoir exécutif ; ce soir, départ de vos commissaires. Que la France entière se lève, que vos armées marchent à l’ennemi ; que la Hollande soit envahie, que la Belgique soit libre ; que le commerce anglais soit ruiné ; que nos armes partout victorieuses portent aux peuples la délivrance et le bonheur qu’ils attendent vainement depuis trois mille ans, et que le monde soit vengé !

C’était à cette heure le cœur de la France lui- même qui battait dans la poitrine de Danton. Ses paroles retentissaient pressées comme les battements du tambour ; c’était le pas de charge de la liberté s’élançant à la conquête du monde.

Il descendit de la tribune soulevé dans les bras de ses amis ; puis il chargea Cambacérès, auquel il parlait pour la première fois, mais qui était venu lui porter un si utile concours, de veiller sur l’exécution des mesures qui venaient d’être votées d’enthousiasme.

Puis il s’élança hors de la Convention ; le devoir qu’il s’était imposé dans cette journée terrible l’appelait ailleurs.

Cet homme qui était venu lui parler tout bas était venu lui dire :

– On propose en ce moment aux jacobins l’égorgement de la Gironde.

Voilà ce qui se passait :

Nous avons laissé les conspirateurs de l’Évêché, après avoir entraîné à leur suite quelques membres de la section des Quatre- Nations, proposant aux convives du repas civique d’aller fraterniser avec les jacobins.

La proposition acceptée, on suivit la rue Saint- Honoré avec des chants patriotiques et les cris de : « Vaincre ou mourir ! »

Ce fut ainsi qu’ils entrèrent aux Jacobins, beaucoup à moitié ivres, quelques-uns le sabre à la main.

Un volontaire du Midi s’avança alors au milieu de la salle, et, dans un patois à peine intelligible :

– Citoyens, dit-il, je demande à faire une motion. La patrie ne peut être sauvée que par l’égorgement des traîtres. Cette fois il faut faire maison nette : tuer les ministres perfides, les représentants infidèles.

À ces mots, une femme qui écoutait des tribunes descendit rapidement l’escalier qui conduisait à la porte du club, et allant sur les premières marches[Par GaelleGuilissen] [sur les premières marches] "sur la première marche" de celui qui remontait à la rue, elle heurta un homme qui se précipitait dans le club.

Deux noms s’échangèrent :

Danton ! s’écria cette femme.

Lodoïska ! murmura Danton.

Mais il ne s’arrêta point, il ne lui adressa point la parole. Elle, de son côté, s’enfuit comme plus épouvantée qu’auparavant.

Danton comprit pourquoi cette femme fuyait.

C’était la maîtresse de Louvet, c’était celle dont il avait mis le nom et tracé le portrait dans son roman de Faublas, c’était celle enfin qui, compagne de sa fuite et de son exil, devait, essayant de le suivre jusque dans la tombe, boire à l’heure de sa mort les six potions d’opium que le malade devait boire en six nuits[Par ClaireCheymol] Marguerite Denuelle ou Mme Chollet (1760-1827) de son premier mariage, dite « Lodoïska », est la maîtresse puis l’épouse du conventionnel Louvet de Couvray. Lodoïska est le nom de l’héroïne de l’épisode polonais dans Les Amours du chevalier de Faublas de Louvet de Couvray. Comme celle-ci, la maîtresse de Louvet est l’exemple de la vertu et de la fidélité conjugale. Elle divorce en 1792 et épouse son amant, qui est alors député proscrit et réfugié à Caen. Après avoir caché son mari dans un Paris en pleine Terreur, elle le rejoint en exil sur le territoire suisse. Si sa présence au club des jacobins n’est pas avérée, les détails héroïques et tragiques de son comportement recueillis par Dumas sont exacts. [Par CharisseBabouche] "devait boire en six nuits". Marguerite Denuelle, devenue Madame Cholet après un mariage forcé est l'amante de Louvet. Son nom (Lodoïska) est celui d'une des héroïnes du roman de Louvet : Les Amours du chevalier. Elle incarne une héroïne romantique par l'analogie avec le personnage romanesque de Louvet, sa tentative de sauver son amant girondin et sa tentative de suicide à l'opium après la mort de celui-ci en 1797.

La dose était trop forte, l’estomac de la femme dévouée ne put la supporter ; elle la rejeta et fut sauvée malgré elle.

Danton avait compris[Par GaelleGuilissen] [Danton avait compris] "Danton avait tout compris". On décrétait la mort des girondins ; Lodoïska, présente, se sauvait pour annoncer à son amant et à ses amis le complot qui s’organisait contre eux et que lui-même avait découvert à Jacques.

En le voyant, la terreur de la pauvre femme s’était augmentée ; elle croyait Danton l’ennemi de la Gironde.

Danton, au contraire, qui faisait en ce moment tout ce qu’il pouvait pour se rapprocher d’elle, venait pour sauver les girondins.

Il se précipita dans la salle. Un cri d’étonnement sortit de toutes les bouches. Le cordelier Danton chez le jacobin Robespierre ! le chasseur entrait dans l’antre du tigre.

Mais lui, l’athlète au bras puissant et à la voix tonnante, eut[Par GaelleGuilissen] [eut] "il eut" bientôt écarté ceux qui s’opposaient à son entrée et fait taire ceux qui ne voulaient point qu’il parlât.

Une fois à la tribune, il était maître de l’assemblée.

Alors il expliqua à tous ces hommes qu’en voulant sauver la patrie ils allaient la perdre ; que ce n’était pas par des assassinats et des égorgements qu’on rétablissait la tranquillité et la confiance publiques ; que ce n’était point des martyrs qu’il fallait faire, mais des coupables qu’il fallait frapper ; il leur annonça qu’un tribunal révolutionnaire venait d’être voté ; qu’à ce tribunal seul désormais appartiendrait la connaissance des délits politiques. Puis l’habile orateur, après quelques louanges à leur patriotisme, après une excitation de rejoindre promptement l’armée, après le serment fait par lui, Danton, eux partis, de veiller sur la République, il les convia à aller fraterniser aux cordeliers, où Camille Desmoulins, prévenu, les attendait.

Et eux, changés tout à coup :

– Il a raison, dirent-ils. Vive la Nation !

Et ils s’éloignèrent pour aller fraterniser avec les cordeliers[Par GaelleGuilissen] [Et ils s'éloignèrent pour aller fraterniser avec les cordeliers.] Fin de la partie du chapitre parue dans le Siècle du 25 février..

En un seul bond, Danton fut des jacobins à la Convention, de la rue Saint-Honoré aux Tuileries.

Personne ne s’était aperçu de son absence. Pas un girondin ne s’était levé de son banc.

On votait l’organisation du tribunal révolutionnaire.

Voici ce qu’on décrétait, ce que décrétaient les girondins eux-mêmes, forgeant la hache qui devait abattre leurs têtes :

« Neuf juges nommés par la Convention jugeront ceux qui lui seront envoyés par décret de la Convention : nulle forme d’instruction ; point de jurés ; tous les moyens admis pour former la conviction.

» On poursuivra non seulement ceux qui prévariquent dans leurs fonctions, mais ceux qui les désertent ou les négligent ; ceux qui, par leur conduite, leurs paroles ou leurs écrits, pourraient égarer le peuple ; ceux qui, par leurs anciennes places, rappellent les prérogatives usurpées par les despotes.

» Il y aura toujours, dans la salle du tribunal, un membre pour recevoir les dénonciations. »

Les girondins avaient voté pour le tribunal révolutionnaire, mais non point pour une semblable rédaction, à laquelle se fût certes opposé Danton s’il se fût trouvé là, puisque Danton, comme eux, devait être condamné par ce tribunal.

Ils votèrent contre la rédaction. La majorité l’emporta.

– C’est l’inquisition ! s’écria Vergniaud, et pire[Par GaelleGuilissen] [pire] "pis" que celle de Venise !

Et il s’élança hors de la Convention, suivi de tous ses amis, qui, pour la première fois, commençaient à entrevoir[Par GaelleGuilissen] [commençaient à entrevoir] "commençaient d'entrevoir" la profondeur du gouffre où on les poussait.


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